Finisterra, XXXIII, 65, 1998, pp. 31-38 L’EXPLORATION SCIENTIFIQUE DE L’AFRIQUE AU XIXe SIÈCLE EST-ELLE UNE ENTREPRISE GEOGRAPHIQUE? ISABELLE SURUNI Résumé: En étudiant la relation scientifique qui se noue entre géographes de cabinet et explorateurs de l’Afrique occidentale au XIXe siècle, cette contribution montre que les explorateurs, dépassant les visées des géographes qui s’en Swape nextp g tiennent à une géogr localisation et de l’inv 5 véritable géographie l’Afrique. Mots-clés: Explorateu l’ouest, géographie humaine, Société de Géographie de Paris. tiateurs d’une cle), Afrique de Abstract: WAS 1 CENTURY SCIENTIFIC EXPLORATION OF WEST AFRICA A GEOGRAPHICAL ENTREPRISE? – In the nineteenth century, explorers of West Africa and geographers became involved in crossed scientific relationship. This paper emphasizes the upcoming gap between the scientific aims that geographers and explorers assumed. Geographers focused their investigations on location matters in order to map out traveler’s routes through unknown countries, and thus give geographical images of the inner parts of Africa. n the meantime, explorers appeared to be the initiators of an actual human OCIDENTAL NO SECULO XIX FOI UM EM DIMENTO GEOGRAFICO? Estudam-se as relaçôes que no século XIX se estabeleceram entre geôgrafos de gabinete e exploradores da Africa Ocidental. Insiste-se, neste artigo, no desfazamento entre objectivos cientificos de uns e de outros. Os geégrafos 17 rue Affre, 75018 PARIS. ERGO (Paris – CNRS). 9 rue Malher 75181 paris cedex 04. Tel. 33 44783380; Fax: 33 44783389. edicaram-se a questôes de localizaçïo para traçar mapas itinerârios e rotas de viagens em terras desconhecidas, facultando deste modo imagens do interior de Africa. pelo contrério, os exploradores aparecem como os verdadeiros inovadores de uma Geografia moderna de Africa. O seu trabalho contribuiu mais do que o dos geôgrafos para introduzir novas paradigmas na Geografia. Palavras-chave: Exploradores geégrafos (século XIX), Africa Ocidental, Geografia humana, Sociedade de Geografia de Paris.
Cette contribution trouve son origine dans un ensemble de questions posées par l’interface explorateurs / géographes dans le cadre de l’exploration de l’Afrique Noire (en particulier l’Afrique occidentale) au XIXe siècle. En effet, contrairement à d’autres régions du monde pour l’exploration desquelles de grandes expéditions scientifiques nt été constituées, réuni rrain des savants de IS explorateurs qui ne se disaient pas géographes. Il ne s’agit donc pas ? première vue d’une exploration dite « scientifique ».
La distribution des tâches semble donc avoir été claire entre ceux qui exploraient, ceux qui avalent un contact direct avec le terrain, d’une part, et ceux qui analysaient l’information que leur faisaient parvenir les premiers pour élaborer une synthèse, la connaissance géographique de l’Afrique, d’autre part, cette configuration particulière impliquant sinon une collaboration, du moins une circulation d’informations entre explorateurs et éographes (l. SURIJN, 1996).
Cependant, un examen un peu approfondi des productions des uns et des autres nous amène rapidement à reconsidérer cette opposition schématique entre des explorateurs, simples techniciens de la recherche, envoyés sur le terrain pour en rapporter des éléments de réponse à des questions formulées par les géographes, d’une part, et, d’autre part, des géographes seuls habilités à travailler cette matière première et détenant ainsi une sorte de monopole du discours géographique.
Pour évaluer la géographicité des productions des uns et des autres et leur degré ‘insertion dans le mouvement de la pensée géographique de l’époque, je me suis appuyée sur les conclusions d’un article publié en 1989 par Anne Godlewska (GODI_EWSKA, 1989), dans lequel elle analyse successivement les travaux de d’Anville sur l’Egypte (vers 1780), ce res de l’expédition scientifique de l’Algérie (1 840), montrant l’émergence vers 1840 d’une géographie qui abandonne progressivement la question de la localisation pour prendre en compte l’homme conçu comme intégré à un environnement, et aborder de nouveaux thèmes tels que les mouvements de population, une description géopolitique du monde, la question e la territorialité, ou encore la géographie commerciale.
On peut rencontrer dans certaines déclarations de principe des géographes de la Société de Géographie de paris, dès sa fondation, une sensibilité assez nette à ces nouvelles tendances de la géographie définies par Anne Godlewska, comme en témoignent ces quelques extraits d’un discours prononcé devant les membres de cette société savante en 18222: « Ne voir dans la terre que nous habitons qu’une sphère dont on chercherait ? déterminer les sections différentes, les dépressions, les aspérités, ce serait la changer en désert. « Je vois, autour du géomètre qui la mesure, les plantes dont elle est couverte, les animaux qu’elle nourrit, les nations qui la fécondent ou la ravagent. Le point d’appui de vos observations est dans le ciel; mais le but auquel vous les rapportez est sur la terre. Ainsi, la terre qui se présente comme objet au géographe n’est plus seulement une terre dont on se propose de « connaître ses climats, ses degrés, son partage avec la mer 4 OF spécifiquement consacrée à l’Afrique, les tendances de cette nouvelle géographie? On essaiera de répondre à cette question en s’appuyant sur les ravaux que consacrent à l’Afrique les géographes de la Société de Géographie de paris, et, du côté des explorateurs, sur les relations de voyages de Park (premier voyage, 1798; deuxième voyage, 1805), Clapperton (premier voyage, 1822), Caillié (1827-1828), Barth (18491855) et Binger (1887-1889), qui correspondent à de grands moments de l’histoire de l’exploration de FAfrique occidentale (bassins du Niger et du Lac Tchad, espaces situés entre la zone sahélienne et la côte du Golfe de Guinée).
L’analyse de ce corpus se proposera de mettre successivement en évidence ce que les géographes ttendent des explorateurs et la manière dont les explorateurs répondent à cette attente. Qu’attendent les géographes des explorateurs en vue de faire progresser les connaissances géographiques sur l’Afrique? Ils espèrent avant tout que des Européens s’y rendent, et ne se privent pas de les y inciter, par des propositions de prix, des instructions aux voyageurs. Entre 1826 et 1830, la Société de Géographie publie cinq propositions de prix pour des travaux géographiques sur l’Afrique (« Voyage dans la Cyrénaïque », 1826; « Voyage à Tombouctou », 1826; « Voyage ? l’ouest du Darfour », 830; « Voyage au Lac Tchad », 1830; « ‘Voyage au Lac Marawi », 1830).
Mais, tandis que pour d’autres régions du monde qui suscitent cependant un moindre intérêt chez propositions de prix sont formulées de manière a donner une orientation thématique aux recherches géographiques ? entreprendre (par exemple « Orographie de l’Europe », 1 826; « Itinéraire statistique et commercial de paris au Havre », 1823; « Antiquités du Guatémala et du Mexique » ; « Origine des peuples d’Océanie », 1824)3, dans le cas de l’Afrique, on ne rencontre que 2 3 Rapport fait à la Commission Centrale de la Société de Géographie de paris, par M. Roux, le 1er février 1822. Publié dans le Bulletin de la Société de géographie, 1re série, I, 1823, pp. 4042. Voir Flerro, Alfred: La Société de Géographie, 1821-1946, pp. 247-248: Annexe 3, « Prix et des formulations a minima, comme s’il suffisait d’être allé ? l’endroit demandé et de pouvoir le prouver pour faire Èuvre de géographe en Afrique, ou en tous cas pour mériter les lauriers décernés par les géographes de la Société de Géographie.
L’Afrique, qui est le continent le plus « demandé » par les géographes de la Société de Géographie (elle sera constamment majoritaire, pendant tout le iècle, à la fois dans les médailles d’or décernées par la Société de géographie et dans la part que lui consacre le Bulletin de la Société de Géographie), est aussi celui à propos duquel les exigences des géographes semblent être les moins importantes. On retrouve ce faible niveau d’exi ence dans les instructions que publie la 6 OF 1844, Jomard se contente presque d’étudier – de manière très pointue – les différents itinéraires qui s’offrent au voyageur pour se rendre du bassin du Sénégal à celui du Niger, puis ? celui du Lac Tchad, et enfin au Nil Blanc, en les évaluant à la fois du point de vue de eur plus ou moins grande facilité d’accès pour le voyageur et de leur plus ou moins grand intérêt scientifique, l’intérêt le plus grand étant évidement accordé à l’itinéraire vierge de tout passage européen, celui qui traverse une tache blanche de la carte4. our le géographe, c’est bien l’itinéraire qui importe, un itinéraire que Jomard recommande de recueillir le plus soigneusement possible, en notant les toponymes très précisement, à la fois en arabe et en transcription française, car l’itinéraire, qui décline un chapelet de fleuves ou de rivières traversés, de villes, de villages, de routes arcourues, (ou pour reprendre les expressions de Jomard, d’ « eaux courantes et stagnantes », de « lieux habités », de « routes parcourues par les natifs ») comme autant de points de repères dans un espace inconnu, est ce qui permettra au géographe de construire la carte et de localiser. En effet, ce que retient le géographe de la moisson de renseignements rapportés par l’explorateur, c’est cet ensemble de points reliés entre eux par le fil de Vitinéraire avec lequel il va pouvoir coudre la carte. D’ailleurs, l’essentiel des travaux publiés usque dans les années 1840 et 1850 ar ces géographes spécialistes de l’Afrique qu llustrent cette démarche de cartographie critique qui consiste à recouper très soigneusement les itinéraires des explorateurs pour les déployer sur le papier: la carte n’est pas autre chose que cette toile d’araignée d’itinéraires sur fond blanc.
Lorsque le géographe propose au voyageur d’autres objets d’étude que Fitinéraire lui-même, comme le fait Jomard dans les Instructions à Raffenel ou dans les conseils pour un voyage à Tombouctou5, c’est, semble-t-il, à titre simplement documentaire: il s’agit d’établir un relevé des plantes, animaux, races humaines, mœurs, costumes, habitats, objets de commerce, etc. sans quitter la logique de l’inventaire, sans jamais proposer d’établir un lien entre les hommes rencontrés en chemin, leurs activités et la 4 5 récompenses proposés par la Société de Géographie entre 1822 et 1834″. Bulletin de la Société de Géographie, 3ème série, XI, 1849, pp. 76-98. Bulletin de la Société de Géographie, 1re série, V, 1826, pp. 590-591. terre qu’ils habitent. Il semble bien que l’on soit encore ici dans une géographie de la localisation et de l’inventaire, assez proche de celle qui se pratiquait au XVIIIe siècle et que l’on pourrait appeler le degré zéro de la éo ra hie.
Dans cette Géographie de l’Afrique proposée lieux s’inscrivent dans l’espace du terrain et des hommes qui l’habitent. Quelle est, maintenant, l’attitude des explorateurs eux-mêmes vis-à-vis de cet exercice imposé qu’est la géographie de localisation, la « géographie positive », comme on l’appelait alors? Ils sont, dans leur majorité, conscients de la mission que leur assignent les géographes mais sont souvent mal équipés pour effectuer les relevés de positions astronomiques que l’on attend d’eux, soit qu’ils ne disposent pas des instruments necessaires, soit qu’ils ne maîtrisent pas l’usage des instruments es plus sophistiqués, soit qu’ils se trouvent par la force des choses dans l’incapacité d’en faire usage.
Ainsi, René Caillié, qui voyageait dans la clandestinité, sans Instruments, se faisant passer pour un musulman, explique-t-il qu’il était obligé de consigner ses notes dans un carnet, la nuit, pour ne pas éveiller les soupçons de ses compagnons de voyage devant lesquels il eût été extrêmement imprudent d’effectuer des repérages plus approfondis. L’Allemand Heinrich Barth, lui, tient à s’excuser de l’imprécision de ses relevés d’itinéraires pourtant remarquables, tous effectués à l’aide d’une simple oussole et d’un chronomètre, seules techniques qu’il maîtrisât. Quant à l’obligation de réussite concernant le but du voyage, le point à atteindre, l’itinéraire à parcourir, beaucoup de voyageurs sont amenés par les circonstances ? s’en dégager assez rapidement.
Ainsi l’Anglais Clapperton encourt- il les foudres de la avoir décidé de rebrousser chemin après avoir atteint la ville de Sokoto, capitale de l’Empire du même nom, au lieu de pousser un peu plus avant pour atteindre le Niger dont le cours était une énigme qui intéressait les géographes bien davantage que la description de [‘Empire de Sokoto. Quant ? Raffenel, pour qui Jomard avait rédigé un programme de découvertes aussi grandiose qu’irréaliste, puisqu’il ne s’agissait pas moins que d’une traversée du continent, du Sénégal au Nil, il fut finalement retenu prisonnier huit mois par les Bambara et n’atteignit pas le Niger. Dans sa relation de voyage, il ne s’étend guère sur les circonstances qui l’ont poussé à décevoir l’attente suscitée par son voyage, mais propose une étude très élaborée de la société bambara, étude dont l’intérêt nous semble aujourd’hui incontestable.
Ces deux exemples révèlent une attitude commune à deux oyageurs qui renoncent à apporter leur pierre à une énigme géographique définie par des géographes de cabinet, et renoncent par là-même à s’illustrer comme découvreurs émérites aux yeux de la communauté scientifique, mais préfèrent fonder leur contribution sur l’étude d’une société africaine qui leur a semblé digne d’intérêt. En somme, la découverte géographique ne se trouvait peut-être pas là où les géographes envoyaient les explorateurs la chercher. Partis pour arpenter la terre avec les outils du géomètre, beaucoup de voyageurs se sont retrouvés confron é humaine qui, par son 0 OF