Le Pain nu de Mohamed Choukri

Mohamed Choukri Le pain nu Traduit de l’arabe par Tahar ben Jelloun Créateurs de livrels indépendants v. 5. 0 Préface Le texte nu Mohamed Choukri occupe une place à part dans la littérature arabe, ? cause d’abord de son ensuite de son écritu Jusqu’à l’âge de vingt écrire. Il était encombré par pas le 70 Svip next page istoire de sa vie – et ne savait ni lire ni de la survie. Donc temps et le suprême privilège d’avoir une enfance.

L’époque celle qui a vu la famine s’abattre sur le nord du Maroc pendant la Seconde Guerre mondiale – lui a confisqué l’innocence et la tendresse de ‘enfance, comme elle l’a privé d’école. Chose courante durant la période coloniale, surtout pour les habitants des campagnes qui fuyaient la misère en s’exilant dans les villes. Né sur une terre fêlée, sèche et désolée, Mohamed Choukri a tôt connu la violence du besoin, l’exigence de la haine et le visage de la mort.

En vingt ans, cet homme fera l’apprentissage de la brisure entre un pere qui fait des enfants pour les hair (il lui arrive même de leur tordre captifs quelques oiseaux et des étoiles éteintes. Il sera seul « dans le miroir de son âme » et, comme il dit aussi, « la violence dont j’étais victime erturbait ma perception Cet enfant, témoin et victime, dira plus tard : « Je considérais le vol comme avec l’innocence d’un Genet légitime dans la tribu des salauds. ? Si ce gamin faisait l’apprentissage de la vie et se familiarisait avec lois de la mort, s’il sillonnait les rues sombres et dangereuses tard dans la nuit à la recherche d’un coin pour dormir, à la recherche d’un peu de pain – il aura très tôt un verre de mauvais vin et une pipe de kif -r s’acharnait à lutter avec son petit corps pour survivre, on pourrait dire qu’il poursuivait une ombre à abattre, un destin à démasquer, un iel ? déchirer, une fatalité à déchiffrer, une autorité quasi divine ? annuler : rarement la haine du père aura été aussi forte.

Un père assassin, lâche, haineux. Un tremblement de terre dans la vie du petit Mohamed fera de la mort de cet homme une raison de survie : « S’il y avait quelqu’un dont je souhaitais la mort, c’était bien mon père. » Pousser la haine jusqu’à l’amnésie du nom : « je connaissais [le nom] de mon pere, mais je l’ai oublié Mohamed imaginera la tombe de ce père qui battait la mère et les enfants réunis une tombe qui « ne pourra 2 OF ifférence que dans le cas de Choukri à aucun moment ne s’instaure un quelconque rapport pédagogique entre le père et le fils.

Seule la haine obsédante répond à la brutalité diabolique de ce père indigne, qui est avant tout un homme indigne, complètement ravagé, brûlé, brisé et avalé par la fatalité de la très grande misère matérielle. Il faut dire que Mohamed ne cherche jamais ? comprendre cet homme. Cela ne Pintéresse pas. Il l’oubliera, du moins apparemment. Vingt ans plus tard, débarrassé de cette haine active, Mohamed Choukri apprendra par hasard – et trois mois après – la ort de son père. Cela ne le bouleversa point : ce père était mort depuis longtemps pour lui.

Très tôt aussi, Mohamed découvrit la sexualité. Une peur le hantait, celle d’être violé. Pour cela, il préférait dormir dans les cimetières, là où les vivants ont peur des morts et où les morts ne se lèveront pas pour menacer « le beau gosse au joli petit cul Mohamed Choukri parle avec simplicité de ses premières expériences sexuelles, de sa découverte du sexe de la femme « plein de dents, de salive et d’écume Longtemps, il l’appellera le « truc », la « plaie », la « blessure Il sera eureux quand il se rendra compte que le sexe de la femme « ne mord pas » !

Il apprendra beaucoup de choses dans l’univers des putains, dans les bordels, les cafés ec des voleurs, des 3 Telle est cette vie sans pain, sans tendresse. un texte nu. Dans la vérité du vécu, dans la simplicité des premières émotions. Ce n’est pas hasard si le manuscrit de ce récit a été refusé par les maisons d’édition dans le monde arabe. Il faut dire que ce que raconte Choukri fait partie de ce genre de choses qui ne se disent pas, qu’on tait, ou du moins qui ne s’écrivent pas dans les livres et encore moins dans la ittérature arabe actuelle.

La prostitution existe. Tout le monde le reconnaît. Mais en parler, la dire, reste Intolérable. II est donc plus grave d’écrire sur la misère que de la vivre ! L’édition dans le monde arabe est avant tout conformiste et commerciale. En tout cas, il ne s’est pas trouvé un seul éditeur qui ait le courage et Paudace de publier ce livre où la vérité d’un vécu est subversive et révolutionnaire. La censure est déj? installée dans les mentalités 1. Mohamed Choukri n’est pas de ces intellectuels petit-bourgeois. a marginalité, sa vérité et sa vie, le fait de ne pas se contenter de ivre la pauvreté mais aussi de la dire et de la dénoncer dérangent le confort et les certitudes de beaucoup. Tahar BEN JELLOUN Paris, octobre 1979 4 70 ne pleurais que lorsqu’on me frappait ou quand je perdais quelque chose. J’avais déjà vu des gens pleurer. C’était le temps de la famine dans le Rif. La sécheresse et la guerre. Un soir J’eus tellement faim que je ne savais plus comment arrêter mes larmes. Je suçais mes doigts. Je vomissais de la salive. Ma mère me disait, un peu pour me calmer • — Tais-toi.

Nous émigrerons à Tanger. Là-bas le pain est en abondance. Tu verras, tu ne pleureras plus pour avoir du pain. À Tanger les gens mangent à leur faim. Regarde ton frère Abdelkader, lui, il ne pleure pas. Les yeux d’Abdelkader : profonds et hagards. À le regarder dans cette absence, je m’arrêtais de pleurer. Sa sérénité me procurait de la patience mais pas pour longtemps. Mon père, furieux, me donne des coups de pied en hurlant : Arrête, fils de pute, tu mangeras, tu mangeras avant même ta mère. Il me prit par le bras et me jeta par terre. Il me roua ensuite de coups avec rage.

Ma culotte était mouillée. Nous avons pris le chemin de l’exil, à pied. Sur le bord de la route, il y avait des charognes, des oiseaux noirs et des chiens. Ventres ouverts, déchirés. La pourriture. La nuit, nous plantions notre tente n’importe où, là où la fatigue devenait insupportable. On entendait le hurlement des renards, et on apercevait des gens qui enterraient vite les victimes de la faim l? S voyage. Dis, mère, est-ce que mon frère va mourir lui aussi ? — Non, il ne mourra pas. Il est juste malade. — Mais mon oncle est mort. — Non, ton frère ne mourra pas. ? Tanger, je ne vis pas les montagnes de pain qu’on m’avait promises. Certes, dans ce paradis on avait faim mais on n’en mourait pas comme dans le Rif. Quand la faim me prenait aux tripes, je sortais dans les rues de notre quartier qui s’appelait joliment « la source du petit chat » (Ain Qettiouett). Je fouillais dans les poubelles. J’avalais ce qui était encore mangeable. Là j’ai rencontré un gamin, nu-pieds, à peine vêtu. Tu sais les poubelles de la ville nouvelle sont plus intéressantes celles de notre quartier. Les détritus des chrétiens sont plus riches que ceux des musulmans 1. Je partais ainsi loin de ma rue.

Seul ou avec les autres gamins. Nous ?tions les enfants des poubelles. Un jour j’ai trouvé dans un coin de rue une poule morte. Je l’ai ramassée et l’ai cachée sous ma chemise. serrais contre ma poitrine. J’avais peur de la perdre. Mes parents n’étaient pas à la maison. Seul mon frère était étendu. Ses grands yeux éteints surveillaient l’entrée. Quand il vit la poule, une lueur traversa son regard. Il eut un sourire. Une lueur de vie traversa son visage amaigri. Il haletait tout en toussant. e ris un couteau et me mis S OF me souviens avoir vu dans le Rif des VOISIns égorger un agneau.

Ils avaient mis un seau sous sa tête pour recueillir le ang. Ma mère qui était malade a dû boire ce sang. Elle était sur son lit et balbutiait des mots incompréhensibles. Pourquoi la poule n’avait pas donné de sang ? Je me mis à la plumer quand j’entendis la voix de mere : Mais que fais-tu ? Où as-tu volé cette poule ? — Je l’ai trouvée. Elle était un peu fatiguée, alors je l’ai égorgée avant qu’elle ne rende l’âme. Si tu ne me crois pas, demande à mon frère. — Tu es fou ! L’homme ne mange pas de la charogne. Nous échangeâmes, mon frère et moi, un regard bien triste.

Il ferma les yeux, attendant un peu de nourriture. Nous habitions une seule pièce. Mon père, quand il rentrait le soir, était toujours de mauvaise humeur. Mon père, c’était un monstre. pas geste, pas une parole. Tout à son ordre et à son image, un pe Dieu, ou du moins c’est ce que j’entendais… Mon père, un monstre. Il battait ma mère sans aucune raison. Plusieurs fois, je rai entendu la menacer — Je vais t’abandonner, fille de pute ! Je vais te laisser seule et tu n’auras qu’à te débrouiller avec ces deux chiots. I prisait du tabac, parlait tout seul et crachait sur des passants invisibles.

Il nous insultait et disait à ma mère : ?? Tu es une putain et un 3 170 Abdelkader pleure de douleur et de faim. Je pleure avec lui. Je vois le monstre s’approcher de lui, les yeux pleins de fureur, les bras lourds de haine. Je m’accroche à mon ombre et je crie au secours : « Un monstre nous menace, un fou furieux est lâché, arrêtez-le ! » Il se précipite sur mon frère et lui tord le cou comme on essore un linge. Du sang sort de la bouche. Effrayé, je sors de la pièce pendant qu’il essaie de faire taire ma mère en la battant et en l’étouffant. Je me suis caché. Seul.

Les VOIX de cette nuit me sont proches et lointaines. Je regarde le ciel. Les étoiles viennent d’être témoins d’un crime. un profond sommeil règne sur la ville. Je vois la silhouette de ma mère. Sa voix très basse. Elle me cherche dans les ténèbres. Pourquoi n’est-elle pas assez robuste et plus forte que le monstre ? Les hommes battent les femmes. Les femmes pleurent et crient. Mohamed, mon Mohamed ! Viens ! N’aie pas peur ! J’ai pris plaisir à la voir sans qu’elle me voie. — Je suis là, mère. — Viens ! Non ! Il va me tuer comme il vient de tuer mon frère. — N’aie pas peur !

Viens avec moi ! Il ne te tuera pas. Tais-toi. Il ne faut as que les voisins nous entendent. Je Hai trouvé accablé, il sanglotait tout en prisant son tabac. Étrange ! Il tue son fils et ensuite il le 8 corps de mon frère était enveloppé dans une natte et porté par un vieux cheikh. Mon père suivait. Moi, pieds nus, je suivais en boitant. Ils l’ont mis dans une fosse mouillée. Je tremblais et pleurais. Une tache de sang coagulé s’était accrochée à la lèvre inférieure. Le vieil homme remarqua que mes orteils étaient blessés. D’où vient ce sang sur tes pieds ? J’ai marché sur du verre.

Mon père ajouta : — C’est un imbécile ce gosse. Il ne sait même pas marcher. Le vieil homme me demanda : — Tu aimais bien ton frère ? — Oui, beaucoup. Ma mère l’aimait beaucoup. Elle l’adorait. Bien sûr ! Qui n’aime pas ses enfants ? Je me rappelai le geste monstrueux de mon père en train de tordre le coup à Abdelkader. J’ai failli dire : Mon père n’aimait pas mon frère. D’ailleurs, c’est lui qui l’a tué. oui, je dis bien tué. Assassiné. Je l’ai vu. J’ai assisté au meurtre. C’est lui l’a tué. Je l’ai vu. II lui a tordu le cou. Le sang a giclé de sa bouche. Je l’ai vu de mes propres yeux.

C’est mon père son assassin. Pour atténuer la haine que je portais à mon père, je me suis mis ? pleurer. J’avais peur. Après tout il pouvait me tuer mol aussi. Il se baissa sur moi et me dit à voix basse : — Ça suffit. Arrête de pleurer. — C’est vrai, dit le vieil homme, arrête de pleurer. Ton frère est reparti chez Dieu. À présent il est avec les anges. Je hais aussi cet homme qui avait enterré mon frère. 9 OF achetait un sac de pain et du tabac bon marché et partait très loin de Tanger retrouver des soldats espagnols avec qui il devait faire menu trafic.

Le soir il revenait avec le même sac plein d’habits militaires sés qu’il revendait aux manœuvres marocains dans le grand socco. Un soir, il n’est pas rentré. Je me suis endormi, laissant ma mère avec son angoisse. Les jours ont passé. Aucun signe. J’essayais de consoler mère, de l’aider à avoir patience. L’aimait-elle ? Ne l’aimait-elle pas ? J’ai compris la nature de ses sentiments quand elle m’a dit . — Nous voilà seuls. Abandonnés. Qui viendra s’enquérir de notre sort ? Nous ne connaissons personne dans cette ville. Rquya, ta grand- mère, ta tante Fatma et ton oncle Idriss ont émigré à Oran.

Les soldats espagnols ont dû arrêter ton père. Tu sais, il avait déserté l’armée espagnole.. Nous apprîmes qu’effectivement il était dans la prison des militaires. Un soldat marocain, à qui il refusait de vendre une couverture de l’armée, ravait dénoncé. Ma mère partait dans la ville à la recherche de travail. Elle avait peur, peur de revenir à la maison les mains vides. Elle sanglotait. Des charlatans lui écrivaient des amulettes pour que mon père sorte prison et qu’elle trouve du travail. Elle passait le reste du temps ? prier, à implorer le ciel et allumer les bou ies des marabouts. Elle consultait 00F