Balleys

Enfance & Cultures Actes du colloque international, Ministère de la Culture et de la Communication Association internationale des sociologues de langue française – Université Paris Descartes, ges Journees de sociologie de l’enfance, pans, 2010 http://www. enfanceetcultures. culture. gouv. fr/ Claire BALLEYS, université de Fribourg Thème Questions de méthode Comment s’observe la sociabilité adolescente ? Une étude sur trois fr Introduction Le principal souci du démarquant des « pe Grandir, c’est s’auton or27 to vieu « faire grand en se n, c’est-à-dire soi- même.

La construction identitaire asse par un processus d’individualisation. A l’entrée dans l’adolescence, ce processus s’effectue par la prise de distance vis-à-vis de la référence parentale, et pa l’inscription dans une nouvelle appartenance identitaire : ce que François de Singly appelle le « nous générationnel »2. Dans La société des individus, Norbert Elias décrit le processus dindividualisation comme un « acte de distanciation à l’égard de soi-même »3. Je m’individualise, c’est-à- dire je suis capable de me percevoir en tant qu’individu, et de faire mes propres choix.

L’individu a un devoir d’autonomie4. Or, savoir faire ses propres choix, c’est aussi savoir choisir et construire ses propres liens, en dehors thèse est la corrélation entre prestige, pouvoir et lien social à l’adolescence. Non pas uniquement en termes quantitatifs, comme l’a mentionné notamment Céline Metton-Gayon5, mais surtout en termes qualitatifs. En effet, pour être populaire, il ne suffit pas de démontrer que l’on s’inscrit dans un cercle social large et que l’on est connu de beaucoup de personnes, encore faut il pouvoir faire la preuve de liens forts, inscrits dans le temps, engagés publiquement.

Pour comprendre les enjeux sociaux et identitaires liés à la socialisation horizontale entre palrs adolescents, j’ai conçu une étude sur trols fronts : des entretiens collectifs en situation de réception, une observation participante lors d’activités de loisirs, une ethnographie sur Internet. En effet, la sociabilité adolescente se construit sur différentes scènes sociales, auxquelles correspondent différents registres de négociation.

Par exemple, les règles de présentation de soi et d’interaction ne sont pas les mêmes selon si l’échange a lieu en face-à-face ou sur Internet. Mais l’intérêt sociologique de ce triple terrain réside en premier lieu dans le travail de confrontation des données qu’il permet. Par exemple, les observations faites en camp de ski permettent d’affiner la compréhension des discours tenus en entretien. Les rapports de force qui se donnent à voir dans l’espace de commentaires des Webblogs éclairent les tenants et aboutissants d’un conflit sous-jacent en classe.

Alors que les recherches récentes ont analysé les pratiques de sociabilité adolescente ? travers les discours tenus par les individus6, la conjugaison de ces ifférentes méthodes d’observat d’observation donne accès aux négociations entourant ces pratiques, ainsi qu’à la constructlon François Dubet, Danilo Martucceli, A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, paris, Seuil, 1996. Céline Metton-Gayon, Les adolescents, leur téléphone et Internet. « Tu viens sur msn ? Paris, L’Harmattan, 2009. 2 François de Singly, Les Adonnaissants, Paris, Armand Colin, 2006. Norbert Elias, La société des individus, Paris, Fayard, 1991, p. 147. 4 Ibid. p. 169. 5 Céline Metton-Gayon, Les adolescents, leur téléphone et Internet. « Tu viens sur msn ? aris, L’Harmattan, 2009. 6 Voir notamment : Dominique Pasquier, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autremant, 2005. Isabelle Clair, Les jeunes et ramour dans les cités, Paris, Armand Colin, 2008 et Céline Metton-Gayon, op. cit. 9es Journées de sociologie de renfance, Paris, 2010 http://wvm. enfanceetcultures. culture. gouv. r/ collective des normes. Les représentations du lien social adolescent, ses enjeux et son sens, sont investigués dans un second temps d’analyse, une fois la dynamique relationnelle entre airs dénouée. Etant donné qu êmes personnes, et les PAGF 3 OF terrain à triple entrée. 1 . Les entretiens collectifs en situation de réception Trente entretiens collectifs ont été réalisés avec les élèves de huit classes, dans quatre établissements scolaires genevois. 130 adolescents, âgés entre 12 et 17 ans, ont participé aux entretiens.

Dans un premier temps, j’ai effectué une série d’entretiens mixtes, les classes étant divisées en deux de façon aléatoire pour limiter le nombre de participants à douze ou treize. une seconde série d’entretien a eu lieu quelques semaines après la première, séparant cette fois les arçons et les filles. J’ai donc une série d’entretiens avec des groupes mixtes, et une seconde avec des individus de même sexe. Sur les 130 adolescents, une dizaine a fait l’objet d’un suivi plus particulier. J’ai concentré mon analyse sur leurs pratiques de sociabilité, leur position au sein de la classe, et leur représentation du lien social.

A noter que deux entretiens supplémentaires ont été réalisés en binôme, deux filles puis deux garçons, ce qui a permis d’aborder certaines questions de manière individualisée. Enfin, chaque adolescent a rempli, à la fin du premier entretien, un uestionnaire comprenant une vingtaine de questions portant aussi bien sur les goûts culturels et les loisirs que sur les pratiques de sociabilité. Le but de ce dispositif est de combiner l’entretien semi directif et l’observation participante, créant ainsi une situation d’entretien qui permette l’expression de la dynamique du groupe et qui la rende visible.

J’emprunte à la sociologie américaine son intérêt pour les focus groups. Comme le disent Sophie Duchesne et Florence Hae e17, les entretie Sophie Duchesne et Florence Haege17, les entretiens collectifs permettent de « prendre la mesure es processus sociaux à l’œuvre » L’objectif est de pouvoir observer des groupes d’individus ayant l’habitude d’interagir ensemble, dont les différents rôles et statuts préexistent à l’entretien, mais qui n’ont pas de devoir de loyauté les uns envers les autres.

Les participants ne se sont pas choisis, comme c’est le cas des groupes d’amis, et n’ont pas de liens exclusifs et obligatoires, comme c’est le cas au sein de la famille. La classe d’école est apparue comme l’unité sociale pertinente. J’al suivl Ici la règle érigée par Olivier Tschannen: « pour autant qu’on tilise l’entretien collectif comme instrument destiné (… ) à comprendre la réalité sociale et à en proposer une analyse et une explication, la règle de méthode la plus importante consiste ? travailler avec un groupe de personnes qui se connaissent et qui constituent un groupe en dehors de la situation d’entretien »8.

Les élèves d’une même classe construisent et négocient une hiérarchie de statuts tout au long de l’année scolaire9. pour avoir accès à cette stratification et aux stratégies qui lui sont liées, il est important que l’entretien collectif ne s’effectue pas de manière trop écontexualisée vis-à-vis du cadre d’interaction habituel, comme l’ont préconisé Tamar Liebes et Elluh Katz10. Ce souci m’a amenée ? faire quelques choix 1 1 : Tous les entretiens sont effectués en classe, par mesure de commodité mais également pour ne pas avoir à déloger les adolescents de leur cadre dinteraction habituel.

Si l’on imagine que les discus PAGF s OF avoir à déloger les adolescents de leur cadre d’interaction discussions les plus animées ont plutôt lieu dans la cour de récréation que dans la salle de classe, il n’empêche que celle-ci est également un lieu d’expression des apports de force et des liens. pour casser un peu la structure scolaire de la salle de cours, tous les pupitres sont poussés au fond de la classe. Les chaises destinées aux participants sont placées en arc de cercle, sur deux rangées.

Cette 7 Sophie Duchelsne, Florence Haegel, L’entretien collectif, paris, Nathan, 2004, p. 42. Olivier Tschannen, « L’entretien collectif en contexte », Communication, no 1 hiver-printemps 2010, p. 184. g Philippe Juhem, « Les relations amoureuses des lycéens Sociétés Contemporaines, no 21, mars 1995. 10 Tamar Liebes, Eliuh Katz, The Export of meaning: cross-cultural eadings of Dallas, New York, Oxford University Press, 1993. 11 Toutes les réflexions concernant le disposltif de l’entretien collectif ont été menées en collaboration avec Olivier Tschannen. 2 Communicatlon Université paris Descartes, http://www. enfanceetcultures_culture_ ouv. fr/ PAGF OF toutes les filles jouant un rôle de leader dans leur classe sont assises au centre et au premier rang, alors que les garçons leaders s’installent de préférence sur le côté et au second rang. Les entretiens sont filmés, afin d’avoir accès à la mécanique fine des interactions, qui ‘exprime beaucoup par le non verbal, et afin de rendre la transcription possible. La présence de la caméra, et du micro, ne semble pas perturber les adolescents.

Ils deviennent plutôt le prétexte de pitreries, de petits spectacles improvisés et, souvent, de demandes suppliantes : « on va passer à la télé ? bien que j’insiste beaucoup sur le fait que les images ne sont visionnées que par moi. Il arrive qu’un élève fasse référence à la caméra, souvent pour se moquer d’un camarade, par exemple lorsque celui-ci tombe de sa chaise : « tu es filmé ! Tu es filmé ! ». Mais on remarque que es enjeux propres à la dynamique du groupe remportent sur l’attention portée à la médiatrice ou ? l’enregistrement.

Dans ce contexte, comme le constatent également Tamar Liebes et Eliuh Katz dans leur ouvrage The Export of Meaning, la discussion est spontanée et les participants s’adressent finalement davantage les uns aux autres qu’ils ne parlent à, ou pour, l’enquêtrice : « The fact is that much of the talk was spontaneous, certainly during the program itself, and the intervieers were almost forgotten. »12 Les entretiens se déroulent de la manière suivante : après avoir alué les élèves, je lance la projection d’un vidéo clip, issu d’une chaîne de télévision musicale.

Cinq clips sont diffusés, chacun suivi d’une discussion. Ces clips ont été sélectionnés pour leur clips sont diffusés, chacun suivi d’une discussion. Ces clips ont été sélectionnés pour leur scénario : ils doivent raconter une histoire, une petite trame sur laquelle il y ait possibilité de prendre position. Ces histoires mettent en scène le lien social, que ce soit la relation amicale ou amoureuse. par exemple, une jolie jeune fille joli, vêtue à la ade, pique son petit ami à une autre qui a un look d’ « intello » (Avril Lavigne, « Girlfriend »).

Une jeune femme découvre que son compagnon lui est infidèle et reçoit le soutien de sa meilleure amie (Diam’s, « Confessions Nocturnes »). Un garçon reçoit une lettre d’une inconnue dont il tombe amoureux et pour laquelle il n’hésite pas à s’engager (Renan Luce, « La Lettre Ces vidéo clips font partie du paysage médiatique adolescent, et constituent un bon point de départ pour démarrer l’entretien. Les sujets abordés – l’amitié, l’amour, les relations entre les sexes pouvant être nhibants, prendre appui sur un vidéo clip permet d’entamer l’échange en douceur.

Je commence en effet par des questions qui ne sont pas trop engageantes, comme : « qui peut me résumer l’histoire ? puis, au fil de la discussion, les prises de position plus personnelles sont encouragées : « est-ce que la fille a raison d’agir comme elle agit ? Qu’auriez- vous fait à sa place ? Les adolescents étant habitués à discuter entre eux des produits médiatiques qu’ils consomment13, comme des relations sociales qu’ils entretiennent, ces proposltions ne sont pas en porte-à-faux avec leurs sujets de prédilection.

Le cadre du dispositif étant posé, j’aimerais en proposer une lecture critique. Premièrement, BOF prédilection. face à une intervenante femme, la parole fémnine est facilitée, au détriment de celle des garçons. S’ajoutent à cela les thématiques abordées, culturellement féminines14. es filles me le disent ellesmêmes : les relations sociales, avec l’amour en tête, est leur premier sujet de discussion. II est par conséquent plus difficile pour les garçons d’être à l’aise dans ce contexte.

Néanmoins, ce biais n’empêche pas de repérer et de suivre le fil du leadership masculln. Le garçon qui ose s’exprimer publiquement sur les relations sociales mixtes, et qui ce faisant joue la carte de l’expérience, accomplit un acte socialement valorisant. Cela est vrai pour autant qu’il jouisse d’une légitimité suffisante auprès de ses camarades, car si ce discours ne correspond pas à sa réputation, les sanctions seront immédiates et sans appel.

Il s’expose à des accusations de bluff, c’est-à-dire à être considéré comme un « mytho celui qul (se) raconte des histoires. Pour une fille, parler des relations amoureuses n’est prestigieux que si elle se réfère à une expérience concrète, et non 2 Tamar 13 Liebes, Eliuh Katz, op. cit. Dominique Pasquier, La culture des sentiments, Paris, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1999. 14 Ibid. PAGF sociologie de l’enfance, Paris, 201 0 http://vww. enfanceetcultures. culture. gouv. fr/ uniquement à un état.

En effet, l’état amoureux est pratlquement une norme sociale chez adolescentes, comme l’a montré la sociologue américaine Donna Ederl 5. Le cadre d’interaction induit un second biais, qui joue cette fois-ci en ma faveur: face ? l’enquêtrice comme face à leurs camarades, les participants sont en représentation. La contrainte est onc double, puisqu’ils doivent défendre une identité sociale face à l’adulte tout en restant cohérents vis-à-vis de leurs pairs, qui les connaissent et surtout connaissent leur position au sein de la classe.

L’enjeu est de taille. En effet, les jeunes adolescents ne sont pas tous à même de s’exprimer sur des questions liées aux relations entre les sexes. Les flirts et les histoires d’amour ne sont pas encore accessibles à tous, et les relations d’amitié mixte sont également suffisamment rares pour être un gage de prestige. Ainsi, l’entretien collectif devient le support d’une mise en scène du ien social, dans le but de le rendre visible et den apporter la preuve.

Aline raconte dans les moindres détails comment Pierre, pour se faire pardonner une attitude désagréable, lui a offert un bouquet de fleurs. Chiara et Jérôme se qualifient mutuellement de « meilleur(e) amie(e) », et jouent ? s’étrangler en rigolant. Si les sociologues ont démontré que les relatlons amoureuses sont pourvoyeuses de prestige16, les relations d’amitié mixte ont été l’objet de peu de recherches. Or, dans mes entretiens, comme en camps et sur les blogs, l’amitié mixte entre adolescents est un élément déterminant de l’