Émile Zola L’argent BeQ 1840-1902 Les Rougon-Macquart roman La Bibliothèque élect Collectlon À tous les Volume 59 : version 2 ar ses ts Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire . La fortune des Rougon. a curée. 2. Le ventre de paris. a conquête de Plassans. 4. . La faute de l’abbé Mouret. 6. Son Excellence Eugène Rougon. 7. L’assommoir. 8. Une page d’amour. 9. Nana. 10. pot-aouille. 1 1 . Au Bonheur des Dames. a place, toute gaie de cette claire journée des premiers jours de mai. À cette heure où le monde déjeunait, elle était presque vide : sous les arronniers, d’une verdure tendre et neuve, les bancs restaient inoccupés ; le long de la grille, ? la station de voitures, la file des fiacres s’allongeait, d’un bout à l’autre ; et l’omnibus de la Bastille s’arrêtait au bureau, à l’angle du jardin, sans laisser ni prendre de voyageurs.
Le soleil tombait d’aplomb, le monument en était baigné, avec sa colonnade, ses deux statues, son vaste perron, en haut duquel il n’y avait encore que parmée des chalses, en bon ordre. Mais Saccard, s’étant tourné, reconnut Mazaud, l’agent de change, à la table voisine de la sienne. Il tendit la main. Tiens ! c’est vous. Bonjour ! – Bonjour ! répondit Mazaud, en donnant une poignée de main distraite. Petit, brun, très vif, joli homme, il venait d’hériter de la charge d’un de ses oncles, à trente6 deux ans.
Et il semblait tout au convive qu’il avait en face de lui, un gros monsieur à figure rouge et rasée, le célèbre Amadieu, que la Bourse vénérait, depuis son fameux coup sur les Mines de Selsis. Lorsque les titres étaient tombés ? quinze francs, et que l’on considérait tout acheteur comme un fou, il avait mis dans l’affaire sa fortune, deux cent mille francs, au hasard, sans alcul ni flalr, par un entêtement de brute chanceuse.
Aujourd’hui que la découverte de filons réels et considérables avait fait dépasser aux titres le cours de mille francs, il gagnait une quinzaine de millions ; et son o ératian imbécile qui aurait dû le faire enfer quinzaine de millions ; et son opération imbécile qui aurait dû le faire enfermer autrefois, le haussait maintenant au rang des vastes cerveaux financiers. Il était salué, consulté surtout. D’ailleurs, il ne donnait plus d’ordres, comme satisfait, trônant désormais dans son coup de génie unique et légendaire. Mazaud devait rêver a clientèle.
Saccard, n’ayant pu obtenir d’Amadieu même un sourire, salua la table d’en face, où se trouvaient réunis trois spéculateurs de sa connaissance, Pillerault, Moser et Salmon. 7 Bonjour ! ça va bien ? – Oui, pas mal… Bonjour ! Chez ceux-ci encore, il sentit la froideur, l’hostilité presque. Pillerault pourtant, très grand, très maigre, avec des gestes saccadés et un nez en lame de sabre, dans un visage osseux de chevalier errant, avait d’habitude la familiarité d’un joueur qui erigeait en principe le casse-cou, déclarant qu’il culbutait dans des catastrophes, chaque fois u’il s’appliquait à réfléchir.
Il était d’une nature exubérante de haussier, toujours tourné à la victoire, tandis que Moser, au contraire, de taille courte, le teint jaune, ravagé par une maladie de foie, se lamentait sans cesse, en proie à de continuelles craintes de cataclysme. Quant ? Salmon, un très bel homme luttant contre la clnquantaine, étalant une barbe superbe, d’un noir d’encre, passait pou impressionnait tellement Moser, que souvent celui-ci, après lui avoir fait une 8 confidence, courait changer un ordre, démonté par son silence.
Dans cette indifférence qu’on lui témoignait, Saccard était resté les regards fiévreux et provocants, achevant le tour de la salle. Et il n’échangea plus un signe de tête qu’avec un grand jeune homme, assis à trois tables de distance, le beau Sabatani, un Levantin, à la face longue et brune, qu’éclalraient des yeux noirs magnifiques, mais qu’une bouche mauvaise, inquiétante, gâtait.
L’amabilité de ce garçon acheva de l’irriter : quelque exécuté d’une Bourse étrangère, un de ces gaillards mystérieux aimés des femmes, tombé depuis le dernier automne sur le marché, qu’il avait déjà vu à l’œuvre comme rête-nom, dans un désastre de banque, et qui peu à peu conquérait la confiance de la corbeille et de la coulisse, par beaucoup de correction et une bonne grâce infatigable, même pour les plus tarés_ Un garçon était debout devant Saccard. Qu’est-ce que monsieur prend ? Ah ! oui… Ce que vous voudrez, une côtelette, des asperges. puis, il rappela le garçon. – Vous êtes sûr que monsieur Huret n’est pas venu avant moi et n’est pas reparti ? – Oh ! absolument sûr ! Ainsi, il en était là, après la débâcle ui, en octobre, l’avait forcé une f uider 583 têtes, tendre toutes les mains. II était beau joueur, il restait sans rancune, à la suite de cette dernière affaire de terrains, scandaleuse et désastreuse, dont il n’avait guère sauvé que sa peau.
Mais une fievre de revanche s’allumait dans son être ; et l’absence d’Huret qui avait formellement promis d’être là, dès onze heures, pour lui rendre compte de la démarche dont il s’était chargé près de son frère Rougon, le ministre alors triomphant, l’exaspérait surtout contre ce dernier. Huret, député docile, créature du grand homme, n’était qu’un commissionnalre. Seulement, Rougon, lui 10 qui pouvait tout, était-ce possible qu’il ‘abandonnât ainsi ? Jamais il ne s’était montré bon frère.
Qu’il se fût fâché après la catastrophe, qu’il eût rompu ouvertement pour n’être point compromis lui-même, cela s’expliquait ; mais, depuis six mois, n’aurait-il pas dû lui venir secrètement en aide ? et, maintenant, allait-il avoir le cœur de refuser le suprême coup d’épaule qu’il lui faisait demander par un tiers, n’osant le voir en personne, craignant quelque crise de colère qui l’emporterait ? Il n’avait qu’un mot ? dire, il le remettrait debout, avec tout ce lâche et grand Paris sous les talons. – Quel vin désire Monsieur ? emanda le ommelier. – Votre bordeaux ordinaire. Saccard, qui laissait refroidir sa côtelette, absorbé, sans faim, leva les yeux, en voyant une ombre passer sur la nappe. C’était Massias, un gros garçon rougeaud, un remisier u’il avait connu besogneux, et qui tables, sa cote à la main. Il fut ulcéré de le voir filer devant lui, sans s’arrêter, pour aller tendre la cote à Pillerault et à Moser. Distraits, engagés dans une discussion, ceux-ci y jetèrent à peine un coup d’œil : non, ils n’avaient pas d’ordre ? donner, ce serait pour une autre fois.
Massias, n’osant s’attaquer au célèbre Amadieu, penché u-dessus d’une salade de homard, en train de causer à voix basse avec Mazaud, revint vers Salmon, qui prit la cote, l’étudia longuement, puis la rendlt, sans un mot. La salle s’animait. D’autres remisiers, à chaque minute, en faisaient battre les portes. Des paroles hautes s’échangeaient de loin, toute une passion d’affaires montait, à mesure que s’avançait l’heure.
Et Saccard, dont les regards retournaient sans cesse au-dehors, voyait aussi la place se remplir peu à peu, les voitures et les piétons affluer ; tandis que, sur les marches de la Bourse, éclatantes de soleil, des taches noires, des ommes se montraient déjà, un à un. – Je vous répète, dit Moser de sa voix désolée, que ces élections complémentaires du 20 mars sont un symptôme des plus inquiétants… Enfin, c’est aujourd’hui Paris tout entier acquis ? l’apposition. 12 Mais Pillerault haussait les épaules. Carnot et Garnier-Pagès de plus sur les bancs de la gauche, qu’est ce que ça pouvait faire ? Cest comme la question des duchés, reprit Moser, eh bien ! elle est grosse de complications… Certaine z beau l’empêcher de s’engraisser aux dépens du Danemark ; seulement, il y avait des moyens d’action… Oui, oui, lorsque les gros se mettent à manger les petits, on ne sait jamais où ça s’arrête… Et, quant au Mexique… Pillerault, qui était dans un de ses jours de satisfaction universelle, l’interrompit d’un éclat de rire. -Ah ! non, mon cher, ne nous ennuyez plus, avec vos terreurs sur le Mexique… Le Mexique, ce sera la page glorieuse du règne… Où diable prenez-vous que l’empire soit malade ?
Est-ce qu’en janvier l’emprunt de trois cents millions n’a pas été couvert plus de quinze fois ? IJn succès écrasant… Tenez ! je vous donne rendezvous en 67, oui, dans trois ans d’ici, lorsqu’on 13 uvrira l’Exposition universelle que Pempereur vient de décider. – Je vous dis que tout va mal ! affirma désespérément Moser. – Eh ! fichez-nous la paix, tout va bien ! Salmon les regardait l’un après l’autre, en souriant de son air profond. Et Saccard, qui les avait écoutés, ramenait aux difficultés de sa situation personnelle cette crise où l’empire semblait entrer.
Lui, une fois encore, était par terre : est-ce que cet empire, qui l’avait fait, allait comme lui culbuter, croulant tout d’un coup de la destinée la plus haute à la plus misérable ? Ah ! depuis douze ans, qu’il l’avait aimé et défendu, e régime où il s’était senti vivre, pousser, se gorger de sève, ainsi que l’arbre dont les racines plongent dans le terreau qui lui convient Mais, si son frère voulait l’en arr de ceux qui épuisaient le sol gras des jouissances, que tout fût donc emporté, dans la grande débâcle finale des nuits de fête .
Maintenant, il attendait ses asperges, absent de la salle où l’agitation croissait sans cesse, envahi 14 par des souvenirs. Dans une large glace, en face, il venait d’apercevoir son image ; et elle ravait surpris. L’âge ne mordait pas sur sa petite personne, ses cinquante ans n’en paraissaient uère que trente-huit, il gardait une maigreur, une vivacité de jeune homme. Même, avec les années, son visage noir et creusé de marionnette, au nez pointu, aux minces yeux luisants, s’était comme arrangé, avait pris le charme de cette jeunesse persistante, si souple, si active, les cheveux touffus encore, sans un fil blanc.
Et, invinciblement, il se rappelait son arrivée à Paris, au lendemain du coup d’État, le soir d’hiver où il était tombé sur le pavé, les poches vides, affamé, ayant toute une rage d’appétits à satisfaire. Ah ! cette première course à travers les rues, lorsque, vant même de défaire sa malle, il avait eu le besoin de se lancer par la ville, avec ses bottes éculées, son paletot graisseux, pour la conquérir !
Depuis cette soirée, il était souvent monté très haut, un fleuve de millions avait coulé entre ses mains, sans que jamais il eût possédé la fortune en esclave, ainsi qu’une chose à soi, dont on dispose, qu’on tient sous clef, vivante, matérielle. 15 Toujours le mensonge, la fiction avait habité ses caisses, que des trous inconnus semblaient vider de leur or. Puis, voilà qu’il ur le leur or. Puis, voilà qu’il se retrouvait sur le avé, comme à l’époque lointaine du départ, aussi jeune, aussi affamé, inassouvi toujours, torturé du même besoin de jouissances et de conquêtes.
Il avait goûté à tout, et il ne s’était pas rassasié, n’ayant pas eu l’occasion ni le temps, croyait-il, de mordre assez profondément dans les personnes et dans les choses. À cette heure, il se sentait cette misère d’être, sur le pavé, moins qu’un débutant, qu’auraient soutenu l’illusion et l’espoir. Et une fièvre le prenait de tout recommencer pour tout reconquérir, de monter plus haut qu’il n’était jamais monté, de poser nfin le pied sur la cité conquise. Non plus la richesse menteuse de la façade, mais l’édifice solide de la fortune, la vraie royauté de l’or trônant sur des sacs pleins !
La voix de Moser qui s’élevait de nouveau, aigre et très aiguë, tira un instant Saccard de ses réflexions. – L’expédition du Mexique coûte quatorze 16 millions par mois, c’est Thiers qui l’a prouvé… Et il faut vraiment être aveugle pour ne pas voir que, dans la Chambre, la majorité est ébranlée. Ils sont trente et quelques maintenant, à gauche ! L’empereur lui-même comprend bien que le pouvoir absolu devient impossible, puisqu’il se ait le promoteur de la liberté. Pillerault ne répondait plus, se contentait de ricaner d’un air de mépris. Oui, je sais, le marché vous paraît solide, les affaires marchent. Mais attendez la fin… On a trop démoli et trop reconstruit à Paris, voyezvous Les grands travaux ont épuisé l’épare épuisé l’épargne. Quant aux puissantes maisons de crédit qui vous semblent si prospères, attendez qu’une d’elles fasse le saut, et vous les verrez toutes culbuter ? la file… Sans compter que le peuple se remue. Cette Association internationale des travailleurs, qu’on vient de fonder pour améliorer la condition es ouvriers, m’effraye beaucoup, moi.
Il y a, en France, une protestation, un mouvement révolutionnaire qui s’accentue chaque jour… Je vous dis que le ver est dans le fruit. Tout crèvera. 17 Alors, ce fut une protestation bruyante. Ce sacré Moser avait sa crise de foie, décidément. Mais lui-même, en parlant, ne quittait pas des yeux la table voisine, où Mazaud et Amadieu continuaient, dans le bruit, à causer très bas. Peu à peu, la salle entière s’inquiétait de ces longues confidences. Qu’avaient-ils à se dire, pour chuchoter ainsi ? Sans doute, Amadieu donnait des ordres, préparait un coup.
Depuis trois jours, de mauvais bruits couraient sur les travaux de Suez. Moser cligna les yeux, baissa également la voix. – Vous savez, les Anglais veulent empêcher qu’on travaille là-bas. On pourrait bien avoir la guerre. Cette fois, Pillerault fut ébranlé, par l’énormité même de la nouvelle. C’était incroyable, et tout de suite le mot vola de table en table, acquérant la force d’une certitude : l’Angleterre avait envoyé un ultimatum, demandant la cessation immédiate des travaux. Amadieu, évidemment, ne causait que de ça avec Mazaud,à ui il donnait l’ordre de vendre tous ses Suez. ent de 83