un amour de swann

Recherches en langue et Littérature Françaises. Revue de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines Année 53 NO. 221 L’étude de la question de focalisation dans Un amour de Swann de Marcel Proust Dr. Mohammad Javad Shokrian Maître-Assistant, Université d’Ispahan Ahmadreza Heidarip Titulaire d’un master d’Ispahan Résumé oral Sni* to View rançaises, Université La présente recherche, en s’appuyant sur les concepts narratologiques de Gérard Genette, cherche à étudier la question du point de vue dans un amour de Swann de Marcel Proust.

L’analyse minutieuse de cette question s’avère importante pour une double raison: 1. L’étude formelle de l’œuvre monumentale qu’est À la Recherche du temps perdu dépasse sans aucun doute le statut d’une simple pratique des techniques narratologiques. En effet peut parler d’une focalisation dominante dans ce récit. Mots-clés: la focalisation interne, l’omniscience, la narration, la focalisation zéro. 1/21/88 :89/3/26 -E-mail: Shokrianjavad@yahoo. r -E-mail: Ahmadreza_heidaripoor@yahoo. com 78 Recherches en langue et Littérature Françaises. Revue de la Faculté des Année 53 NO. 221 Introduction L’univers fictif d’un roman, tout comme l’univers visuel d’un film, st «mis en scène» pour son lecteur grâce à deux moyens: 1. La voix 2. L’image. Le texte narratif, réceptacle des informations véhiculées au lecteur, livre cet univers par deux canaux: l. Le narrateur Il. Le point de vue adopté.

Si du côté de la voix, c’est le narrateur qui joue le rôle principal, la question de point de vue concerne un foyer de perception, un filtre par lequel le degré de précision et de transmission des informations est réglé. Précisant la source visuelle par laquelle on suit les événements de l’histoire, le foyer de perception répond ? la uestion suivante: Qui voi OF point de vue adopté, dans une œuvre littéraire majeure dans laquelle une idée se profile derrière une forme soignée, est l’une de ses particularités stylistiques.

Un amour de Swann de Marcel Proust nous livre un exemple brillant de cette alliance fond-forme et de la recherche de son auteur, tout au long du récit, pour soigner l’information communiquée ? son lecteur. Une belle part de la compréhension de l’univers proustien réside dans l’effort du lecteur de cette œuvre difficile: du fait, dans le cas d’Un amour de Swann, le lecteur attentif de Proust est mene, même après une lecture rapide, à s’interroger sur la focalisation 1 . «[… , cette question a été, de toutes celles qui concernent la technique narrative, la plus fréquemment étudiée depuis la fin du XIXe siècle, Toutefois, la plupart des travaux théoriques sur ce sujet (qui sont essentiellement des classificatlons) souffrent à mon sens d’une fâcheuse confusion entre ce que j’appelle ici mode et voix, c’est-à-dire entre la question quel est le personnage dont le point de vue oriente la perspective narrative? Et cette question tout autre: qui est le narrateur? – ou our parler plus vite, entre la question qui voit?

Et la question qui parle? » (Genette, 1972 203) L’étude de la question de focalisation dans un amour de. 79 texte. La question est également de savoir s’il s’agit d’une seule focalisation dominante dans Un amour de Swann. La présente recherche essaie de répondre à ces questions en s’appuyant sur les concepts narratologiques de G. Genette concernant la focalisation. Une étude détaillée des points de vue interne et zero ainsi que leur emploi en fonction du style de Proust nous conduit finalement vers la question de la focalisation dominante dans ce écit. -La focalisation interne En comparaison avec les autres romans d’A la Recherche du temps perdu, le récit dlJn amour de Swann présente des particularités qui le distinguent nettement du reste. Si tous les sept volumes sont racontés ? la première personne, Un amour de Swann est un récit essentiellement narré à la troisième personne. L’histoire de la grande liaison de Swann avec Odette s’est déroulée à fépoque où le narrateur n’était pas encore né.

Aussi n’était-il pas témoin vivant de cette histoire qu’il raconte avec un décalage temporel considérable. Il situe lui- même cet amour de Swann avant sa naissance: je me suis souvent fait raconter bien des années plus tard, que quand il écrivait ? mon grand-père (qui ne fétalt pas encore, car c’est vers l’époque de naissance que commença la grande liaison de Swann . (Proust, 2000: 191) C’est dire que le narrateur e Swann transpose une racontée.

Il l’affirme lui-même à la fin de la première partie -Combray- en disant: et par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann avait eu avant aissance (Ibid. 184) Cette remarque révèle une autre spécificité de ce texte: le narrateur qui raconte l’histoire, en connaît toutes les péripéties: grâce à ce qu’on lui a raconté, il connaît les différentes phases de l’amour qu’a vecues Swann, il sait sa fin et tout ce que Swann, comme protagoniste, ignore pendant qu’il vit sa passion pour Odette.

La scène d’extorsion des aveux d’Odette à la fin du récit (Cf. Proust, 2000:355-360) où Swann découvre la vraie vie d’Odette quand il n’est plus amoureux d’elle, fournit un bon exemple. Le narrateur connaissant déjà les ersonnages 80 de La Recherche, connait du même coup la vraie Odette alors que Swann amoureux, tombé dans une idolâtrie de sa maitresse, ignorait ? l’époque la vraie vie d’Odette. Le narrateur d’Un amour de Swann est un narrateur hétérodiégétiquel, absent dans le déroulement des actions.

Il n’est PAGF S le narrateur hétérodiégétique est un des personnages du récit qui n’intervient nullement dans l’histoire, mais cela n’empêche pas qu’il adopte point de vue interne ou tout simplement externe comme la camera; soit il n’est pas personnage du récit et peut donc adopter toutes rois focalisations possibles. Alors, ne sachant pas pourquoi un narrateur hétérodiégétique adopte telle ou telle focalisation, le lecteur ne conteste pas l’omission de telle information narrative par exemple.

Mais le cas du dl_Jn amour de Swann est assez différent: le récit de cet amour s’intégrant dans toute la Recherche, sa narration est assumée par le même narrateur que celui des autres volumes qui présentent, au moins dans la fiction, un aspect autobiographique Le lecteur qui vient de terminer la partie de Combray pour passer au récit en question, connait suffisamment le narrateur. Il salt qui est, quel est son rapport avec l’histoire, il connaît sa distance ? l’égard du récit qu’il raconte.

Il sait même approximativement le degré de précision des informations qu’il apporte. Il sait enfin que le connaît toute l’histoire. Face à toutes ces obsewations il rencontre, en adoptant un point de vue narratologique, des contradictions qu’il peut se permettre de contester. Nous nous proposons de préciser le point de – Si le narrateur laisse pa es relatives de sa PAGF 6 OF dans le récit qu’il raconte, il peut également acquérir un statut particulier, elon la façon prlvilégiée pour rendre compte de l’histoire. ?On distinguera donc ici deux types de récits: Yun à narrateur absent de l’histoire qu’il raconte fautre à narrateur présent comme personnage dans l’histoire qu’il raconte Je nomme le premier type, pour des raisons évidentes, hétérodiégétique, et le second homodiégétique. » (Genette, 1972 252) L’étude de la question de focalisation dans Un amour de… 81 vue ou comme le dit G. Genette le code qui régit la «régulation de l’information» (Genette, 1972: 203) dans cette section d’À la Recherche du temps perdu.

Le lecteur lit à la dernière page de Combray: «C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps de Combray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de Jours aussi dont l’image m’avait été plus récemment rendu par la saveur — ce qu’on aurait appelé à Combray le «parfum» d’une tasse de thé, et par association de souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville, j’avais apprls, au sujet dun amour que avait eu avant ma naissance, avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois our la vie de personnes mortes il y a es PAGF 7 OF histoire comme narrateur omniscient. Or cette omniscience apparente, qui peut être d’allleurs fortement contestée- on ne peut pas reproduire dans toutes ses détails une histoire que les autres nous ont racontée, répond pas à l’exigence du lecteur évoquée plus haut.

En effet bien que le récit soit rédigé à la troisieme personne, la focalisation dominante est apparemment interne. David Galand et Sandra Lecardonnel n’ont pas tort quand ils affirment: «C’est le point de vue de Swann qui nous est donné. Le lecteur ne connaît guère Odette qu’a ravers le regard de Charles. Tout ce que ce dernier ignore de la d’Odette, le lecteur l’ignore également, . (Galand. Lecardonnel, 2006: 37) Or le narrateur qui par une narration ultérieure raconte bien des années après ‘histoire, connait toutes ces informations. Mais il se garde de les transmettre à son lecteur et celui-ci sachant que le narrateur est bien informé peut contester ce filtrage des informations.

En effet le narrateur d’Un amour de Swann qui s’impose ce silence lors de sa narration, poursuit la même démarche à laquelle procède dans tous ses récits; nombreuses sont 82 es démystificationsl différées dans La Recherche que le PAGF que le héros reste ignorant de ces mystères au cours de l’histoire. Ce même procédé narratif est présent dans le récit de Swann: tous les événements liés à la passion de Charles pour Odette sont mis scène à travers le regard de Swann. Alors que le narrateur connaît, grâce à ce qu’on lui a raconté, la véritable vie d’Odette loin de Swann, il n’intervient pas aux moments où Swann est aux prises avec ses soupçons pour éclairer au lecteur ce que Charles ignore. Il laisse lecteur voir les choses par l’intermédiaire de Swann, c’est-à-dire longé lui aussi dans les mêmes doutes que le héros pour n’en sortir qu’à la fin du récit toujours avec Swann.

Le silence du narrateur continue jusqu’à la découverte de la vie dodette qui ne se fait que par les autres personnes: Swann reçoit une lettre dans laquelle l’auteur sous le couvert de l’anonymat dénonce les vices d’Odette, ensuite démystification finale se réalise dans la scène dextorsion des aveux d’Odette. (Cf. Proust, 2000: 356-360) L’autre exemple est Swann lui-même qui souffrant terriblement la jalousie, ne sait pas s’il guérira de cette «maladie» : ?Et cette maladie qu’était l’amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé à toutes les habitudes de à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à son sommeil, à sa vie, 1 .

Dans La Recherche, ce procédé est effectué par les mouvements analeptiques ui consistent à interrompre remonter dans le temps consistent à interrompre la narration et remonter dans le temps pour reprendre l’histoire d’un événement déroulé dans le passé. Le narrateur, au moment propre de la narration de l’événement ne donne pas suffisamment d’explication. C’est eulement beaucoup plus loin dans le récit -au moment où il interrompt sa narration- qu’il explique cet événement. Nous avons comme exemple la rencontre du jeune Marcel avec «la dame en rose» qu’il ne connait pas au moment de leur rencontre. Le lecteur plus loin dans le réclt va découvrir que cette dame était Odette de Crécy: «En effet cette demi-mondaine déjeunait chez votre oncle le dernier jour que vous l’avez vu. Mon père ne savait pas trop s’il pouvait vous faire entrer.

Il parait que vous aviez plu beaucoup à cette femme légère, et elle espérait vous revoir. Mais justement à ce moment-là il y a eu de la fâche dans la famille, à ce que m’a dit mon père, et vous n’avez jamais revu votre oncle.  » Il sourlt à ce moment, pour lui dire adieu de loin, à la nièce de Jupien. Elle le regardait et admirait sans doute son visage maigre, d’un dessin régulier, ses cheveux légers, ses yeux gais. Moi, en lui serrant la main, je pensais à Mme Swann et je me disais avec étonnement, tant elles étaient séparées et différentes dans mon souvenir, que j’aurais désormais à l’identifier avec la Dame en rose. » (Proust, 1973: 267). 83