notre coeur

Guy de Maupassant Notre cœur BeQ La Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 449 : version Sni* to View 2 Du même auteur, ? Clai de lune Mademoiselle Fifi Miss Harriet Contes de la bécasse La main gauche pierre et Jean Yvette Sur l’eau L’inutile beauté La maison Tellier Monsieur Parent La petite Roque Le Horla Une vie Les sœurs Rondoli Fort comme la mort or 248 joues du violon en perfection, ensuite parce qu’on a dit beaucoup de bien de toi dans la maison, enfin parce que tu passes pour n’être pas 6 banal et point prodigue de tes visites.

Flatté mais résistant encore, supposant ‘ailleurs que cette démarche pressante n’était point ignorée de la jeune femme, Mariolle fit un « Peuh ! je n’y tiens guère » où le dédain voulu se mêlait au consentement acquis déjà. Massival reprit : – Veux-tu que je te présente un de ces jours ? Tu la connais d’ailleurs par nous tous qui sommes de son intimité, car nous parlons d’elle assez souvent. Cest une fort jolie femme de vingt-huit ans, pleine d’intelligence, qui ne veut pas se remarier, car elle a été fort malheureuse une première fois.

Elle a fait de son logis un rendez-vous d’hommes agréables. On n’y trouve pas trop de messieurs de cercle ou du monde. Il y n a juste ce qu’il faut pour l’effet. Elle sera enchantée que je ramène à elle. Vaincu, Mariolle répondit • – Soit, un de ces jours. Dès le début de la semaine suivante, le musicien entrait chez lui, et demandait 7 – Es-tu libre demain ? – Mais… oui. – Bien. Je remmène dîner chez Mme de Burne. Elle m’a chargé de t’inviter.

Voici un mot d’elle, d’ailleurs. Après avoir réfléchi quelques secondes encore, pour la forme, Ma Mariolle, célibataire et sans profession, assez riche pour vivre à sa guise, voyager et s’offrir même une jolie collection de tableaux modernes et de bibelots anciens, passait pour un garçon d’esprit, n peu fantasque, un peu sauvage, un peu capricieux, un peu dédaigneux, qui posait au solitaire plutôt par orgueil que par timidité.

Très bien doué, très fin, mais indolent, apte à tout comprendre et peut-être à faire bien beaucoup de choses, il s’était contenté de jouir de l’existence en spectateur, ou plutôt en amateur. Pauvre, il fût devenu sans doute un homme remarquable ou célèbre ; né bien renté, il s’adressait ‘éternel 8 reproche de n’avoir pas su être quelqu’un.

Il avait fait, il est vrai, des tentatives diverses, mais trop molles, vers les arts : une vers la littérature, en ubliant des récits de voyage agréables, mouvementés et de style soigné ; une vers la musique en pratiquant le violon, où il avalt acquis, même parmi les exécutants de profession, un renom respecté d’amateur, et une enfin vers la sculpture, cet art où l’adresse originale, où le don d’ébaucher des figures hardies et trompeuses remplacent pour les yeux ignorants le savoir et l’étude. Sa statuette en terre « Masseur tunisien » avait même obtenu quelque succès au salon de l’année précédente.

Remarquable cavalier, c’était aussi, disait-on, un excellent escrimeur, bien qu’il ne tirât jamais n public, obéissant en cela peut-être à la même inquiétude qui le fai tirât jamais inquiétude qui le faisait se dérober aux milieux mondalns où des rivalités sérieuses étaient ? craindre. Mais ses amis l’appréciaient et le vantaient avec ensemble, peut-être parce qu’il leur portait peu d’ombrage. On le disait en tous cas sûr, dévoué, agréable de rapports et très sympathique de sa personne.

De taille plutôt grande, portant la barbe noire courte sur les joues et finement allongée en pointe sur le menton, des cheveux un peu grisonnants mais joliment crépus, il regardait bien en face, avec des yeux bruns, clairs, vifs, éfiants et un peu durs. Parmi ses intimes il avait surtout des artistes, le romancier Gaston de Lamarthe, le musicien Massival, les peintres Jobin, Rivollet, de Maudol, qui semblaient prlser beaucoup sa raison, son amitié, son esprit et même son jugement, bien qu’au fond, avec la vanité inséparable du succès acquis, ils le tinssent pour un très aimable et très intelligent raté.

Sa réserve hautaine semblait dire : « Je ne suis rien parce que je n’ai rien voulu être. » Il vivait donc dans un cercle étroit, dédaignant la galanterie élégante et les grands salons en vue où d’autres auraient brillé plus que lui, l’auraient ejeté dans l’armée des figurants mondains. Il ne voulait aller que dans les maisons où l’on 10 appréciait sûrement ses sérieuses et voilées ; et, s’il avait consenti si vite à se laisser conduire chez Mme Michèle de Burne, c’est que ses meilleurs amis, ceux qui proclamaient partout ses mérites cachés, étaient les familiers de cette jeune femme.

Elle habitait un joli entresol, rue du GénéralFoy, derrière Saint- Augustin. Deux pièces donnaient sur la rue : la salle à manger et un salon, celui où on recevait tout le monde ; deux autres sur un beau jardin dont jouissait le propriétaire de l’immeuble. C’était d’abord un econd salon, très grand, plus long que large, ouvrant trois fenêtres sur les arbres, dont les feuilles frôlaient les auvents, et garni d’objets et de meubles exceptionnellement rares et simples, d’un goût pur et sobre et d’une grande valeur.

Les sièges, les tables, les mignonnes armoires ou étagères, les tableaux, les éventails et les figurines de porcelaine sous une vitrine, les vases, les statuettes, le cartel énorme au milieu d’un panneau, tout le décor de cet appartement de jeune femme attirait ou retenait l’œil par sa forme, sa date ou son élégance. pour se créer cet intérieur, dont elle était presque aussi fière que ‘elle-même, elle avait mis à contribution le savoir, l’amitié, la complaisance et l’instinct fureteur de tous les artistes qu’elle connaissait.

Ils avaient trouvé pour elle, qui était riche et payait bien, toutes choses animées de ce caractère original que ne distingue point l’amateur vulgaire, et elle s’était fait, p caractère vulgaire, et elle s’était fait, par eux, un logis célèbre, difficilement ouvert, où elle s’imaginalt qu’on se plaisait mieux et qu’on revenait plus volontiers que dans l’appartement banal de toutes les femmes du monde.

C’était même une de ses théories favorites de rétendre que la nuance des tentures, des étoffes, l’hospitalité des sièges, ragrément des formes, la grâce des ensembles, caressent, captivent et acclimatent le regard autant que les jolis sourires. Les appartements sympathiques ou antipathiques, disait-elle, riches ou pauvres, attirent, retiennent ou repoussent comme les êtres qui les habitent. Ils éveillent ou engourdissent le cœur, échauffent ou glacent l’esprit, font parler ou se taire, rendent triste ou gai, donnent enfin à chaque visiteur une envie irraisonnée de rester ou de partir. 2 Vers le milieu de cette galerie un peu sombre, n grand piano à queue, entre deux jardinières fleuries, avait une place d’honneur et une allure de maître. Plus loin, une haute porte à deux battants faisait communiquer cette pièce avec la chambre à coucher, qui s’ouvrait encore sur le cabinet de toilette, fort grand et élégant aussi, tendu en toiles de Perse comme un salon d’été, et où Mme de Burne, quand elle était seule, avait coutume de se tenir.

Mariée avec un vaurien de belles manières, un de ces tyrans domestiques devant qui tout doit céder et plier, elle avait été d’abord fort malheureuse. Pendant cinq ans, elle avait dû subir es exigences, les duretés, les jalousies, même les violences de ce maître intolérable, et terrifiée, éperdue de surprise, elle était demeurée sans révolte devant cette révélation de la vie conjugale, écrasée sous la volonté despotique et suppliciante du mâle brutal dont elle était la pro le.

Il mourut, un soir, en revenant chez lui, de la rupture d’un anévrisme, et, quand elle vit entrer 13 le corps de ce mari enveloppé dans une couverture, elle le regarda, ne pouvant croire à la réalité de cette délivrance, avec un sentiment profond de joie comprimée et une peur affreuse de le laisser voir.

D’une nature indépendante, gaie, même exubérante, très souple et séduisante, avec des saillies d’esprlt llbre, semées on ne salt comment dans les intelligences de certaines petites fillettes de paris qui semblent avoir respiré dès l’enfance le souffle poivré des boulevards, où se mêlent chaque soir, par les portes ouvertes des théâtres, les courants d’air des pièces applaudies ou sifflées, elle garda cependant de son esclavage de cinq années une timidité singulière mêlée à ses hardiesses anciennes, une peur grande de trop dire, de trop faire, avec une envie ardente d’émancipation et une énergique résolution de ne lus jamais compromettre sa liberté.

Son mari, homme du monde, l’avait dressée ? recevoir, comme jamais compromettre sa liberté. recevoir, comme une esclave muette, élégante, polie et parée. parmi les amis de ce despote étaient beaucoup d’artistes qu’elle avait accueillis 14 avec curiosité, écoutés avec plaisir, sans jamais oser leur laisser voir comment elle les comprenait et les appréciait. Son deuil fini, elle en invita quelques-uns ? dîner, un soir. Deux s’excusèrent, trois acceptèrent et trouvèrent avec étonnement une jeune femme d’âme ouverte et d’allures charmantes, qui les mit à l’aise et leur dit avec râce le plaisir qu’ils lui avaient fait en venant chez elle autrefois.

Elle fit ainsi, peu à peu, parmi ses connaissances anciennes qui l’avaient ignorée ou méconnue, un choix suivant ses goûts, et se mit ? recevoir, en veuve, en femme affranchie, mais qui veut rester honnête, tous ceux qu’elle put réunir des hommes les plus recherchés de Paris, avec quelques femmes seulement. Les premiers admis devinrent des intimes, formèrent un fond, en attirèrent d’autres, donnèrent à la maison l’allure d’une petite cour où tout habitué apportait soit une valeur, soit un nom, car quelques titres bien triés étaient onfondus avec la roture intelligente. Son père, M. de Pradon, qui occupait l’appartement au-dessus, lui servait de chaperon et de porte-respect.

Vieux alantin très élégant, spirituel, empressé près d it plutôt spirituel, empressé près d’elle, qu’il traitait plutôt en dame qu’en fille, il présidait les dîners du jeudi, bientôt connus, bientôt cités dans Paris et fort recherchés. Les demandes de présentation et d’invitation affluèrent, furent discutées, et souvent repoussées après une sorte de vote du cercle intime. Des mots d’esprit sortirent de ce cercle, coururent la ville. Des débuts d’acteurs, ‘artistes et de jeunes poètes, y eurent lieu, devinrent une sorte de baptême de renommée. Des inspirés chevelus amenés par Gaston de Lamarthe y remplacèrent près du piano des violonistes hongrois présentés par Massival ; et des danseuses exotiques y esquissèrent leurs poses agitées avant de paraître devant le public de l’Eden ou des Folies-Bergère.

Mme de Burne, d’ailleurs jalousement gardée par ses amis et qui conservait de son passage dans le monde sous l’autorité maritale un souvenir répulsif, avait la sagesse de ne point trop augmenter ses connaissances. Satisfaite et 16 effrayée en même temps de ce qu’on pourrait dire t penser d’elle, elle s’abandonnait à ses penchants un peu bohêmes avec une grande prudence bourgeoise. Elle tenait à son renom, redoutait les témérités, demeurait correcte dans ses fantaisies, modérée dans ses audaces, et avait soin qu’on ne pût la soupçonner d’aucune liaison, d’aucune amourette, d’aucune intrigue. Tous avaient essayé de la séduire ; aucun, disait-on, n’avait réussi.

Ils le confessaient, se l’avouaient en séduire ; aucun, l’avouaient entre eux avec surprise, car les hommes n’admettent guère, peut-être avec raison, la vertu des femmes indépendantes. Une égende courait sur elle. On disait que son mari avait pporté dans le début de leurs relations conjugales une brutalité si révoltante et des exigences si inattendues qu’elle avait été guérie pour toujours de Yamour des hommes. Et les intimes discutaient souvent sur ce cas. Ils arrivaient infailliblement à cette conclusion qu’une jeune fille élevée dans le rêve des tendresses futures et dans l’attente d’un mystère inquiétant, deviné indécent et gentiment impur, mais distingué, devait demeurer bouleversée 17 quand la révélation des exigences du mariage lui était faite par un rustre.

Le philosophe mondain Georges de Maltry ricanait doucement, et ajoutait : « Son heure iendra. Elle vient toujours pour ces femmes-là. Plus elle est tardive, plus elle sonne fort. Avec les goûts artistes de notre amie, elle sera sur le tard amoureuse d’un chanteur ou d’un pianiste. » Gaston de Lamarthe avait d’autres idées. En sa qualité de romancier, observateur et psychologue, voué à l’étude des gens du monde, dont il faisait d’ailleurs des portraits ironiques et ressemblants, il prétendait connaitre et analyser les femmes avec une pénétration infaillible et unique. Il classait Mme de Burne parmi les détraquées contemporaines dont il avait tracé le type dans PAGF OF