Dois-je avouer que je me sens doublement mal placé pour traiter du roman d’Aubert Aquin. En premier lieu, parce que la plupart des critiques ont déjà presque tout dit sur lui, (je dis bien presque, car cet ouvrage est d’une qualité étrange et d’une densité quasi insondables), en second lieu parce que Hubert Aquin, je le dis sans pudeur, est de tous mes amis, celui dont l’intelligence, la sensibilité, le cheminement intellectuel m’apparaissent les plus authentiques, jusque dans ses troubles, et paroxystiques retranchements.
Avec Hubert Aquin, nous nous trouvons certes devant un ouveau romancier qui met, sur ce que j’aime appeler la quêbëcitude (cette qualité de sensibilité singulière et à peine formulée qui nous caractérise collectivement) des phrases inouies au sens strict du terme. Cest-à-dire que, si on les entendit déjà, ce ne fut toujours que par bribes poétiques, ou sous forme de slogans politiques, ou dans diatribes de ceux qui se sont donné pour mission de nous dê- rêaliser, de nous entretenir dans le cauchemar feutré de notre agonie séculaire.
Certes un nouveau romancier. Mais il ne faudrait pas oublier, u’outre ses activités professionnelles agitées, Hubert Aquin est sans doute l’un des intellectuels canadiens-français de notre génération qui, dans ses articles épisodiq près cerné l’essence de 2 l’essence de l’éducation québécoise, l’un de ceux qui, de par le raffinement de sa culture philosophique, littéraire et anthropologique était le plus apte jeter les bases d’une phénoménologie de la société canadienne française.
De tous les articles d’Aquin parus, dans la revue LIBERTE, soit dans 558 CHRONIQUES PARTI-PRIS celui intitulé « La fatigue culturelle du Canada français » publié dans LIBERTE en mai 1 962) est, àmon sens, un document historique qu’il faudrait publier à 5 millions d’exemplaires. Que chaque Canadien français en connaisse la profondeur et la portée. Or il arrlve ceci au moment de saparution àLlBERTE nous attendions une réaction, n’importe laquelle, mais une réaction franche.
On en parla, certes dans les journaux, chuchotements parfois favorables qui laissaient trop souvent sous-entendre qu’on avait mal compris. Car ce qui nous sert àlintelligentsia n’a pas l’habitude d’entendre les problèmes de sa communauté formulés à une telle altitude de conception et ‘expression. La réponse à cet essai fondamental équivalait à un silence imprégné d’ignorance. La revue CITE LIBRE venait de publier la somme anti-séparatiste « La trahison des Clercs », sous l’impulsion, entre autres, des deux nouveaux députés missionnaires de la cause canadienne- française au parlement fédéral.
Personne, je le dis avec conviction, personne à CITE LIBRE n’était en mesure d quin, sur lemême terrain, 3 2 politisé. Il avait, il conserve desarmes redoutables mais il ne peut crolser le fer qu’avec des fantômes. Et ces fantômes ce ne sont pas seulement es propres fantasmes, de violence et d’amour ou des deux, pour la communauté canadienne-française. C’est, surtout, l’absence d’interlocuteurs valables, je dirais même, d’ennemis à sa mesure. En ce sens, Hubert Aquin est un autre sacrifié. our être chrétien de tradition, occidental de culture, américain de situation, le Canada français n’en pratique pas moins une forme insidieuse de sacrifices humains, anthropophagie du dedans, une psychophagie collective. Cela ne empêche pas, évidemment, d’être vaguement civilisés. Des civilisés en partie dé-culturés, même pas totalement acculturés au monde ngloaméricaln puisque nous nous obstinons à perdurer tels que nous sommes ou tels que nous croyons être, ou tels que nous voudrions être. De tout cela Hubert Aquin témoigne.
II est bien de notre génération d’écorchés. Mais d’écorchés qui tentent d’exorciser la blessure l’action, pure ou magique, et maintenant, pour Aquin par la thérapie littéraire. Dans l’article dont jeviens deparler, on trouvait des passages comme celui-ci « Somme toute, nos penseurs ont à maintes reprises refusé la dialectique historique qui nous définit et ont fait appel à une autre dialectique qui en élargiss ation ou en la rapetissant 4 2 a constitué la base Idéologique de plusieurs systèmes de pensée au Canada.
Nos penseurs ont déployé un grand appareil logiquepour sortir de la dialectique canadienne- française qui demeure, encore aujourdhui épuisante, déprimante, infériorisante pour le Canadien français. Le « Comment en sortir ? » a été le problème 559 fondamental de nos penseurs et leurs fuites dialectiques ne font qu’exprimer tragiquement cegoût morbide pour l’exil dont nos lettres depuis Crémazie, ne font que retentir.
Ce qu’ils ont fui, dans le gaspillage déologique ou les voyages, c’est une situation intenable de subordination, de mépris de soi et des siens, d’amertume, de fatigue ininterrompue et de désir réaffirmé de ne plus rien entreprendre. Le Canadien français se présente souvent dans ses plus hauts porte-parole, comme un peuple blasé qui ne croit ni en lui ni en rien. L’auto-dévaluation fait son oeuvre, depuis le temps, et s’il fallait n’en citer qu’une preuve, je mentionnerais la surévaluation délirante dans laquelle donne maintenant le Canadien français séparatiste.
Il se bat les flancs, mais il aut dire à sa décharge, que s’il ne le fait pas, il risque bien, conditionné comme il l’est à l’affaissement et la défaite, de se prendre pour le dernier des idiots, ce que son propre milieu ne manque jamais de lui faire savoir. » roman québécois prend avec lui un tournant que nous attendions depuis longtemps, qu’Aquin se révèle non seulement créateur d’un style neuf, étincelant, d’une forme romanesque essentiellement moderne qui n’a pas oublié, contrairement certains nouveaux romans que l’homme se définit aussi par certaines glandes que je n’ai pas à nommer.
Qu’en dire sinon que c’est l’un des plus beaux actes d’amour de notre littérature où l’amour, justement, et le pays, sauf chez certains poètes, ne percent qu’avec une timidité de vierge tremblante. Kateb Yacine a aussi décrit le drame algérien dans un roman révolutionnaire qui échappait à la simple chronique sociale: NEDJMA. La femme y jouait aussi un rôle de premier plan. L’identification entre une image trouble de l’aimée, le pays à faire projet révolutionnaire est la clé de ce roman qui résonnera longtemps encore comme l’écho d’une bombe.
Car c’en est une, et d’une toute utre efficience, à long terme, que celles du EL -Q. Ce qui importe dans ce roman, que d’aucuns qualifieront de séparatiste, c’est que le problème du séparatisme comme tel se trouve transcendé, transmué dans le creuset d’un verbe profondément poétique, en ce qu’Aquin, parlant de l’amour, appelle une synthèse lyrique. Pas un Québécois ayant un minimum de 70 de quotient intellectuel n’a le droit d’ignorer cette oeuvre qui met sur nos blessures et siennes une parole de fer rouge. Chef national d’un peuple inédit ! Je suis le symbole fracturé de la révolution du Québec, mais aussi son reflet désordonné et on 6 2 Québec, mais aussi son reflet désordonné et son incarnation suicidaire. En moi, déprimé explosif, toute une nation s’aplatit historiquement ef raconte son enfance perdue, par _ bouffées de mots bégayés et de délires scripturaires et, sous le choc noir de la 560 lucidité, se met soudain à pleurer devant l’immensité du désastre l’envergure quasi sublime de son échec. Pour les chrétiens de gauche incorrigibles, je leur rappelle la célèbre phrase de leur philosophe favori, Teilhard de Chardin : « Il faut des nations pleinement conscientes pour une terre totale. » PRÉFONTAINE P. S. On reprochera peut-être à ce témoignage d’être trop élogieux. Je laisse à d’autres, aux purs analystes littéraires, le soin de décortiquer ce que, personnellement, je me contente d’aimer et vivre.
La première lecture de PROCHAIN EPISODE m’a bouleversée du fait que j’y ai reconnu mes inquiétudes, mes affolements, mes questions; jy al aussi reconnu une démarche intérieure sur laquelle la mienne se greffait sans cesse de façon obsédante. J’y ai reconnu québécois à la recherche de son identité, ce québécois sans raclnes, issu de tous, issu de rien, sans nom et personne pour le nommer. rofond de la subjectivité d’un chacun. Une tentative d’analyse de la situation affective de cet écrit m’intéresse donc pour cette raison. Tout d’abord une mise au point.
Monsieur Aquin a dit qu’il s’était servi d’éléments autobiographiques comme d’un tremplin vers l’oeuvre littéraire; j’ajouterai que je crois l’inverse aussi vrai: le genre littéraire m’apparaît avoir été le tremplin utilisé pour dire et servir une vérité, la sienne; et pourquol pas ? Le témoignage est émouvant; le livre me semble être une projection écrite d’un drame personnel à chacun de nous, d’un drame national. Rien n’empêche le déprimé politique de conférer une coloration esthétique à cette sécrétion verbeuse », (p. 6) En avant donc pour l’analyse de ce héros innommé qui vit aux racines mêmes de notre existence. Pour faciliter ma propre sécrétion verbeuse, je l’appellerai H, de la première lettre du mot héros. 561 Le québécois L’évolution de H est caractérisée par un mouvement dialectique constant. Amour et agressivité, vie et mort, violence et apathie, homicide et suicide, certitude et doute, joie et mélancolie, le conduisent dans le dédale d’événements qu’il mène et qui le mènent lternativement selon la nature de l’élan intérieur et l’emprise de l’angoisse.
Qui donc est H sinon le réprimé qu’il y a en nous, parfois le désespéré, souvent l’étouffé ? La tentative de rassembler ses morceaux est audacieuse; l’é ar illement est d’importance; nous avons propriété des plus importants de ces morceaux. Que s’est-il donc passé pour que H soit à ce point divisé ? Que se passe-t-il donc pour que son identité naissante s’acquiert dans mouvement irréversible de l’affirmation de ses besoins ? H le sent bien qui crie son désarroi pour n’en pas mourir; ne tente-t-il pas onstruire son identité au sein même de l’aimée ?
Mais H a peur, oui de la peur qu’il a aux tripes qu’il tient, car le cri qui jaillirait pourfendrait le roc de l’inconscience. Voilà une des images du québécois; la souffrance est son apanage, l’accablement, la source de sa révolte. Une autre image, je dirai même d’autres images de notre québécois se dessine dans cette femme, K, à la fois belle, majestueuse et aimante. Mais son « importance » inquiète; elle rappelle la géante dont avaient besoin Baudelaire et Edgar Allan poe; une géante est aussi un gouffre, un danger d’envahissement qui vide l’entourage.
Au fur et mesure que l’action se déroule, nous sentons monter l’inquiétude : le vampire se cache-t-il derrière tant de beauté ? Une autre blonde se profile à Ihorizon : inconnue douteuse, traîtresse peut-être, on ne peut pas ne pas y penser. En voil assez; il n’en faut pas plus pour associer spontanément à ces images le spectre de la mère canadienne-française, l’éminence grise qui hante nos mouvements d’indépendance. Pour notre héros H, la fem piédestal, présidant tissée d’avance par elle. Ne retrouvons-nous pas ici de façon frappante l’essentiel du matriarcat québécois ?
De l’extérieur versus de l’intérieur Le parallèle de l’histoire nationale et de l’histoire individuelle est inévitable; (le terroriste et l’amoureux sont étroitement imbriqués). H est transbahuté de la prison à une institution psychiatrique. La prison est un endroit où l’individu est aux prises avec la justice sociale; l’institut, l’endroit où il fait face à une justice intériorisée qui est 562 punitive; cela veut dire abandon, culpabilisation d’avoir voulu rompre le cordon. Cest pourquoi la joie appelle la mélancolie et le bonheur réveille des accords funèbres.
Notre héros se sent désidentifié; il ne sait plus qui il est, ce qu’il doit penser ou faire et s’épuise dans le doute obsédant. L’identité naissante « Voilà soudain que je rêve que mon épopée déréalisante s’inscrive au calendrier national d’un peuple sans histoire. Quelle dérision, quelle pitié ! Cest vrai que nous n’avons pas d’histoire », (p. 94). Dois-je comprendre ici que le peuple québécois est aussi inexistant que l’amirauté suisse ?