LE CHEF-D’ŒUVRE INCONNU SARRASINE Honoré de Balzac Livre du professeur Sylvie Pillu agrégée de lettres modernes LIRE L’ŒUVRE QUESTIONNAIRE DE LECTURE (page 91) TITRES ET DÉDICACES 1 . Au seuil d’un récit, le titre peut remplir trois fonctions essentielles 1 . – une fonction descri forme du récit (titre rhématique ou génér Ainsi, il désigne souv protagoniste, l’action quête. ors2 Sv. ige to eignements sur la u (titre thématique). tian ou l’objet de la une valeur connotative : il suggère des significations secondes. une fonction séductrice : l’un des rôles majeurs du titre est de séduire le lecteur, par sa orme (images, sonorités) comme son contenu ; il suscite une attente, annonce un thème attrayant ou formule une énigme. Le titre Le Chef-d’œuvre inconnu, justifié dès la ligne 20 du récit, combine plusieurs de ces fonctions. Titre thématique, il annonce un élément majeur de l’histoire, le tableau que Frenhofer peint dans le plus grand secret.
Ce portrait, Frenhofer ne l’exhibe pas avant la fin du chapitre Il, mais il le nomme à plusieurs reprises (« Catherine Lescault ») et il l’évoque : la quête artistique de Frenhofer, qui rêve par cette toile de réaliser son idéal pictural ; et la quête esthétique de Poussin, qui spère contempler là un modèle, donc entreprendre sa propre initiation – enfin, un objet d’amour : Frenhofer prétend avoir donné vie à sa figure peinte, qu’il considère comme « son épouse ».
Dès lors, ce chef-d’œuvre, femme vivante, devient un personnage du récit et suscite convoitise, jalousie et rivalité. Indépendamment de cette fonction informative, ce titre cherche ? séduire : il intrigue par son caractère paradoxal. En effet, le propre d’un chef-d’œuvre, œuvre dont les qualités sont jugées supérieures, est d’être reconnu ; il implique les notions de diffusion et de regard. Comment alors concevoir un chef-d’œuvre inconnu ?
L’adjectif, équivoque, permet au moins quatre interprétations du titre, selon que l’on adopte le point de vue de l’artiste-créateur, des personnages-spectateurs ou du lecteur. Voir G. Genette, Seuils ( e Seuil, 1987) et V. Jouve, La Poétique du roman (Sedes, 1997). Le chef-d’œuvre reste inconnu car dérobé aux regards par Frenhofer. Il existe, mais caché sous une toile « de serge verte », au fond d’un atelier bien gardé, et masqué par des couches de peinture superposées.
Le lecteur attend alors du récit le dévoilement de ce chef-d’œuvre. L’adjectif « inconnu » peut aussi signifier « méconnu ». Le chef- d’œuvre n’est pas encore reconnu, identifié comme PAGF OF et Poussin : ces renoncé à Vidée d’imitation ; ils ne peuvent abandonner les préjugés, les codes traditionnels de la peinture classique. À moins que cette méconnaissance ne tienne, plus qu’? l’œil qui regarde, à la nature même du chef-d’œuvre : sa valeur ne serait pas perceptible immédiatement, elle nécessiterait une initiation.
Le récit, en ce sens, l’oppose clairement à la sainte Marie egyptienne peinte par Porbus qui, elle, est « un chef-d’œuvre pour tout le monde » (I. 271) ; ? Inconnu » signifie alors « provisoirement illisible ». – Ce titre peut également faire référence, en 1831 , au mythe du chef-d’œuvre absolu qui hante l’époque romantique. En regard de cet idéal, toute œuvre réelle ne peut qu’être insatisfaisante et doit demeurer invisible pour ne pas laisser paraître son imperfection. Le tableau de Frenhofer reste inconnu car irréalisable.
Il n’existe, unique (l’article défini souligne cette unicité) et parfait, que dans l’imaginaire du peintre. – Enfin, peut-être n’y a-t-il pas de chef-d’œuvre, à l’exception du « pied vivant » qui émerge du chaos de lignes et de couleurs. Le secret est alors celui d’une absence. Le titre, mensonger, constitue un leurre pour le lecteur, en lui laissant attendre un tableau qui n’existe pas. 2. Si le titre du Chef-d’œuvre inconnu met l’accent sur l’œuvre d’art (cachée, illisible), le titre Sarrasine nomme le sujet créateur. Ce titre combine . une fonction informative, puisqu’il annonce, comme nom propre, le protagoniste de la seconde partie, le sculpteur Sarrasine (personnage éponyme) ; – une valeur connotative, si l’on envisage ce terme comme nom commun, ou par sa musulman, pour terminaison : un sarrasin envisage ce terme comme nom commun, ou par sa erminaison : un « sarrasin » désigne un musulman, pour les Occidentaux du Moyen Âge, et au début du XIXe siècle suggère plus largement l’exotisme. Or c’est en Italie, sentie comme exotique à l’époque romantique, que se déroule la seconde partie du récit.
D’autre part, la terminaison féminine intrigue pour qui connaît le nom véritable du sculpteur Jacques Sarrasin. Les connotations de féminité et le brouillage des sexes joueront un rôle important dans la nouvelle, préparant reffet de surprise final. Ce titre invite donc ? lire une nouvelle d’art consacrée à un épisode de la vie d’un sculpteur. Il oriente la lecture vers le pittoresque de cette Italie du XVIIIe siècle, la Rome de l’opéra, des castrats et des intrigues amoureuses : un espace oriental séduisant, qui, en 1831, connote Pérotisme (comme chez Delacroix). . Dans la première version, les deux chapitres s’intitulaient : « Maître Frenhofer » et « Catherine Lescault déslgnant l’artiste et son œuvre. C’est un autre jeu d’écho que recherche Balzac en mettant en regard deux noms de femme en 1837 ; une symétrie entre la femme de chair, aimée par Poussin, et la femme peinte, aimée par Frenhofer ; entre la vie et l’art. Par cette symétrie, la figure peinte acquiert un véritable statut de personnage.
Une rivalité oppose d’ailleurs les deux femmes à la fin du récit : Gillette est « oubliée dans un coin » tandis qu’au centre de l’atelier, sur la toile, Catherine Lescault accapare le regard des trois peintres. Le premier titre est un simple rénom, Gillette, car cette jeune maitresse de Poussin est cette jeune maîtresse de Poussin est une invention littéraire, dont il ne faut pas chercher trace dans la biographie du peintre ; le second, paradoxalement, présente une identité plus complète (Catherlne Lescault) alors qu’il ne ésigne qu’un « semblant de femme » (l. 793) ou un idéal artistique.
Ce nom évoque le fleuve l’Escaut, qui traverse la Belgique et les Pays-Bas, en accord avec les consonances du nom de 2 Frenhofer, comme pour rappeler son origine. Mais on peut aussi y lire « l’écot qui suggère la part que l’argent prend dans ce récit • – Catherine Lescault est une courtisane, qui monnaye ses faveurs ; – la toile est l’objet d’un marché dont le contrat d’échange est clairement posé par Porbus : donner à voir le corps de Gillette à Frenhofer, pour qu’en retour celui-ci donne à voir le corps peint de Catherine Lescault à poussin enfin, Gillette est pour Poussin « ce beau trésor de son grenier » (l. 77) tandis que Frenhofer recouvre sa femme peinte d’une étoffe comme « un joaillier qui ferme ses tiroirs » (l. 964) : ces images se répondent, aux deux bouts du récit. 4. La dédicace qui précède Sarrasine à partir de 1844, « À Monsieur Charles de Bernard du Grail est purement référentielle ; celle que Balzac ajoute au Chef-d’œuvre inconnu dans l’édition Furne en 1846 reste mystérieuse : qui est ce « Lord » ? S’agit-il d’un rappel du pseudonyme « Lord R’Hoone » dont Balzac a signé plusieurs romans de jeunesse, et qu’ onne à lire, par anaeram de l’écrivain, Honoré ?
PAGF s OF composent un texte illisible, effacé, qui annonce la figure effacée sur la toile de Frenhofer. La typographie donne à voir au lecteur ce que poussln et porbus vont apercevoir sur le tableau du vieux peintre au terme du récit : « une multitude de lignes bizarres » (l. 876). Cet indicible offre donc un équivalent de l’irreprésentable du domaine pictural. STATU DU NARRATEUR ET CHOIX DES POINTS DE VUE 5. Pour répondre à cette question, voir le dossier « l’œuvre dans un genre p. 133. 6. ? l’observateur anonyme du début, qui décrit, déchiffre les pparences (« le jeune inconnu paraissait avoir un vrai mérite 9, l. 33) et associe le lecteur à son jugement de valeur dans un discours généralisant, le personnage de Poussin sert de relais. Ainsi, à partir de la page g, c’est par ses yeux que nous découvrons tour à tour Fétrange vieillard, puis l’atelier de Porbus, et son tableau Marie égyptienne. Enfin, au terme du premier chapitre, Gillette nous est décrite ? travers son regard admiratlf.
On comprend l’intérêt pour le romancier d’adopter ce point de vue • – La naiVeté du jeune artiste provincial, qui se présente comme un néophyte, curieux de tout e qui touche à la peinture, offre un intérêt pour l’intrigue. Poussin est impatient d’élucider le mystère du chef-d’œuvre inconnu, car il lui livrera, pense-t-il, le secret de la peinture ; à sa suite, le lecteur se trouve entrainé dans cette quête. – Le choix de ce point de vue de peintre présente également un intérêt d’ordre esthétique : il permet d’introduire dans le récit des descriptions « picturales s.
Ainsi, Frenhofer vu par Poussin devient « une toil dt marchant sans Frenhofer vu par Poussin devient « une toile de Rembrandt marchant sans cadre » ; la découverte de ‘atelier de porbus donne lieu à une composition pittoresque, par des notations de couleur, de lumière, de perspective. Balzac ne se contente donc pas de faire de la peinture le sujet de son récit, il cherche à transposer dans l’écriture les procédés mêmes de la peinture. Enfin, le choix du regard d’un personnage historique, même traité en figure de fiction, constitue une caution pour le récit.
Il fonctionne comme un « effet de réel L’ESPACE ET LE TEMPS 7. Le premier chapitre s’organise autour de trois lieux parisiens • l’atelier de Porbus, rue des Grands-Augustins (du début à la p. 19) ; la maison de Frenhofer, rès du pont Saint-Michel (pp. 19 à 26) ; enfin, la mansarde qu’occupent Poussin et Gillette, rue de la Harpe. Malgré ces précisions topographiques, Balzac ne s’attache pas ici à une reconstitution historique du vieux Paris, il esquisse plutôt une géographie symbolique. – Ainsi le seuil (l. ) sur lequel hésite Poussin, et qu’il franchit dès les premières lignes du récit, suggère rentrée dans l’histoire du personnage et du lecteur, mais surtout l’initiation du jeune peintre. La nouvelle se clôt symétriquement sur un autre seuil (l. 968), qui fait sortir les personnages et le lecteur du récit, Frenhofer de la vie et délivre Poussin de l’autorité d’un maître. L’escalier que gravit le néo h e à la première page montre son désir d’élévati PAGF 7 OF artistique. Le parcours spatial de Poussin, seuil, escalier et pont, est ainsi signifiant. Les lieux du récit renseignent sur le statut social de l’artiste : le texte souligne le contraste entre « la modeste hôtellerie » (l. 543) où loge l’élève et la « belle maison » du maître (l. 351). Le second chapitre met en scène un huis clos entre les trois peintres et les deux femmes. L’unité de lieu, puisqu’on ne quitte pas la demeure de Frenhofer, permet une concentration ramatique du récit. Dans ces deux chapitres, l’espace essentiel est donc l’atelier, thème traditionnel en peinture depuis la Renaissance. Il fournit au XIXe siècle un motif pittoresque et parfois l’occasion d’un morceau de bravoure stylistique.
Dans ce lieu se combinent le privé et le public : lieu d’inspiration, d’intimité de la pensée, l’atelier du peintre est aussi un lieu d’exhibition où est mis en scène le talent, où l’art s’enseigne et se négocie. Comme espace où s’exposent et s’échangent les corps, il est également associé à un imaginalre érotique. Il témoigne enfin, car ‘y joue falchimie inexpliquée de la création, d’un intérêt nouveau pour l’art en train de se faire, pour les moyens techniques de la peinture. Voir également sur ce motif le dossier p. 136. 8.
Pour répondre à cette question, se reporter aux pages 96 et 97 du dossier « l’œuvre dans l’histoire Le cadre historlque est établi directement dans les deux nouvelles par des datations précises mais aussi indirectement, par des références politiques et culturelles. LES PERSONNAGES 9. Dans Le Chef-d’œuvre i PAGF BOF ‘est pas incarné dans un pas incarné dans un seul personnage : Balzac et en scène trois générations de peintres. – Nicolas Poussin est un « jeune homme Le véritable Nicolas poussin, né en 1594 aux Andelys, avait effectivement 18 ans en 1612 (voir le dossier p. 04). – Porbus est âgé de quarante ans environ » (l. 73). Frenhofer est désigné comme « un vieillard avec une certaine invraisemblance d’ailleurs : si Mabuse, mort en 1532, a été son maître et son protégé, Frenhofer doit avoir presque cent ans en 1612.. Ces trois personnages d’artistes s’inscrivent dans un rapport de transmission, d’enseignement et d’initiation. N. Poussin vient à paris animé par le désir de rouver un maître. Deux figures de maîtres se présentent alors : « maître François Porbus » (l. 8) qui prodigue quelques conseils, surtout des mises en garde (l. 30-537), mais auquel se substitue très vite Frenhofer, l’ami et le maître du maître, en quelque sorte. Il donne au jeune homme une leçon pratique de peinture en retouchant magistralement devant lui le tableau de Porbus pour faire de l’œuvre un chef-d’œuvre. Ce savoir-faire technique, lié à un discours théorique très au point, suscite l’admiration de l’élève, perceptible dans les épithètes : le « bon homme » (l. 254) devient dans on discours « le dieu de la peinture » (l. 387), voire « l’art lui- même D.
Plus que d’un enseignement, il s’agit d’ailleurs d’une inltiation : le maitre laisse seulement « entrevoir » au néophyte les secrets de la peinture et lui confie le soin de « deviner le reste » (l. 311). La chaîne de transmission ne s’arrête as là : Frenhofer à son tour invoque son maitre : « ô Frenhofer à son tour invoque son maître : « Ô 4 Mabuse ! ô mon maître ! » (l. 246). Balzac tisse donc une généalogie artistique, dans laquelle Porbus n’est qu’un intermédiaire ; il établit une tradition et une elève entre le jeune homme et le vieillard.
Pour le statut social et la notoriété des peintres, voir le dossier pp. 143-144 et le texte de M. Butor p. ISO. 10. par des désignations floues (« jeune homme « jeune inconnu « pauvre néophyte b), Balzac garde secrète l’identité de son personnage, il en retarde la nomination jusqu’à la page 17, suscitant l’attente du lecteur. C’est en signant la copie au crayon de Marie égyptienne que Nicolas Poussin révèle enfin son identité aux deux autres personnages et au lecteur. Il ne se nomme pas, se dérobant à la question de Frenhofer Votre nom ? l. 66), l inscrit son nom au bas d’un dessin, invitant à voir simultanément l’œuvre et le nom. Poussin doit donc se faire un nom, pour exister en tant qu’artiste, et c’est à travers la peinture qu’il proclame son identité. Il est d’abord dépourvu de nom, car dépourvu de maître, de reconnaissance : il ne révèle son nom qu’au regard des deux figures paternelles, dont il devient alors l’égal 1 1 . L’ambiguïté des personnages de Sarrasine tient à une série de dualités. – Féminin/masculin. Ainsi le vieillard exhale une odeur de « vieilles robes » et le portrait souliene sa « coquetterie 61) ; en Filippo, son petit