BERNHARD SCHLINK. LE LISEUR ROMAN Traduit de l’allemand par Bernard Lortholary or 185 Sni* to View GALLIMARD à leur place. J’avais honte d’être aussi faible. J’eus encore plus honte de vomir. Cela ne m’était encore Jamais arrivé non plus. Ma bouche se remplit, j’essayai d’avaler, je serrai les lèvres et plaquai ma main sur ma bouche, mais ça jaillit et passa entre mes doigts. Alors, prenant appui sur le mur d’un immeuble, je regardai le vomi à mes pieds, en rendant des glaires liquides. La femme qui vint à mon aide le fit presque brutalement. Elle e prit par le bras et m’emmena, par une entrée sombre, dans une cour intérieure.
En hauteur, d’une fenêtre à l’autre, du linge pendait à des cordes. Des piles de bois étaient entreposées dans la cour ; par la porte béante d’un atelier, une scie hurlait et des copeaux volaient. Près de la porte par laquelle nous étions passés, il y avait un robinet. La femme rouvrit, rinça d’abord ma main, puis, prenant l’eau dans le creux de ses mains, m’aspergea la figure. Je m’essuyai avec mon mouchoir. « Prends l’autre ! » Deux seaux étaient posés près du robinet, elle en prit un et le remplit. Je pris et remplis l’autre, et je retraversai l’entrée derrière elle.
D’un grand geste, elle jeta l’eau sur le trottoir, le flot entraîna le vomi dans le caniveau. Elle me prit des mains Vautre seau et acheva de rincer le trottoir à grande eau. Elle se redressa et vit que je pleurais. « Garçon, dit-elle tout étonnée, garçon ! » Elle me serra dans ses bras. J’étais à peine plus grand qu’elle, je sentis ses seins contre ma poitrine, sentis ma mauvaise haleine et l’odeur de sa sueur fraîche, et je ne sus que faire de contre ma poitrine, sentis ma mauvaise haleine et l’odeur de sa ueur fraiche, et je ne sus que faire de mes bras.
Je cessai de pleurer. Elle me demanda où j’hab tais, alla poser les seaux dans l’entrée et me raccompagna, portant mon cartable d’une main et me tenant le bras de l’autre. Ce n’est pas loin, de la rue de la Gare à la rue des Fleurs. Elle marchait vite, et d’une façon si décidée que je la suivis sans hésiter. Devant notre immeuble, elle me quitta. Ma mère fit venir le médecin le jour même, il diagnostiqua une jaunisse. Un jour, je parlai de cette femme à ma mère. Je ne crois pas, sinon, que je serais retourné la voir.
Mais ma mère estima u’il allait de soi que, dès que je pourrais, j’achèterais un bouquet de fleurs sur mon argent de poche, et que j’irais me présenter et dire merci. C’est ainsi que, fin février, je me rendis dans la rue de la Gare. 2 L’immeuble de la rue de la Gare n’existe plus. J’ignore quand et pourquoi il a été démoli. J’ai passé de nombreuses années sans revenir dans ma ville natale. L’immeuble neuf construit dans les années soixante-dix ou quatre-vingt a cinq étages et un penthouse, il n’a ni balcons ni bow-windows, il est lisse et crépi en clair. Les nombreuses sonnettes annoncent de nombreux studios.
Des studios où l’on emménage et que l’on quitte comme on prend et laisse une voiture de location. Au rez de-chaussée, on voit pour le moment un magasin d’ordinateurs ; auparavant, il y a eu une droguerie en libre-service, une supérette et un loueur de cassettes. L’ancien immeuble avait la mêm en libre-service, une supérette et un loueur de cassettes. L’ancien immeuble avait la même hauteur, mais seulement quatre étages. Un rez-de-chaussée en gros blocs de grès taillés en pointes de diamant, et trois étages en briques avec les encadrements de fenêtres en grès, ainsi que les balcons et les ow-windows. our pénétrer au rez-de-chaussée et accéder ? la cage d’escalier, il y avait quelques marches qui allaient en se rétrécissant vers le haut, entre deux garde-corps portant des rampes de fer forgé qui finissaient en spirale vers la rue. La porte était flanquée de colonnes, et du haut de leurs architraves, un lion regardait vers le haut de la rue de la Gare, un autre vers le bas. L’entrée par laquelle la femme m’avait emmené jusqu’au robinet de la cour était rentrée de service. Petit garçon, j’avais déjà remarqué cet immeuble. Il dominait la série des façades.
Je pensais que, s’il se faisait encore plus lourd et plus large, les maisons voisines n’auraient qu’à se serrer pour lui faire de la place. J’imaginais à l’intérieur un escalier de stuc et de glaces, avec un tapis à motifs orientaux maintenu sur les marches par des barres de cuivre bien astiquées. Je m’attendais à ce que cette demeure imposante fût habitée par des gens tout aussi imposants. Mais comme l’immeuble avait été noirci par les ans et par la fumée des trains, j’imaginais que ses imposants habitants étaient sinistres, qu’ils étaient devenus bizarres, peut- ?tre sourds ou muets, bossus ou boiteux.
Je n’ai jamais cessé, au cours des années ultérieures, de rêver sourds ou muets, bossus ou boiteux. Je n’ai jamais cessé, au cours des années ultérieures, de rêver ? cet immeuble. Ces rêves se ressemblaient : variations d’un seul rêve et sur un seul thème. Je marche dans une ville inconnue et je vois cet immeuble. Dans un quartier que je ne connais pas, il se dresse dans l’alignement d’autres maisons. Je continue ? marcher, troublé de connaître la maison mais non le quartier. Puis il me revient que j’ai déjà vu cet immeuble.
Mais je ne pense as à la rue de la Gare de ma ville natale, je pense à une autre ville ou a un autre pays. Je suis en rêve par exemple à Rome, j’y vois l’immeuble et je me souviens de l’avoir déjà vu à Berne. Ce souvenir rêvé me rassure ; cela ne me semble pas plus étrange que de revoir par hasard un vieil arm dans un cadre insolite. Je fais demi-tour, reviens vers [‘immeuble et gravis les marches. Je veux entrer. J’appuie sur la poignée. Lorsque c’est dans la campagne que je vois l’immeuble, le rêve dure plus longtemps, ou bien je me rappelle mieux ses détails par la suite.
Je roule en voiture. Je vois l’immeuble sur ma droite et je continue à rouler, troublé d’abord seulement de ce qu’une bâtisse manifestement faite pour la ville se dresse en pleins champs. Puis il me revient que je l’ai déjà vue, et je suis doublement troublé. Quand je me rappelle où je rai déjà vue, je fals demi-tour et je reviens. La route, dans mon rêve, est toujours déserte, je peux tourner d’un coup dans un crissement de pneus et repartir ? grande vitesse. J’ai peur d’arriver trop tard et j dans un crissement de pneus et repartir à grande vitesse.
J’ai peur d’arriver trop tard et j’accélère. Alors je vois l’immeuble. Il est entouré de champs : colza, blé ou vignes en Palatinat, lavande en Provence. C’est un paysage de plaine, tout au plus légèrement vallonné. Il n’y a pas d’arbres. Il fait très clair, le soleil luit, l’air tremble et la chaussée brille sous la chaleur. Les murs coupe- feu, des deux côtés de l’immeuble, lui donnent une allure perdue et piteuse. Ce pourraient être ceux de n’importe quelle bâtisse. L’immeuble n’est pas plus sinistre que dans la rue de la Gare.
Mais les fenêtres sont toutes poussiéreuses et ne laissent rien voir à l’intérieur, pas même des rideaux. La maison est aveugle. Je m’arrête sur le bord de la route, que je traverse pour aller vers l’entrée. On ne voit personne, on n’entend rien, même pas un moteur au loin, ni le vent, ni un oiseau. Le monde est mort. Je gravis les marches et j’appuie sur la poignée. Mais je n’ouvre pas la porte. Je me réveille et je sais seulement que j’ai saisi la poignée et appuyé dessus. Puis tout le rêve me revient en mémoire, et aussi que je rai déjà fait.
Je ne savais pas le nom de la femme. Mon bouquet de fleurs ? la main, j’hésitai devant la porte et les sonnettes. J’avais envie de repartir. uis un homme sortit de l’immeuble, me demanda qui je cherchais et m’envoya chez Mme Schmitz, au troisième étage. pas de stuc, pas de glaces, pas de tapis. Si l’escalier n’avait jamais possédé de modestes beautés, sans rapport avec la somptueuse façade, il n’en r n’avait jamais possédé de modestes beautés, sans rapport avec la somptueuse façade, il n’en restait plus rien.
Au milieu des marches, la peinture rouge était usée par les pas ; le lino vert à motifs qui protégeait les murs jusqu’à hauteur d’épaule était tout écorché, et les barreaux qui manquaient à la rampe étaient emplacés par des ficelles tendues. Cela sentait les produits de nettoyage. Peut-être d’ailleurs que je n’ai remarqué tout cela que plus tard. Tout avait toujours la même propreté miteuse et exhalait toujours la même odeur de produits de nettoyage, mêlée parfois à une odeur de choux ou de haricots, de friture ou de lessive.
Des autres occupants de l’immeuble, je ne connus jamais autre chose que ces odeurs, que les paillassons devant les portes et que les noms sous les boutons de sonnette. Je ne me rappelle pas avoir jamais rencontré un autre locataire dans l’escalier. e ne me rappelle pas non plus comment j’ai salué Mme Schmitz. Sans doute avais-je préparé deux ou trois phrases sur ma maladie, sur la façon dont elle m’avait secouru et sur la gratitude que j’en avais, et sans doute les ai-je récitées. Elle m’a fait entrer dans la cuisine. C’était la plus grande pièce du logement.
II y avait une cuisinière et un évier, une baignoire et un chauffe-eau, une table et deux chaises, un buffet, une armoire et un canapé. Le canapé était couvert d’une couverture en velours. La cuisine n’avait pas de fenêtre. La lumière venait d’une porte vitrée ouvrant sur le alcon. Cela ne donnait pas beaucoup de jour, la cuisine n’était cl d’une porte vitrée ouvrant sur le balcon. Cela ne donnait pas beaucoup de jour, la cuisine n’était claire que quand la porte était ouverte. On entendait alors, montant de la menuiserie dans la cour, le hurlement de la scie et on sentait rodeur du bois.
Le logement comportait encore un petit salon étroit, avec une desserte, une table, quatre chaises, un fauteuil à oreilles et un poêle. Cette pièce n’était presque jamais chauffée en hiver, et presque jamais utilisée en été non plus. La fenêtre donnait sur a rue de la Gare, et la vue sur les terrains de l’ancienne gare, qui étaient éventrés dans tous les sens et où l’on posait déj? çà et là les fondations de nouveaux bâtiments administratifs et judiciaires. Enfin le logement avait aussi des toilettes sans fenêtre. Quand ça sentait mauvais, on le sentait aussi dans le couloir.
Je ne me rappelle pas non plus ce que nous nous sommes dit dans la cuisine. Mme Schmitz était en train de repasser ; elle avait étendu sur la table une couverture de laine et un drap, elle prenait dans la corbeille une pièce de linge après l’autre, la epassait, la pliait et la posait sur l’une des deux chaises. J’étais assis sur l’autre. Elle repassait aussi ses sous-vêtements, je ne voulais pas regarder, mais je ne pouvais pas non plus regarder ailleurs. Elle portait une robe tablier sans manches, bleue avec de petites fleurs rose pâle.
Ses cheveux blond cendré, qui lul arrivaient aux épaules, étaient retenus sur la nuque par une barrette. Ses bras nus étaient pâles. Ses gestes, pour soulever le fer ? la nuque par une barrette. Ses bras nus étaient pâles. Ses gestes, pour soulever le fer à repasser, le diriger, le reposer, puis pour lier les pièces de linge et les poser, étaient lents et réfléchis, comme était lente et réfléchie sa façon de se mouvoir, de se pencher, de se redresser. Sur son visage d’alors sont venus se poser, dans ma mémoire, ses visages ultérieurs.
Quand je veux l’évoquer devant mes yeux telle qu’elle était alors, elle apparait sans visage. Il faut que je le reconstitue. Front haut, pommettes hautes, yeux bleu clair, lèvres pleines aux courbes régulières sans rupture, menton fort. un beau visage dessiné à grands traits, rude et féminin. Je sais que je le trouvai beau. Mais je ne vois pas sa eauté devant moi. 4 « Attends un peu, dit-elle lorsque je me levai pour partir, il faut que je sorte, nous partirons ensemble. » J’attendis dans le couloir. Elle se changea dans la cuisine.
La porte était entrebâillée. Elle ôta sa robe tablier et se trouva en sous- vêtements vert clair. Deux bas pendaient sur le dossier de la chaise. Elle en prit un et, avec de petits mouvements vifs des deux mains, le retroussa jusqu’à en faire un anneau. En équilibre sur une jambe, le talon de l’autre jambe appuyé sur le genou, elle passa le bas ansi roulé sur le bout de son pied, puls posa celui- i sur la chaise et enfila le bas sur son mollet, son genou et sa cuisse, se penchant alors de côté pour l’attacher aux jarretelles.
Elle se redressa, ôta le pied de la chaise et prit l’autre bas. Je ne pouvais détacher mes yeux d’elle. De redressa, ôta le pied de la chaise et prit l’autre bas. Je ne pouvais détacher mes yeux d’elle. De sa nuque et de ses épaules, de ses seins que la lingerie drapait plus qu’elle ne les cachait, de ses fesses sur lesquelles son jupon se tendait lorsqu’elle appuyait le talon sur le genou et qu’elle le posait sur la chaise, de sa jambe d’abord nue et pâle, puis d’un éclat soyeux ne fois dans le bas.
Elle sentit mon regard. Elle s’arrêta, main tendue, au moment de saisir l’autre bas, tourna la tête vers la porte et me regarda droit dans les yeux. Je ne sais pas ce qu’exprimait son regard : étonnement, question, connivence ou blême. Je rougis. Je restai là un instant, le visage en feu. Puis je n’y tins plus, je me jetai hors du logement, dévalai l’escalier et me précipitai hors de l’immeuble. je marchai lentement. Rue de la Gare, rue Hausser, rue des Fleurs. C’était mon chemin pour aller au lycée depuis des années.
Je connaissais chaque maison, chaque jardin, chaque clôture, elle qui était repeinte chaque année, celle dont le bois était devenu si gris et si friable qu’il cédait sous les doigts, les barrières métalliques dont je frottais les barreaux avec un bêton en les longeant quand j’étais petit, et ce haut mur de briques derrière lequel j’avals imaginé des merveilles et des horreurs jusqu’au jour où je pus l’escalader et découvris des alignements ennuyeux de carrés à l’abandon, de fleurs, de légumes et darbustes à baies.
Je connaissais les pavés et l’asphalte de la chaussée et, sur les trottoirs, l’alternance des dalles, du PAGF 85