Ch. Plantin CNRS – université Lyon 2 plantin@univ-lyon2. fr La construction de l’évidence dans le Traité sur la tolérance Liévidence ne nécessite pas de preuve, l’esprit la reçoit tel que les sens et le bon sens la lui donnent : Calas est innocent, les opinions sont ridicules mais il y a des erreurs nécessaires, les peuples sont unanimes, l’histoire offre des leçons clairement intelligibles, la tolérance est nécessaire, quelques Jésuites sont Sni* to View odieux, le progrès es intérêts convenable monde est régi par u d’une voix unanime efface ainsi le travail n sera sensible à ses loi naturelle, le t tous les juges ente.
L’évidence ue qui l’a produite et qui la maintient, parfois sur le til du rasoir. Pour exposer ce quasi- paradoxe, la proposition de lecture qui suit cherche à caractériser quelques tendances de l’argumentation dans le Traitél . Des données bien connues sur les grands genres rhétoriques- argumentatifs traditionnels serviront de guide, ainsi qu’une vision de l’argumentation fondée sur l’idée de confrontation discursive, discours contre discours2.
Nous nous intéresserons d’abord à la relation particulière entre le type d’action langagière dont relève l’ouvrage et l’image qu’il onne de cette activité, son énonciation et l’image discursive de cette énonciation : on peut montrer que ce texte suprêmement polémique propose du débat polémique, comme de tout débat, une vision extrêmement négative et dévalorisée, comme en témoigne l’usage de termes comme controverse, d dispute ou opinion.
On a là une forme d’auto-dénégation de la rhétorique argumentative au service de l’effet de vérité. En second lieu, nous examinerons l’argumentation, a priori de type judicialre, qui encadre le Traité (chapitres 1 et 2 ; chapitre 25 (première partie) ainsi que l’Article nouvellement ajouté. ) : plaidoyer sans opposant possible, donc discours de l’histoire où seule la Vérité parle sans réplique, mais aussi exemple sacralisé, exemplum.
L’argumentation politique sera ensuite abordée sous deux volets, l’un propose une lecture du chapitre 3 en utilisant comme grille de lecture les composantes classiques de la question de la légitimité de la violence contre les réformés : y a- t-il eu faute ? la violence est-elle autorisée par le prince ? est-elle proportionnée ? Lorsque l’argumentation politique vise la prise de décision, Voltaire prend une tout autre posture rhétorique, elle de conseiller des puissants, sensibles aux arguments pragmatiques.
L’axe critique sera privilégié pour la discussion de l’argumentation dans le domaine religieux, (Chapitre 9, Des martyrs). Si la critique devient satire, c’est que probablement, comme le disait Perelman, on touche à des sujets sur lesquels il ny a ni argumentation ni interlocuteur sérieux possibles ; dans la perspective du débat, on dira qu’il s’agit d’une stratégie de disqualification de l’adversaire. L’argumentation dirigée vers les catholiques avec qui l’on peut discuter se fonde essentiellement ur une combinaison d’autorité et de mise en question ad hominem.
Le Traité leur parle dans leur langage : la Prière à Dieu (Chapitre 23) et la prosopopée de la loi naturelle (au chapitre 25) peuvent être lues comme des exercices rel 31 23) et la prosopopée de la loi naturelle (au chapitre 25) peuvent être lues comme des exercices relevant respectivement du genre « oratoire », l’art de prier, et du genre prédicatif, l’art de s’adresser aux hommes au nom du prlncipe divin. La dernière partie propose un regard — peu systématique — sur le devenir de la question de la tolérance vue de l’autre côté de la arrière, à partir d’ouvrages d’apologétique catholique du 19ème siècle.
La représentation du débat Chaque discours construit une image de l’interaction dans laquelle il entre : mise en scène de son auteur (ethos), du public visé, qui construit ce que l’on pourrait appeler un ethos du destinataire, mise en scène de ses objets. Ces stratégies d’image dépendent des genres et des rôles génériques qui leur sont attachés. Elles vont bien au delà de la forme dialogique élémentaire que constitue la prise à partie directe, comme » Vous avez élevé votre enfant… » (59).
Le titre crée une attente de contenu. Frere aîné de traité, le latin tractatus désigne, entre autres, une gamme d’activités langagières argumentatives, relevant de modalités dialectiques ou rhétoriques, profanes ou sacrées : d) action de traiter un sujet, développement e) discussion, délibération f) sermon, homélie. 3 Le verbe traiter dans son premier emploi, équivaut (v. 1196) à « régler (qqch) en discutant avec qqn » le verbe prend ensuite le sens de « négocier un accord » (fin XVIe s. ; XIIIe s. en droit). Dans cette acception, le verbe désigne une modalité dialectique u traitement du différend, une » discussion Ce sens est bien présent dans le substantif traité, le traité diplomatique ou commercial fixant les résultats d’une négociation, 3 1 substantif traité, le traité diplomatique ou commercial fixant les résultats d’une négoc ation, mais il disparaît dans l’acception » ouvrage traitant d’un sujet » (id. , art. traité). par son titre, le Traité se rattache à la famille des essais, lettres, discours, dissertations, enquêtes, adresses… ui tous renvoient à des développements argumentatifs se différenciant essentiellement par le type de contrat communicationnel rojeté : affirmation ou effacement de l’auditoire, ethos modeste ou conquérant de l’auteur, orientation rhétorique, dialectique ou scientifique. Dans cette ensemble, l’intitulé traité annonce une œuvre plutôt monologique, parfois dogmatique, un monolithe affichant sa volonté de faire date : c’est le titre qui efface le plus ses condltions de communication pour mettre en évidence sa volonté de vérité.
Cette dénégation fondatrice de l’activité rhétorique, qui est elle-même une figure rhétorique, est peut- être la forme structurante qui donne son unité au Traité sur la Tolérance. Elle renvoie sans doute à une biographie et ? une histoire : au 17e et 18e siècle » le mot rhétorique renvoie, comme à son parangon, à la classe de rhétorique des collèges de jésuites « 5 ; et Voltaire était élève des Jésuites au lycée Louis le Grand.
On peut préciser l’image que le raité donne du débat en observant les orientations de quelques occurrences de termes fondamentaux dans ce domaine • argument, controverse, opinion, dispute (le chapitre XIX, Vertu vaut mieux que science est essentiel de ce point de vue). Nous avons procédé par échantillonnage d’occurrences, opére à partir d’un relevé manuel. Argument est utilisé de façon neutre ; il existe de bons et de mauvais arguments . 1 relevé manuel. auvais arguments : L’exemple de Socrate est au fond le plus terrlble argument qu’on puisse alléguer contre l’intolérance (63) c’est un très mauvais argument que de dire : Voragine… et le jésuite Ribadeneira… n’ont dit que des sottises : donc il n’y a point de Dieu (81) le Jésuite que d’abord il avait argumenté avec la plus grande retenue (125) de même convaincre : il toucha tous ceux qu’il ne voulait que convaincre (154) Disputer, la dlspute a de très nombreuses occurrences, toutes orientées négativement.
Exemples : on sait assez ce qu’il en a coûté de sang depuis que les chrétiens disputent sur le dogme (42) Chez les anciens Romains, depuis Romulus jusqu’aux temps où les chrétiens disputèrent avec les prêtres de l’Empire, vous ne voyez pas un homme persécuté pour ses sentiments. (65) Relation d’une dispute de controverse à la Chine (125) combien la politesse est nécessaire dans la dispute (125) vous avez surchargé cette loi sainte de sophismes et de disputes incompréhensibles (139) Dans le Traité, l’objet et les actants de la dispute se rattachent toujours au domaine religieux.
Il n’est jamais fait mention de isputes qui seraient légitimes, dans le domaine politique par exemple. Controverse, provient du latin » controversia « discussion, débat », « litige » » (LR-DHLF). Erymologlquement, le mot controverse n’est pas, a priori, orienté négativement ; il ne l’est pas non plus dans l’usage contemporain, où l’on considère par exemple que la controverse est un moment normal dans l’évolution des sciences.
Or le Traité donne systématiquement ? ce terme une orientation négative, où il est associé PAGF s 1 le Traité donne systématiquement à ce terme une orientation négative, où il est associé à dispute, discorde. Il faut sans doute voir là une conséquence de sa » [spécialisation] » dans le domaine de la théologie, où il déslgne » un débat sur les points litigieux de la doctrine » (LR-DHLF), ce qui en fait évidemment une cible de choix pour Voltaire (il semble que le terme a la même orientation dans le Commentaire philosophique… e Bayle6). Les quelques occurrences suivantes relevées dans le Traité en témoignent cet habit est un uniforme de controversiste qui avertit les adversaires de se mettre sous les armes (42) la discorde, la controverse sont ignorées dans l’heureuse patrie qu’ils se sont faite (52) La controverse est une maladie épidémique qui est sur sa fin, et cette peste, dont on est guéri, ne demande plus qu’un régime doux. (57) mais c’est aussi le tort de tous les controversistes de réduire ? rien le mal qu’on leur reproche. 145) Opinion, de façon peut-être plus surprenante, semble être utilisé avec une orientation négative. Aucune des occurrences relevées n’est prise en bonne part : Jamais aucune ville grecque ne combattit pour des opinions (63) Le Tellier mon opinion est qu’il faut les châtrer tous (1 1 8) que les petites différences entre nos opinions insensées (141) Celui qui m’écoute juge toujours bien ; et celui qui ne cherche qu’à concilier des opinions qui se contredisent est celui qui s’égare (152) les haines irréconciliables allumées par les différentes opinions. 83) le Hollandais des opinions presque aussi extravagantes (126) Mals de toutes les superstitions, la plus dangereuse, n’est-ce pas celle de hair son prochain pour ses opinions ? (132) 1 superstitions, la plus dangereuse, n’est-ce pas celle de hair son prochain pour ses opinions ? (132) Controverse, opinion, dispute sont ainsi systématiquement renvoyées au domaine de l’ergotisme ( » Les chefs de l’ergotisme » 34). Le terme positif dans ce champ est examen, examiner, terme désignant une opération où l’esprit traite directement l’objet, hors dialogue.
Exemples examiner mûrement (47) mais si le soir il avait examiné paisiblement l’histoire du corbeau, des centaures et des satyres, on n’aurait rien eu à lui reprocher (70) On conclura que le Traité est une pièce majeure d’un débat qui donne une représentation négative du débat, ce qui est parfaitement conforme à la règle rhétorique de masquage des procédés rhétoriques. Plaidoyer, histoire, exemplum On pourrait penser que certains chapitres du Traité sur la olérance à l’occasion de la mort de Jean Calas relèvent du plaidoyer, du genre judiciaire.
D’une façon générale, toute plaidolrie révèle une faille, puisqu’elle implique une situation de pro et contra ; réfuter une accusation, brandir des arguments signale qu’il y a doute, qu’on n’est pas dans l’ordre de « immédiatement vrai, visible et palpable. De fil en aiguille, dire qu’il y a plaidoyer, c’est attirer l’attention sur un possible contre- discours et l’existence d’un doute ; donc, à la limite, rendre suspecte la personne que l’on défend — Il se trouve simplement ue dans les cas ordinaires elle l’était déjà.
C’est ainsi qu’un plaidoyer en faveur d’une cause peut systématiquement affaiblir la cause : c’est une forme du paradoxe de l’argumentation, du piège dans lequel les jeunes enfants ne sont pas les seuls ? tomber : « ce n’est pas moi qui ai cassé le 7 1 les jeunes enfants ne sont pas les seuls à tomber : « ce n’est pas moi qui ai cassé le vase ». un moyen de contourner ce paradoxe est d’effacer les marques du plaidoyer, ce qui peut se faire en passant à l’histoire. osé comme historique, le discours s’auto- valide, en s’attribuant la vertu cardinale caractérisant ce genre, ‘objectivité de la chose vue, l’évidence de l’événement saillant. Dès lors, il peut se déployer dans l’horizon du vrai, qui ne supporte pas de contre-discours. Le Traité porte sur une question générale — la tolérance — ? propos d’une question particulière la culpabilité de Calas.
Le titre schématise une première argumentation par l’exemple prototypique : la tolérance est nécessaire comme le montre le cas de Jean Calas, qui sera exposé en premier lieu. L’ordonnancement classique du plaidoyer prévoit une narration des faits, du point de vue de la partie défendue ; ensuite, une rgumentation, où une position est prouvée et la position antagoniste explicitement réfutée. Dans la réalité de l’affaire, le contre discours à réfuter existe évidemment, obligatoirement ; dans sa préface R.
Pomeau rappelle par exemple le point suivant [Marc-Antoine Calas] s’est-il, lorsqu’il descendit au rez-de chaussée, suicidé dans le magasin par pendaison ? La réponse dépendalt de la position du corps quand on le découvrit. Sur ce point capital les Calas ont varié, ce qui aggrava la présomption de leur culpabilité (15) Ce point est effacé du chapitre 1 . On peut encore donner comme xemple d’effacement du doute le traitement de la question des meurtrissures.
La découverte du pendu est rapportée du point de vue du narrateur omniscient, et non pas sous la modalité du rapport de police, rapportée du point de vue du narrateur omniscient, et non pas sous la modalité du rapport de police, par exemple « ils ont déclaré avoir trouvé… » Pierre Calas et [le jeune Lavaisse] trouvèrent Marc Antoine en chemise, pendu à une porte et son habit plié sur le comptoir ; sa chemise n’était pas seulement dérangée, ses cheveux étaient bien peignés : il n’avait sur son corps aucune plaie, aucune meurtrissure (32)
La note 2 apporte un élément de rapport médical, qui vient confirmer la narration : On ne lui trouva, après le transport du cadavre à l’hôtel de ville, qu’une petite égratignure au bout du nez, et une petite tache sur la poitrine, causée par quelque inadvertance dans le transport du corps Tout cela entrerait fort bien dans un discours d’accusation (« le cadavre avait une meurtrissure sur la poitrine et son visage était égratigné ») est minoré et réfuté par une explication mettant hors de cause Calas et Lavaisse.
Le terrain est maintenant prêt pour l’interrogation rhétorique, défi d’avoir à prouver l’invraisemblable Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un jeune homme aussi robuste qu’eux tous, sans un combat long et violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout le voisinage, sans des coups réitérés, sans des meurtrissures, sans des habits déchirés. (37) Aucun récit n’est à l’abri d’un retournement : après tout ils étaient deux contre un.
Faut-il préciser qu’il ne s’agit pas ici de fantasmer des soupçons absurdes à propos de Calas et Lavaisse, mais de montrer que tout ce qui est construit par un récit vraisemblable peut être déconstruit par du récit non moins vraisemblable : c’est e qu’enseigne le paradoxe du fable qui attaque le fort. Que le d PAGF 31 vraisemblable : c’est ce qu’enseigne le paradoxe du faible qui attaque le fort.
Que le discours d’accusation porte sur ces faits ou sur d’autres, il existe, et un plaidoyer devrait montrer ouvertement, explicitement son inanlté. Dans le Traité, il est très peu présent, et implicite. Ce refus de la position d’avocat est d’ailleurs clairement exprimé en fin d’ouvrage, où Voltaire parle » . [d’]un écrit qui n’est point juridique et qui ne fait pas partie » des pièces du procès » (1 SI). L’affaire se déroule devant e lecteur, elle ne recèle ni complication ni mystère, et n’offre aucune prise au doute.
Cette absence de traitement du contre-discours montre que cette histoire ne se situe pas sur le terrain de la démonstration judiciaire, mais dans un espace nouveau, celui disons rapidement de la gazette et des droits de l’homme, où l’auditoire est une opinion divisée, dont les représentations doivent être combattues, éclairées, ou confirmées, selon le cas — l’opinion et l’individu isolé, qui parfois incarne de façon contradictoire toutes les tendances de cet auditoire composite.
On relève par exemple u chapitre 25 et dans l’Article nouvellement ajouté des passages qui relèvent nettement de l’écriture journalistique : nous apprenons que le 7 mars 1763… on m’a écrit du Languedoc cette lettre Article nouvellement ajouté dans lequel on rend compte du dernier arrêt rendu en faveur de la famille des Calas. Dans cet espace, Ihistoire exemplaire de Calas est appelée ? fonctionner comme un exemplum, c’est à dire » un récit bref donne comme véridique et destiné à être inséré dans un discours, en général un sermon, pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire « 7. Tous ces tra