Svetlana Gor#enina Claude Rapin Les voyageurs francophones en Asie Centrale de 1860 à 1932 ln: Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, Union soviétique, États indépendants. Vol. 39 N03. Juilletseptembre 1998. pp. 361-373. Citer ce document / Cite this document : Gor#enina Svetlana, Rapin Claude. Les voyageurs francophones en Asie Centrale de 1860 à 1932. In: Cahiers du monde russe : Russie, Empire russe, 39 N03. Juillet-septe doi : 10. 3406/cmr. 19 http://www. persee. r 1252-6576 1998 nu Abstract Union soviétique, États indépendants. Vol. crpt/article/cmr Svetlana M. Gor#enina, Francophone travellers in Central Asia in the years 1860 to 1932. This article constitutes a preliminary report of research on the francophone historiography of Central Asia at the turn of the twentieth century. This research was conducted in collaboratlon Wlth the Maison des Sciences de « Homme, the CNRS team on Hellenism and Oriental Civilizations and the French Institute for Central Asian Studies.
A large amount of documentation (from archives, bibliographic resources, photographic archives) was collected for nearly all of the francophone travellers, scholars, and photographers who ent to Russian (later Soviet) Central Asia between the beginning of Russian colonization and the (their educational background, their personal motivations and those of their sponsors, the manner in which they were welcomed by the local authorities, etc. , as well as the political situation in Central Asia, particularly from the point of View of French interests in the region (commercial activities, political and econamic information missions ardered by the Ministry of Foreign Affairs in 1918-1922, etc. ). Résumé Svetlana M. Gorsenina, Les voyageurs francophones en Asie Centrale de 1860 à 1932.
Cet article est ne première présentation des recherches sur l’historiographie francophone de l’Asie Centrale au tournant du XIXe et du XXe siècles, menées en collaboration avec la Maison des Sciences de l’Homme, l’équipe « Hellénisme et civilisations orientales » du CNRS et l’Institut Français d’Études sur l’Asie Centrale.
Une importante documentation (sources d’archives, documents bio-bibliographiques, photothèque) a été collectée sur l’ensemble des voyageurs, chercheurs et photographes de langue française qui se sont rendus en Asie Centrale, russe puis soviétique, entre le début de la colonisation usse et la fermeture des frontières dans les années 30. Ces voyageurs, à quelques exceptions près, sont tombés dans un oubli injustifié, ou ont été présentés dans « historiographie soviétique sous l’angle exclusif du colonialisme et de l’espionnage.
Cette étude tente de reconstituer leur environnement historique (leur formation, leurs motivations personnelles et celles de leurs bailleurs de fonds, les conditions dans lesquelles ils étaient accueillis par les autorités locales, etc. ) ainsi que la situation politique en Asie Centrale, notamment du point de vue des intérêts français dans la ré des 0 Centrale, notamment du point de vue des intérêts français dans la région (activités des maisons commerciales, missions d’information politique et économque envoyées par le quai d Orsay en 1918-1922, etc. . SVÉTLANA GORSENINA VOYAGEURS FRANCOPHONES EN ASIE CENTRALE DE 1860 À 19321 La découverte de l’Asie Centrale ne fut en rien le fruit du hasard ni le type d’aventure romantique qui accompagna la découverte, en leur temps, de l’Amérique, des îles Sandwich ou de r hide. Cette région a occupé de tout temps une place parti culière dans l’univers mental de l’Europe occidentale.
Non seulement on en a appris rès tôt l’existence, mais il arrivait aussi que l’on ressente à son propos l’impression d’une certaine supériorlté, comme pour toutes les clvilisations asiatiques, dont les plus anciennes ont pu, à leur apogée, supporter la comparaison avec les États hellé nistiques ou la République romaine. Les relations entre l’Asie et l’Europe n’ont jamais répondu au schéma univoque « professeur-élève h, calqué sur un système comprenant des centres de progrès et des zones de diffusion.
Elles suivent plutôt le principe du dialogue réciproque, dont l’orientation, d’une époque à l’autre, varie en faveur tantôt de ‘Europe, tantôt de l’Asie. Au Moyen Âge, l’Asi—1 vre maintes fois pour comme des maitres ou les représentants d’une culture supérieure, comme cela avait souvent été le cas avec les peuples de l’Afrique ou de l’Amérique, dont l’héritage culturel est paru au premier contact comme primitif et dépourvu de racines profondes.
Par venu au centre du continent asiatique, l’Européen rencontrait une civilisation fon damentalement différente, qui lui était mystérieuse et incompréhensible, mais il savait qu’elle avait été remarquable dans le passé, en y ressentant alternativement urprise, accablement ou ravissement. Sous ses guenilles poussiéreuses de vieillard — image de l’Asie récente — tout regard curieux pouvait saisir l’éclat des vêtement impériaux de l’autre Asie, celle de la splendeur de l’époque médiévale. ne par celle de mémoire complaisante et d’imagination vive suffisait alors pour en sortir l’image du néant, malgré la rareté des témoignages des voyageurs revenus de ces contrées. Avant le xvnr2 siècle les Européens ne disposent pratiquement d’aucune description de voyages en Asie. Les itinéraires les mieux connus alors sont encore eux que les géographes antiques avaient rédigés avant notre ère. Pour obtenir des Cahiers du Monde russe, 39 (3), juillet-septembre 1998, pp. 361-374. 62 0 timourides au début du XVe siècle, les témoignages les plus riches ont été livrés par l’ambassadeur de Castille, Ruy Gonzales de Clavij05 et par Johan Schiltbergetk. Au milieu du XVIe siècle les voyageurs sont représentés essentiellement par Antoine Jenkinson, Richard John sonou Bentink7. S’ensuit une période de silence, due au fait qu’avec la découverte de l’Amérique et des nouveaux itinéraires maritimes l’Asie Centrale est sortie du omaine des intérêts et des ambitions des Européens.
Après avoir atteint leur apogée au Moyen Âge, les connaissances tant géographiques qu’historiques sur l’Asie Cent rale restent inchangées durant des siècles, voire diminuent, au point que sur les cartes la région finit par n’être plus qu’une tache blanche ou, comme le dit le géo graphe allemand Henning, une « terra incognita ». Les itinéraires habituels des voyages « romantiques des aventures commerc iales des expéditions scientifiques en Orient ne diffèrent pas sensiblement les uns des autres, excepté en Asie Centrale.
La Turquie, l’Irak, l’Iran et ‘Inde — autres pays centre-asiatiques au passé brillant —, ont été déj? longuement parcourus dès le xvu* siècle et, de ce fait, relativement bien étudiés et cartographies8. Seule la partie correspondant à l’ancien Turkestan russe reste encore, comme par le passé, une zone dessinée de manière fantaisiste ou arbitraire, selon des connaissances conventionn PAGF s 0 prêts à déclarer la guerre sainte contre les « infidèles », ou dans les incessantes dissensions et conflits armés entre peuples et petits États.
D’autre part, enfin, la grande route de la soie a perdu l’impor tance u’elle avait au Moyen Âge, époque où elle était, pour l’occident comme pour l’orient, un axe géopolitique majeur. Il faut attendre le XIXe siècle et l’occupation russe à partir de 1862, pour que se réveille l’intérêt international pour l’Asie Centrale. Celle-ci occupe a nouveau une place prépondérante sur le plan géopolitique, provoquant des heurts entre intérêts russes, allemands et britanniques, jusqu’à ce que les premiers l’emportent.
S ‘étant imposée politiquement au centre de l’Eurasie, la Russie va ainsi devenir logiquement la principale inspiratrice des études orientales concernant la égion. La majeure par tie des orientalistes travaille tout d’abord dans le cadre des visées politiques impér iales : en occupant les nouveaux territoires, la Russie se doit de prendre prioritair ement connaissance de la géographie et des ressources géologiques, développant des disciplines que viennent compléter, tout naturellement, Ihistoire et l’ethnologie.
La présence russe dans la réglon dicte les conditions de travail et les thèmes de l’orien talisme des autres pays, offrant à leurs chercheurs une quantité de données, en quelque sorte proportionnelle à la ualité des relations nternationales de l’époqu PAGF 6 0 une expédition étrangère couronnée de suc cès au Turkestan.
L’accès aux possessions centre-asiatiques a été particulièrement interdit aux Brltannques »9. VOYAGEURS FRANCOPHONES EN ASIE CENTRALE, 1860-1932 363 Exemptes de toute arrière-pensée de guerre coloniale, les relations entre la France et la Russie offrent aux voyageurs et chercheurs français des posslbilités d’accès sensiblement plus favorables entre les années 1870 et 1910. ? la différence des autres pays impliqués dans la région, comme r Allemagne et la Grande-Bretagne, a France n’a à cette époque pas encore développé d’intenses études centre-asia tiques, comme elle le fait pour l’orientalisme ailleurs, en Afrique du Nord, en Indo chine ou au Proche-Orient10. Son désengagement politique en Asie Centrale ne conduit cependant pas à un désintérêt total pour la région, ni sur le plan scientifique, ni sur le plan géopolitique ou économique et financierl 1.
Vu l’absence de sujets de controverse politique ou coloniale avec la Russie, la France obtient l’autorisation d’organlser un certain nombre de voyages et elle a l’occasion non seulement de tra vailler n collaboration avec les expéditions scientifiques russes, mais aussi de Ian cer ses propres program he, la première PAGF 7 0 munications sont consacrées à l’histoire et à la culture du Turkestanl 2, d’autre part la déclsion russe de construire une grande ligne de chemin de fer transasiatique.
Ce proj et est, pendant de longues années, un vecteur important de contacts entre les deux pays et l’un des principaux facteurs dans le processus de la formation aux études orientales centre-asiatiques en langue française. Par la suite, le chemin de fer focal iseles itinéraires asiatiques de tous les occidentaux, conduisant es derniers à inté grer dans leurs récits de voyages des descriptions sémantiquement identiques.
Quelques-uns seulement, Pierre-Gabriel Bonvalot, Jules-Léon Dutreuil de Rhins, Joseph-Fernand Grenard, Charles Bonin, Paul Pelliot et Jacques Bacot, se montrent plus curieux et sortent des chemins battus par les voyageurs russes ou anglais en choisissant de s’écarter du tracé du chemin de fer pour emprunter des itinéraires plus particuliers. L’utopie millénaire qui voulait comprimer l’énorme distance entre l’Est et l’Ouest se réalise au xixe siècle à travers les nombreux et gigantesques projets de hemins de fer transasiatiques entre l’Europe et la Chine ou l’Inde, au premier rang desquels devait figurer la ligne du Turkestan13.
L’idée russe d’une traversée des grandes étendues de la steppe centre-asiatique trouve un écho en Europe occident ale thème de la « grande artère transasiatique » que l’on faisait mousser, à des PAGF 8 0 de ralier l’Inde par la Turquie, l’Iran et de l’Afghanistan. Le président de la Société berlinoise, Ferdinand von Richthofen, quant à lui, considère la Chine comme l’objectif principal de la route transasiatique. A la base du projet français établi par Charles Cotar et Ferdinand e Lesseps constructeur du célèbre canal de Suez — figure un itinéraire qui, d’Orenburg, rejoint Tachkent avant de s’orienter vers l’Inde.
Fondé sur les idées du colonel BogdanoviE, le projet russe envisage de relier en un seul jet la Russie et l’Oural, pour lancer la voie par Omsk et Semipalatinsk vers la frontière mongole et Pékin. Le projet russe inspira, voire — si l’on se réfère à l’opinion de N. Broc — st imula, le processus de conquête du Sahara par la France, poussant cette dernière E 364 SVËTLANA GORSENINA envisager sérieusement la construction d’une ligne de chemin de er entre l’Afrique du Nord et du Sud14.
L’achèvement de la voie Moscou-Orenburg permet à Ferdinand de Lesseps d’obtenir le plus de voix favorables à son projet centre-asiatique, mais les vicissitudes de l’histoire entraînent alors le choix d’une autre variante : les mouve mentsantigouvernementaux et antirusses qui suivent la conquête de la région, obli gent à choisir un autre itin istrict transcaspien PAGF 0 Vogue ou N. Ney, participent ainsi à l’ouverture commerciale de la ligne transcaspienne, les relatlons avec la France permettant aussi d’associer au projet des experts et ingenleurs.
Au fur et à mesure de leur avancement, les travaux vers le cœUr de l’Asie déve loppent un intérêt croissant de tous les niveaux de la société européenne : banquiers, capitaines d’industrie, magnats des chemins de fer, é artistes et savants. La littérature consacrée à l’Asie Centrale s’enrichit spectaculairement, alors qu’elle crivalns, était auparavant limitée à des publications de contenu très général au, par exemple, dans le dernier tiers du siècle, qu’elle était l’objet d’un cours d’histoire générale de L.
Cahun à la Sorbonné15. Les approches les plus populaires se font à travers les ? voyages au Turkestan comme ceux des romans de Jules Verne et d’Alexandre Dumas père, les analyses politiques des journaux, d’innombrables articles de la presse populaire, les catalogues d’expositions et de collections privées contenant des œuvres d’art et d’artisanat centre-asiatique.
Paraissent aussi des traductions d’ouvrages d’orientalisme russes, allemands et anglais. Les savants français, quant ? eux, se consacrent à la philologie. Les mentions relatives au Turkestan entrent alors progressivement dans les encyclopédies et les dictionnaires16. En trente ans, la litt érature scientifique et de onstitue un ensemble paGF