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178 LECTURES Entretien avec Ahmadou Kourouma À la lecture de ce dernier roman, vous donnez l’impression d’être un auteur engagé. Les écrits que vous avez produits s’apparentent à des prises de position plus ou moins militantes qui vous forcent même parfois à l’exil… Demandé, Hun des surnoms de Houphouëtgoigny. Mais les aventures de Maclédio, celles se rapportant à son voyage initiatique à travers divers pays par certains côtés un a or 15 parcours. Sni* to View e ne suis pas engagé. J’écris des choses qui sont vraies.

Je n’écris pas pour soutenir une théorie, une idéologique politique, une évolution, etc. J’écris des vérités, comme je les ressens, sans prendre parti. J’écris les choses comme elles sont. Comme Le diseur de vérité… Je ne suis pas sûr d’être engagé. Parlons de votre dernier roman, En attendant le vote des bêtes sauvages, paru aux éditions du Seuil en 1998. C’est un roman épique qui articule étroitement fiction et réalité. Des commentateurs ont collé des noms de dirigeants africains contemporains – Sékou Touré, Houphouët-Boigny, Bokassa, Mobutu — aux Houphouët-Boigny, Mobutu, Hassan Il, Bokassa…

Cela n’a pas marché non plus. J’ai gardé toute-fois certains de leurs totems : le léopard, le caïman, l’hyène, etc. Officiellement, il ne s’agit pas de dirigeants africains. Les commentateurs ne perçoivent pas distinctement que Koyaga, le héros principal, est l’incarnation du président togolais Eyadéma, ni que le funeste Maclédio est son ancien tout puissant ministre de l’Intérieur Théodore Laclé. Ce décryptage vous convient-il ? e nom de Maclédio a été formé [Rire. à partir de ceux de Laclé et de Diowade La forme de votre roman est celle d’un récit épique qui se déroule en six veillées où un griot, e sora et son cordoua, rapprenti répondeur, racontent point par point la vie du dictateur Koyaga et de son acolyte Maclédio. Ce genre de récit s’appelle le donsomana en malinké. Il permet au sora de faire les louanges du dictateur autant qu’au cordoua de dénoncer ses implacables vilenies. Qu’est-ce qui vous a incité à utiliser cette trame narrative où « les maitres de la parole » semblent pouvoir proférer ? la face des puissants tout ce qu’ils ont envie de leur dire ? e eenre de récit me perm 15 chasseurs, leur lutte magique contre les animaux et les fauves, supposés posséder de la magie. La chasse est donc une lutte entre des magiciens. Le dansomana est principalement constitué de récits de chasse. Il raconte rarement la vie d’une personne. Les histoires de vie étant importantes chez les Malinké, j’ai adapté la technique du donsomana a mon roman. La plaisanterie, les jeux de mots, l’ironie et l’impertinence s’instillent au fil de votre roman, notamment à travers les gestes et les propos de Tiécoura, l’apprenti répondeur. Cet humour apparait comme l’impolltesse du désespoir.

Il semble vous permettre de raconter des horreurs interminables, des crimes atroces, perpétrés avec froideur et cynisme. ouvez vous Politique africaine 179 Autour d’un livre éclairer le rôle que joue ce comique, cette dérision dans votre roman et peut-être plus généralement dans la vie ordinaire, parfois insupportable, de vos contemporains ? ai construit le personnage du répondeur, Tiécoura, de sorte qu’il corresponde ? ce que fon pourrait appeler le purgatoire de l’initiation, de sorte qu’il puisse dire la vérité. Comment raconter tous les crimes commis par Koyaga ? Il faut les lui dire.

Il faut pour cela un personnage qui soit libre. Les crimes de Koyaea ne sont pas ab PAGF 15 qu’il le dit. Il dit les faits tels qu’ils se sont passés, il dit les choses qui ont existé. Le répondeur est le diseur de vérité. Dans les prisons de Bokassa, les choses se passaient comme dans mon roman. Le personnage du colonel Otto Sacher a bel et bien existé. Les comportements des dictateurs africains sont tels que les gens ne les croient pas ; ils pensent que c’est de la fiction. Leurs comportements dépassent en effet souvent l’imagination. Les dictateurs africains se comportent dans la réalité comme dans mon roman.

Nombre de faits et d’événements que je rapporte sont vrais. Mais ils sont tellement impensables que les lecteurs les prennent pour des inventions romanesques. C’est terrible ! Cela fait partie de l’art de gouverner de ces dictateurs de mélanger le vrai et le faux, de ne pas dire ce qu’on fait, de dire ce qu’on ne fait pas. cette époque, personne n’avait le droit de dire ce qu’ils faisaient, mais tout le monde savait qu’ils commettaient des atrocités. On savait à peu près ce qui se passait dans les prisons de Bokassa, et que le dictateur Koyaga tuait, jetait arbitrairement en prison.

Il y a aussi la dimension psychologique, qu’illustre bien cette anecdote. Initialement, j’avais donné, en l’inversant, le nom d’un ami togolais au président Sylvanus Olympio, assassiné par Koyaga. C’était un clin d’œil amical et complice que je faisais en direction de cet ami. Mais, uand celui-ci l’a appris, il est devenu presq PAGFd 5 que je faisais en direction de cet ami. Mais, quand celui-ci l’a appris, il est devenu presque fou. Il a fallu envoyer au pilon les 5 000 exemplalres déjà imprimés ! J’ai dû inventer un autre nom, Fricassa Santos… Cela pour dire que les Togolais ont terriblement peur de Eyadéma.

Il a agi de façon effroyable sur leur onscience, avec une telle fureur qu’ils ont peur de tout ce qui ressemble à une petite provocation à son égard. Eyadéma règne dans son pays par la terreur. C’est incroyable ! Vos personnages sont des dictateurs sanguinaires qul s’adonnent à des sacrifices humains. Est-ce simplement l’esthétique romanesque qul vous pousse à écrire cela ou pensez-vous que des dirigeants africains se livrent réellement à cette pratique dans l’intimité de leur palais ? On sait que certains sacrifices humains sont déguisés en assassinats politiques. y a une certaine confusion liée au succès de mon roman. Les gens pensent que ce que je raconte dans mon livre relève de la fiction, alors qu’il s’agit de faits réels. Lorsque je dis dans mes entretiens que tous les présidents africains sont entourés de magiciens qui ont parfois rang de ministres d’État, on me répond que des hommes politiques français aussi ont leurs magiciens… En Afrique, il n’y a pas un seul dirigeant qui n’ait son magicien ou son marabout ; magie et pouvoir (politique) sont des entités presque identiques. Les magiciens sont très impo entités presque identiques.

Les magiciens sont très importants. Je raconte es péripéties de Koyaga voulant assassiner le président Fricassa Santos, alias Sylvanus Olympio, qui est supposé être un magicien lui aussi. Olympio était devenu très fort en magie [rire]. Lorsque Koyaga arrive à sa résidence, l’électricité s’éteint. Koyaga dit que c’est par magie. Profitant de l’obscurité, Olympio va se cacher à l’ambassade des États-Unis. Là, il se 180 LECTURES métamorphose en tourbillon de vent. Koyaga raconte à qui veut rentendre qu’il a été le seul à pouvoir voir le président Olympio ainsi métamorphosé.

La magie n’est pas quelque hose de secondaire dans le paysage politique, et le pouvoir ne s’exerce pas sans la magie. Tout le monde sait aujourd’hui que le président béninois Mathieu Kérékou avait un magicien, élevé au rang de ministre d’État et détenteur d’un passeport diplomatique. Vous voulez parler du fameux marabout malien Amadou Cissé ? passage entre le rationnel et le merveilleux, ce dialogue entre le rationnel et l’irrationnel. Dire que rexpllcation magico-religieuse est vraie, mais que l’explication rationnelle est une autre explication parmi d’autres possibles.

Ceux qui veulent se contenter de l’explication ationnelle savent qu’il y en a d’autres. D’une certaine façon, cett rationnelle, cette PAGF 6 5 dans le surnaturel explique une bonne partie de l’Afrique ; vous écrivez même que si elle n’était pas fondée, l’Afrique ne serait que mensonge. ffectivement, il s’agit de lui. Je n’ai pas donné de nom, mais je vois que vous êtes au courant ! est le sora qui le dit. C’est le sora qui dit que l’Afrique serait mensonge s’il n’y avait que du rationnel. Dans votre roman, Bokano Yacouba est le marabout de Koyaga. Dans la réalité, il ressemble à celui de l’ancien président nigérien Senyi

Kountché, connu sous le nom de Oumarou Amadou Bonkano. Ce n’est pas Ahmadou Kourouma ? o ui, c’était le marabout de Senyi Kountché, resté en fonction après le décès de ce dernier. Il semble qu’il se soit mis au service de Ibrahim Barré Mainassara, le successeur de Kountché. Les dirigeants africains s’échangent leurs marabouts. bsolument pas. Cest la co c’est l’explication magico-religieuse qui fait appel au surnaturel. ci, j’avoue mon embarras : je ne savais pas comment expliquer les choses. Le roman est censé être rationnel et s’adresser à un nombre étendu de lecteurs. Aussi fallait-il parfois s’arrêter, expliquer un peu.

Le sora, lui, ne croit qu’à la seule explication magicoreligieuse. Les autres ne comprennent pas. Il me fallait trouver une technlque permettant ce e le répète : si les Africains détenaient vraiment des pouvoirs magiques, notre histoire serait moins tragique. Si les millions de personnes que l’on a fait partir aux Etats-Unis avaient pu se transformer en oiseaux et s’échapper, tous se seraient envolés et auraient fui. Nous sommes d’accord ? Mais quand fexprime de telles contradictions devant les magiciens, ceux-ci me répondent u’il y a des conditions à remplir, des circonstances propices, etc.

Le statut de chasseur occupe une place très importante dans le récit. De chasseur, Koyaga devient tirailleur, puis président de la Répu- 181 Autour d’un livre blique du Golfe, le Togo. Chasseur de bêtes sauvages, il se meut en tueur d’hommes. Ici, l’homme apparaît plus cruel ue la bête sauvage. En fin de compte, l’homme n’est pa d’éliminer physiquement ses semblables par jouissance, pour en tirer un plaisir morbide, et non pas seulement pour survivre ou se défendre. Quand on vous lit, on a l’impression que les aleurs positives affichées par les sociétés sont celles qui prennent le moins souvent le dessus.

En revanche, les valeurs négatives finissent toujours par triompher. La méchanceté, la cruauté, la trahison, la cupidité et la duplicité sont récompensées au détriment de la bonté, de la généroslté, de la mansuetude, de rabnégatlon. Peut-on parler d’un réalisme à la Kourouma ? Lorsque le chasseur tue un fauve, il lui arrache les parties génitales pour les lui enfoncer dans la gueule. Par analogie, quand Koyaga tue ou assassine des hommes, il les émascule et leur enfoult le sexe dans la bouche. Parce que cela permet de neutraliser la force vengeresse des fauves, ou des hommes, tués.

En leur mettant la queue ou le sexe dans la bouche, cette force est enfermée et elle tourne en rond. C’est cela la logique des chasseurs et de Koyaga. Les chasseurs malinké ne tuent jamais sans se livrer à ce rituel de neutralisation des forces de leurs victimes. C’est le code du chasseur malinké. Une force vengeresse sort de la bête tuée qui doit poursuivre son tueur, laquelle force doit tourner en rond, en circuit fermé… Cela paraît logique, mais pas rationnel à mon sens. C’est une croyance difficile à co ens. C’est une croyance difficile à comprendre, comme de nombreuses croyances d’ailleurs.

On trouve dans un grand nombre de civilisations le mythe de la vengeance des morts, qui implique des sacrifices particuliers pour féviter. Les pièces de théâtre de Racine ou de Corneille en sont pleines… On parle aussi de la malédiction post mortem de pharaons, etc. Ce qui rend efficaces les pratiques surnaturelles, c’est la crédulité. es magiciens disent que c’est parce que les gens n’y croient pas que ces pratiques sont sans effet. Il faut y croire pour qu’il y ait des effets. e constate que ceux qui appliquent ans la vie une morale positive sont souvent grugés par les autres.

Dans Les Soleils des indépendances, je me demandais : où a-t-on vu Allah ou Dieu s’apitoyer sur un malheur ? C’est un constat, et je crois que les choses se passent souvent de cette façon. Je suis enclin à faire naturellement, spontanément du bien aux autres, qui me paient en retour par du mal. Mon épouse dit que je suis un naïf, que je me fais toujours avoir par les autres. J’en ai énormément souffert. Je voudrais devenlr comme les autres, je n’y arrive pas, mais je les admire. Vous admirez Eyadéma-Koyaga ?