Un amour de Swann ou les égarements de l’imagination À la mémoire de Charles Blanchet. Jusque dans les années 1960, Un amour de Swann fut la seule partie d’À la recherche du temps perdu publiée dans Le Livre de poche. La quatrième page de la couverture portalt alors cette mention : « Comme des millions de lecteurs l’ont fait avant vous, vous aussi vous pénétrerez dans l’œuvre capitale du XXe siècle. » Ainsi cette partie était•elle alors considérée comme la porte d’entrée dans une œuvre de grande ampleur et réputée difficile.
Et, en un sens, comme on le verra, cela était vrai, mais non sans n certain malentendu. Ensuite il fallut attendre les années 1970 pour que la collectio toute la Recherche, e cpr or 23 pléiade et ensuite Snipe to dans La Pléiade. Et il le domaine public ain de chez Swann puis rac de 1954 dans La g, deuxième édition ition tombent dans amour de Swann au programme des classes pr paratoires scientifiques (concours de 2007) pour que reviennent en nombre des éditions séparées de ce textel[l]. Ici, pour les indications de pagination, je renverrai ? l’édition GF Flammarion, présentation de Mireille Naturel, 2002. ) Or, à tous les points de vue, la partie Un amour de Swann fait roblème dans À la recherche du temps perdu, et, à mon avis, la connaissance de la nature et des données précises de ce problème est Swipe to View next page indispensable à la compréhension d’Un amour de Swann. ?pisode apparemment détachable d’A la recherche du temps perdu et d’ailleurs parfaitement identifié au sein de ce récit et même au sein du volume de Du côté de chez Swann où il vient s’intercaler entre la première partie Combray et la troisième Noms de pays : le nom, un amour de Swann raconte une aventure de Swann qui eut lieu en effet avant la naissance du arrateur de la Recherche mais qui ne prend son sens que dans la vie et le personnage de ce dernier, dans sa propre expérience des passions, et finalement dans son propre projet, longtemps malheureux, d’écrire une œuvre.
En même temps, comme j’essaierai ici de le démontrer, cette partie, essentiellement dramatique, représente le contretype exact du récit général, inscrit dans ce récit général, lequel est, lui, essentiellement non dramatique. Un amour de Swann : un récit dramatique Le titre déjà annonce les traits essentiels des histoires qui font drame : unitaire et passionnel.
Parmi toutes les aventures amoureuses de Swann, il y a cet amour-là, qui fait exception dans ces aventures, un amour qui se déroule tout entier dans l’un de ces milieux sans distinction que Swann ordinairement ne fréquente pas : un amour « pour une femme qui ne [lull plaisait pas, qui n’était pas [son] genre ! ». ? Un amour » justement, l’une de ces passions fatales et en quelque sorte absurdes ou en tout cas immotivées, même et surtout aux yeux de qui les a subies. Jamais avant et jamais après « [cel temps si particulier de sa vie » (P. 263), qua 3 qui les a subies. Jamais avant et jamais après « [ce] temps si particulier de sa vie » (p. 63), quand il sera devenu l’un des personnages principaux de l’histoire du narrateur et la figure changeante des différents âges de cette histoire-là, et quand, ? la surprise du lecteur qui en était resté à la réflexion finale d’Un amour de Swann, il aura épousé Odette de Crécy, jamais donc Swann n’aura connu et ne connaîtra plus les affres et la logique de cette passion, qui a quelque chose de racinien En effet, comme dans tout drame, il y a dans ce récit un début, une continuation et une fin2[2] : le début et la fin de cet amour, t les péripéties qui marquent son développement, son acmé et son déclin, bref un système d’événements articulés selon les lois de la consécution temporelle et de la causalité, une section en elle-même cohérente et complètement autonome dans la vie de Swann, mais aussi dans À la recherche du temps perdu. Au début de notre récit, Swann est dans une situation paradoxale, qui dure déjà depuis plusieurs années. Fils d’un riche agent de change juif, son charme singulier, probablement, et son genre d’esprit lui font pourtant occuper « une situation exceptionnelle » (p. 3) dans le monde du faubourg Saint- Germain3[3] : familier de la Princesse des Laumes et future Duchesse de Guermantes, il est l’am du Baron de Charlus et l’invité des plus grandes maisons.
Mais cela ne l’empêche pas de continuer à fréquenter occasionnellement (c’est à-dire au besoin notamment des recommandations nécessaires à ses amours) le milie occasionnellement (c’est-à-dire au besoin notamment des recommandations nécessaires à ses amours) le milieu social de riche et bonne bourgeoisie qui devrait être celui du « fils Swann » et auquel appartiennent notamment les grands-parents du arrateur (p. 187), ni de rechercher ses maîtresses également dans un troisième monde : la domesticité de la bourgeoisie et les petites ouvrières. Oisif et homme de désir, il poursuit indistinctement toutes les femmes qui attirent son attention par « une chair saine, plantureuse et rose » (p. 4) et, selon une sorte de snobisme à l’envers, il ne se met en frais que pour séduire ce genre de femmes, les seules qu’il juge précieuses dans le moment et dignes d’être courtisées. D’autre part, il touche ? « cette époque de la vie [où] on a déjà été atteint plusieurs fois ar l’amour » (p. 59) et où certains automatismes commencent à gouverner l’évolution de chaque liaison nouvelle. Enfin, Swann est un amateur d’art formé et cultivé, au goût subtil et sûr : censément il travaille à nouveau à une étude, « abandonnée depuis des années » (p. 61 sur ce Ver Meer de Delft que ses contemporains ne connaissaient pas à l’égal des nôtres, et que le roman de Proust, justement, contribua à lancer.
Ainsi se forme l’une de ces situations complexes et apparemment stables d’où sortent brusquement et à la moindre occasion les enchainements ‘un drame, imprévisibles et fatalement liés, car c’est l’essence même du drame, mystérieuse ou simplement paradoxale, de former d’un coup et de mettre en mouvement u 3 mystérieuse ou simplement paradoxale, de former d’un coup et de mettre en mouvement une masse critique de données hétérogènes, une situation que l’on peut construire après coup mais de laquelle nul, et surtout pas son héros, n’aurait su déduire a priori ce qui va sortir. Cette occasion survient avec la rencontre dune femme du demi- monde, Odette de Crécy, d’une femme justement qui n’aurait pas û attirer son désir, l’une « de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nos sens réclament » (p. 8). Que s’est-il passé ? Après une brève période pendant laquelle c’est Odette qui le recherche, voici qu’elle l’introduit dans le clan Verdurin et, lors de cette première soirée, Swann entend jouer une sonate arrangée pour piano qu’il avait déjà entendue ailleurs et lors d’une autre soirée, l’année précédente et qui, alors, l’avait déjà beaucoup frappé. Tel est le premier acte du drame, le moment où le héros e cette histoire exprime au pianiste sa vive reconnaissance et commence à se prendre d’affection pour tout ce qui est en ce lieu où la sonate de Vinteuil lui est réapparue, et d’amour pour la personne qui Iy a amené.
En effet, par la même métonymie qui lui fera associer matériellement la peinture de Ver Meer (et ses secrets) au lieu réel de Delft et à la Hollande (au point de subordonner toute son étude à un voyage à faire au pays du peintre), il assimile la sonate et ses mystères (de son nom d’abord, de celui de son auteur et de l’effet qu’elle produit sur lui PAGF s 3 on nom d’abord, de celui de son auteur et de l’effet qu’elle produit sur lui-même) au mystère que revêtent désormais, par cette deuxième métonymie, et le théâtre mesquin où se joue cette comédie, et la femme qui ly a conduit4[4]. De moment en moment, cette opération de l’imagination sera réitérée, confortée et portée à l’extrême, successivement par l’appropriation que se font Swann et Odette de l’une des phrases de la sonate (celle-ci, pour ce faire, démembrée et réduite ? son arrangement pour piano) comme leur morceau et comme « l’air national de leur amour » (p. 84), puis par la ressemblance ue Swann trouve entre Odette et « cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la Chapelle Sixtine » (p. Il la regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visage et dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver soit qu’il fût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tînt sans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle, pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait plus précieuse. II se dit qu’en associant la pensée d’Odette ? es rêves de bonheur il ne s’était pas résigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru jusqu’ici, puisqu’elle contenait en lui ses goûts d’art les plus raffinés. … l le mot d’« œuvre florentine » rendit un grand service à Swann.
Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où elle n’avait pas eu comme un titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse. (p. 91) Alnsl « approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrer Odette contre son cœur » (p. 2). Mais par là, et inversement, la possession d’Odette lui sert à tenter de s’approprier le secret de la petite phrase de Vinteuil : Il la faisait rejouer dix fois, vingt fois à Odette, exigeant qu’en même temps elle ne cessât pas de l’embrasser » (p. 106). Comme s’il y avait eu quelque chose de caché dans cette phrase musicale, que la possession de quelque chose d’Odette aurait pu procurer.
Ainsi, par une double méprise, sur la nature essentiellement immatérielle des œuvres de l’art et sur la liberté des êtres de fuite que sont les personnes aimées, Swann va-t-il mettre toute ‘énergie de son imagination à se représenter une personne comme un certain puzzle des fragments d’une œuvre et les œuvres de l’art comme des objets enfin appropriables par les moyens de l’amour. Cette double erreur, qui actionne en boucle la puissance suggestive de deux fétichismes, se résout inévitablement en jalousie, c’est-à-dire en une passion de la possession, aiguë, douloureuse et nécessairement décevante (« l’acte de la possession physique — où d’ailleurs l’on ne possède rien » p. 102).
En même temps, point capital, le héros de cette aventure tombe nécessairement sous la dépendance d’une forme u temps, non pas du temps en général mais de celui qui règne précisément dans le drame : le tem 7 3 précisément dans le drame : le temps réglé par la logique rigoureuse et tout extérieure d’une action qui ne dépend pas de l’être, autrement dit, dans les deux sens du terme, un temps perdu : celui que l’on gâche à de vaines constructions et à des poursuites sans fin et celui qui nous échappe au profit dune action qui ne reçoit que d’elle-même son début, sa continuation et son dénouement — son espèce implacable de rationalité. (Cependant, notons-le bien, il n’y a pas là de fatalité. Car, si Swann tombe dans le piège d’une espèce de tragédie, c’est que, déjà et bien avant, il avait sacrifié les devoirs de l’imagination ? la dispersion de la vie mondaine et à la croyance que la beauté des choses est dans les objets et non dans l’activité créatrice de l’esprit. ) Ainsi donc le récit prend-il la forme dune tragédie classique — ou d’une comédie : faut-il en rire ou en pleurer ?
Sans trop d’arbitraire semble-t-il, on pourrait le schématiser en ces termes • Acte l, exposition et début de l’action : la situation du héros de cette histoire et le premier événement (la soirée Verdurin et la onate, l’andante au piano), pp. 49 à 80. • Acte Il, progrès décisifs en amour : l’agitation, le mot amour, la phrase musicale comme air national de cet amour, la ressemblance avec Zéphora ; l’événement décisif de la soirée d’angoisses et des catleyas, pp. 80 à 120. • Acte Ill, apparition de Forcheville, disgrâce progressive de Swann auprès des Verdurin, enlisement dans la jalousie 8 3 de Forcheville, disgrâce progressive de Swann auprès des Verdurin, enlisement dans la jalousie (exécutions de la sonate) : éloignements et rapprochements, scènes de soupçons et d’interrogatoires, pp. 20-200. ?? Acte IV, péripétie de la soirée Saint-Euverte (nouvelle exécution de la sonate, complète et par les deux instruments) : retour dans le monde aristocratique, deuil de l’amour d’Odette pour lui, découvertes à son sujet et rechutes dans la jalousie, pp. 200-258. • Acte V et dénouement, dispersion du petit groupe et rêve de Swann : éloignement, prise de conscience et guérison, pp. 258-267. Entre ces développements dramatiques, on repère aisément des préparations, comme celles qui, dès les premieres rencontres, annoncent les mensonges ultérieurs d’Odette et laissent ntrevoir sa vie sentimentale compliquée (par exemple, pp. 99 et suiv. ou 107-108). D’autre part, le personnage de Swann est central : c’est bien le héros, dont les pensées sont rapportées et scrutées par le narrateur et dont la passion informe les évenements de cette histoire.
En somme, Un amour de Swann est bien une sorte de roman psychologique à la française, qui, sur le fond d’un milieu social mesquin et dans le décor des premières années de la Troisième République, peint, à la trolslème personne et selon le principe de la focalisation externe, l’aventure tragi- omique d’un homme du monde victime d’une femme vénale • une histoire dans laquelle des lecteurs de Balzac — comme les Guermantes — n’auraient pas été tellement dépaysés, n’étaient les raffinements q PAGF 3 n’auraient pas été tellement Balzac — comme les Guermantes — dépaysés, n’étaient les raffinements que Proust déploie quasiment à l’infini dans l’analyse des états et des moments de la jalousie 6[6].
Tel est donc le parcours, jalonné de scènes dramatiques en général peu glorieuses pour Swann, entre la naissance d’une aberration et la reconnaissance de cette aberration comme telle, econnaissance si pleine et entière que Swann, « regrett[ant] de n’avoir pas été averti du moment où [cet amour] le quittait pour toujours » (p. 263) et ne sachant pas vraiment comment il en est sorti, ne comprend même plus comment l’aberration a été possible et comment il a pu se manquer à ce point à lui- même. Ainsi le pire, c’est que la fin de cet amour n aura pas appris à Swann à se tourner de manière adéquate vers les œuvres et encore moins à en écrire une, et qu’elle ne l’aura même pas préservé d’un mariage calamiteux.
Temps perdu ? tous les égards, cet épisode n’aura été pour son héros de nulle ignification esthétique et de nul profit moral, mais pourtant, fidèle en cela encore à la vocation morale du drame, l’histoire en elle-même, comme on va le voir, aura serv’i grandement ? l’instruction du narrateur et du lecteur de la Recherche. l_Jn amour de Swann : le contretype de la Recherche Hors précisément dans Un amour de Swann, la Recherche n’est pas écrite sur le mode de la narration dramatique. Sous le couvert des remémorations d’un homme qui se réveille la nuit, le récit général constitue la fiction d’un immense soliloque, celui de cet homme, le