CPGE Scientifiques Français – Philosophie Session 2014 Le temps vécu SYNTHESE par Mohsine Ayoub, professeur agrégé Thème : Le temps vécu Œuvres au programme Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Ch. 11: La durée, GF. Virginia Woolf, Mrs Dalloway, Traduction de Marie-Claire Pasquier, Folio Classique. Gérard de Nerval, Syl Abréviations : Essai, Introduction ore Sni* to View Le temps est une réalit nigmatique. Chomme l’a toujours ressentie.
Il en a eu la conscience en observant les différents cycles naturels (le jour et la nuit, les cycles lunaires, les saisons… , mais aussi en constatant les traces et les effets de Pécoulement d’un « Tempus fugit »1 (vieillesse, usure, érosion, finitude… ). L’homme, être pensant, désirant nommer les réalités pour mieux les appréhender, donna un nom à cette réalité, sans pour autant posséder les moyens linguistiques de la comprendre et, par conséquent de la définir.
Les deux modes de fonctionnement de son rapport au monde, que sont la perception et la conception, restent inopérants face à cette énigme : le temps ne se perçoit pas grâce aux sens, de même qu’il ne se soumet point à une uelconque opération intellectuelle qui vise à le conceptualiser. Ni perçu, ni conçu, le temps demeure une réalité insaisissable et une notion indéfinissable. Tout au long de l’histoire de la pensée de définition du temps. Les penseurs de Vantiquité, Saint- Augustin, Pascal, Rousseau… ombreux sont ceux qui ont essayé et abouti au constat de la difficulté, voire de l’impossibilité de cerner le phénomène. Face à cette réalité retorse et insaisissable, l’homme ressent une profonde angoisse qu’exacerbent les effets du temps sur sa vie matérielle et psychologique. L’érosion, l’usure et la finitude de tout ce qui l’entoure, y compris la mort, accentuent, en lui, le besoin de comprendre, voire de maitriser ce qui, tour à tour, sera perçu comme un outil à domestiquer ou un ennemi a combattre. ? L’horloge » de Charles Baudelaire2 nous livre une belle allégorie de ce combat contre le temps, présenté comme perdu d’avance, l’adversaire etant une sorte de monstre qui demeure, fatalement, le vainqueur perpétuel. Condamné à vivre avec cette angoisse, l’homme en arrive à composer avec le temps en se tournant vers ses implications pratiques et commence à le considérer omme une opportunité susceptible de l’aider à s’organiser en tant qu’être social. Le temps est désormais, avec l’avènement de la société, un outil que les hommes vont essayer de maîtriser et, comme pour une bête fougueuse, œuvrer à le domestiquer.
L’ingéniosité humaine ne tardera pas à soumettre le temps à la mesure et des inventions comme le cadran solaire, la clepsydre ou encore le sablier… ne tardent pas à voir le jour, permettant dévoluer au sein des collectivités avec une nouvelle conscience des horaires et des durées et une organisation plus précise collectivités avec une nouvelle conscience des horaires et des durées et une organisation plus précise des activités engageant plus d’un individu. Le temps social est né. Il est convention en même temps que convenance.
L’indivldu connait, désormals, le moyen d’utiliser le temps de la façon la plus opportune, organisant de mieux en mieux le tissu social dans lequel il évolue. La science, à la suite de la philosophie, s’intéressera au temps en tant que réalité à comprendre. Son aspect peu concret se dressera comme la principale difficulté de le décrire et de le éfinir. Considéré, assez tôt, comme un « incorporel » par les stoïciens qui y voient un simple outil de mesure de la vitesse, le temps ne pourra être conceptualisé par les scientifiques que comme une dimension spatiale.
Ne possédant pas de langage spécifique pour le dire, ils emprunteront naturellement celui dune réalité qu’ils maîtrisent mieux : l’espace. Concrétisé par des mesures de plus en plus précises, le temps devient mathématique, géométrique3 dans ses représentations et réduit à une quatrième dimension de l’espace. En définitive, la cience ne produira un discours sur le temps qu’en relation avec l’espace dont elle emprunte métaphoriquement le langage pour l’appliquer au temps.
Or, ni la mesure, ni les théories scientifiques sur le temps ne rendent compte de ce que l’on peut appeler le « sentiment » du temps. Concrétisé par le nombre et les formules scientifiques, un temps extérieur à la conscience humaine s’opposera bientôt à un temps intér 43 scientifiques, un temps extérieur à la conscience humaine s’opposera bientôt à un temps intérieur, vécu dans l’intériorité de la conscience.
Une nouvelle démarche intellectuelle s’intéressera à ce phénomène sur un plan métonymque : le temps extérieur sera un cadre, un contenant, pendant que le temps intérieur désignera le contenu de ce cadre, c’est-à-dire le vécu. Après avoir analysé les diverses manifestations du temps vécu dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Ch.
Il : « La durée de Bergson (1889) ; dans Sylvie de Gérard de Nerval (1853) et dans Mrs Dalloway de Virginia Woolf (1925), nous essaierons de mettre en lumière le caractère insaisissable de cette réalité (fuyante et ineffable), ainsi que les moyens roposés par les trois auteurs pour exprimer les tentatives de sa maîtrise, de même que celles qui cherchent à mettre en évidence les possibilités de l’expression littéraire (chez « un romancier hardi de la complexité du temps vécu dans la conscience des personnages A- Le temps vécu dans les œuvres l- Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience : Présentation analytique du chapitre Il • (Voir document annexe) : Ce document subdivise le chapitre en 11 parties et en résume les idées essentielles. Pour notre synthèse nous nous contenterons des thèses principales de Bergson concernant la « durée » Du temps à la durée (glissement conceptuel) Bergson, dans son Essai, cherche à démontrer Vinanité du concept « temps » tel qu’il est abordé par 3 son Essai, cherche à démontrer Pinanité du concept « temps » tel qu’il est abordé par la science et par de nombreux philosophes. Il considère que bon nombre de définitions existantes du temps consistent à le spatialiser. Le nombre, qui intervient dans la mesure et la subdivision de celui-ci, est inapte à décrire une telle réalité.
Les différentes représentations que l’on essaie d’en onner restent, pour la plupart, géométriques : droites, segments, spirales… Tout se passe comme si, en l’absence d’un langage qui concerne directement le temps (réalité ineffable), la pensée humaine, et en particulier la science, empruntent le langage d’une autre réalité, mieux cernée : l’espace. Il s’agirait, ici, d’un procédé fréquent qui consiste à exprimer, par le biais de l’analogie, ce qui ne se dit pas, faute de mots pour le dire : l’espace devient ainsi métaphore du temps et cela crée dans l’esprit humain une tendance à spatialiser ce dernier, chaque fois que le besoin de enir un discours sur le temps se ressent.
Bergson entreprend, dès lors, d’abandonner la notion de temps et de lui substituer celle de « durée plus apte, à ses yeux, à rendre compte d’une réalité qui relève plus de la subjectivité et du vécu du sujet que de l’objectivité des objets sensibles, dont le temps ne fait pas partie. Le temps ne se soumet pas au nombre Dans l’Essai, l’auteur cherche à démontrer que la « durée » ne se soumet pas au nombre. En effet, ce dernier ne peut s’appliquer qu’à des « unités » spatiales. On ne peut donc compter que des réa PAGF s 3 ffet, ce dernier ne peut s’appliquer qu’à des « unités » spatiales. On ne peut donc compter que des réalités « homogènes » et « impénétrables dont la somme correspond au produit.
L’exemple des « moutons » illustre parfaitement la nature de ces unités qui peuvent se soumettre à un compte rendu numérique : « la multiplicité quantitative A l’inverse des moutons, les secondes qui constituent une minute, ne peuvent être comptées que si elles sont déchargées de leur contenu événementiel. Elles ne constitueraient, alors, que des cadres vides, c’est-à-dire, des espaces. Lorsque le temps est mesuré (secondes, minutes, heures, jours, mois… ), nous ne comptons que des cadres, théoriquement conçus, pour les vrais moments que nous vivons. Notre vécu, en effet, outrepasse ces cadres qui ne font pas partie de notre ressenti. Ces frontières artificielles, que le nombre inscrit dans notre temps, ne sont pas sensibles parce que nous vivons, au contraire, dans un sentiment global de continuité et nos « vraies durées » sont, en fait, indivisibles, sauf pour notre « moi superficiel »5.
Le caractère artificiel des unités est mis en exergue, ans l’Essai, par l’exemple de l’aporie de Zénan qui montre que la tortue arrivera immanquablement avant Achille si le pas n’était considéré que comme une unité inchangeable, puisque, dans cette course, chaque fois que ce dernier fera un pas, la tortue en aura fait un aussi. Il est clair que si nous nous intéressons aux qualités intrinsèques de chaque type de pas, la conclusion des Eléens 6 3 nous intéressons aux qualités intrinsèques de chaque type de pas, la conclusion des Eléens (disciples de Zénon d’Elée) n’est plus fondée. Il en va de même si nous considérons la seconde ans envisager ses contenus à chaque fois différents.
Bergson compare la continuité de la durée à celle d’une mélodie : on peut certes isoler les notes musicales pour l’étude, mais elles ne sont jamais séparées lorsque nous écoutons une mélodie. La durée continue et indivisible La durée bergsonienne possède, ainsi, ses caractéristiques propres dont les plus importantes sont son hétérogénéité, sa continuité et son caractère indivisible. Si l’unité « pas » était considérée dans son hétérogénéité, cela expliquerait pourquoi, dans la réalité, c’est Achille qui finira la course en premier. De même, une durée de temps donnée, vue sous l’angle de la diversité, ne peut pas être homogène, et les durées seraient ainsi inter pénétrables, remettant en question toute possibilité de poser des limites catégoriques ente elles.
Il appert, donc, que la « vraie durée » ne peut se caractériser que par sa continuité et son indivisibilité. Cependant, dans notre vie quotidienne, nous opérons des subdivisions du temps puisque nous le mesurons. Bergson explique cela par le caractère bivalent de notre « moi » Le temps et les deux « moi » La notion de « moi chez Bergson, semble recouper celle de ? conscience dans le sens de l’outil qui nous sert à vivre les événements de notre vie. Le « moi » est ainsi l’état dans lequel nous sommes conscients d 7 3 vivre les événements de notre vie. Le « moi » est ainsi l’état dans lequel nous sommes conscients de notre vécu.
Une définition de ce vécu est élargie pour pouvoir englober tous les états de notre conscience, ceux qui sont tournés vers l’autre et le monde extérieur comme ceux qui se manifestent à un niveau profond de notre intériorité. La « durée » est ainsi l’objet de ces deux états du « moi lequel acquiert un caractère bivalent selon a manière dont notre conscience envisage la « durée Nous parlerons alors de mouvement de la conscience pour simplifier le propos. Quand ce mouvement est tourné vers Hextérieur, l’autre et le monde, c’est le « moi superficiel » qui est engagé dans ce processus (curiosité, organisation sociale du temps). Lorsque le mouvement de la conscience est tourné vers l’intériorité, cela devient le fait du « moi profond (méditation, pensée, émotions).
Le fonctionnement de notre conscience ne distingue pas les deux processus, cela rend difficile, sur un plan concret, de diviser e moi qui fonctionne comme une entité unique et dont les composantes, superficielle et profondes, ne se distinguent que dans les rares moments de la méditation et de la contemplation intérieure. Dans de tels états méditatifs, nous arrivons à ressentir la durée dans toute sa pureté et dans sa continuité et son indlvisibilité. C’est l’état que Bergson désigne par le concept de « durée pure «Que si maintenant quelque romancier hardi… » : la question du langage Cette « durée pure » relève de l’ineffable et quelque romancier hardi… » : la question du langage Cette « durée pure » relève de l’ineffable et il est très difficile d’en rendre compte. Le langage humain présente des lacunes quand il s’agit de l’exprlmer.
Il est vrai que le romancier peut analyser ces états de durée dans la conscience de ses personnages et nous les donner à voir ; Sylvie et Mrs Dalloway, en sont de bons exemples, ils nous montrent qu’ils nous ont « mieux connus que nous ne nous connaissions nous-mêmes » mais « il n’en est rien car, à travers les mots ils ne nous montrent que l’image figée des choses, non les choses elles-mêmes ; le temps vécu ue le romancier, aussi « hardi » soit-il, nous donne à voir dans la conscience d’un personnage nous fait « soupçonner » ce que Bergson appelle « la multiplicité qualitative » certes, mais n’est que le fantôme de ce temps qui ne peut jamais être représenté dans sa continuité (Essai, p. 1 13. ). ll- Nerval, Sylvie : La mémoire associative : troubles et confusions Dans le chapitre Ill de Sylvie, le narrateur entame son voyage nocturne vers Loisy. Pendant la durée du trajet, il reconnaît des lieux et des objets. Ceux-ci fonctionnent alors comme des timulations extérieures qui vont déclencher des souvenirs. Ces derniers, a leur tour, seront associés à d’autres réminiscences, créant ainsi un tissu confus de souvenirs entremêlés.
Au début du même chapitre, il s’était déjà rendu compte du trouble qui caractérisait le fonctionnement de sa mémoire et la propension de cette dernière à se laiss PAGF 3 de cette dernière à se laisser envahir par un taux élevé d’imagination (l’idéalisation d’Adrienne, la confusion, consécutive à cela, entre les figures féminines d’Aurélie et d’Adrienne… ). Le narrateur, craignant ainsi pour sa santé mentale Ily a e quoi devenir fou prend une « RESOLIJTION » en deux temps : « reprenons pied sur le réel » et recomposons les souvenirs » (Ch. Ill). Le lecteur peuty voir une sorte de contrat de lecture tardif et s’attendre, ainsi, à un fonctionnement plus conventionnel de la remémoration du vécu du personnage narrateur. Les promesses du narrateur « Aimer une religieuse sous la forme d’une actrice et si c’était la même ! Ily a de quoi devenir fou… Reprenons pied sur le réel. »6.
Le narrateur promet au lecteur de revenir aux réalités, ayant soudain pris conscience de l’état d’égarement dans lequel le ettait son « souvenir à demi-rêvé ainsi que l’influence, encore trop vivace, que lui faisait subir le souvenir de la jeune religieuse. Ce retour à la réalité le fait revenir à une figure féminine plus réelle que ce « fantôme rose et blond »7 ou que cette femme protéiforme, actrice qui peut endosser Videntité de toute femme, y compris celle d’Adrienne. Sylvie constitue, ainsi, le personnage féminin le plus ancré dans la réalité. Curieusement, le retour à la réalité s’accompagne aussi d’un intérêt, inhabituel, pour le temps « A cette heure que fait-elle Quelle heure est-il ? »8 s’interroge- t-il d