Anthologie

Sandrine Montin, Littérature et cinéma : anthologie Réflexions de Guillaume Apollinaire sur le cinéma, 1917 Il eût été étrange qu’à une époque où l’art populaire par excellence, le cinéma, est un livre d’images, les poètes n’eussent pas essayé de composer des images pour les esprits méditatifs et raffinés qui ne se contentent point des imaginations grossières des fabricants de films. Ceux-ci se raffineront, et l’on peut prévoir le jour où le phonographe et le cinéma étant devenus les seules formes d’impression en usage, les poètes auront une liberté inconnue jusqu’a pre Qu’on ne s’étonne p isposent encore, ils ffœ,. plus vaste que l’art s dune étendue inouïe ens dont ils er à cet art nouveau efs d’un orchestre Ition : le monde entier, ses rumeurs et ses apparences, la pensée et le langage humain, le chant, la danse, tous les arts et tous les artifices, plus de mirages encore que ceux que pouvait faire surgir Morgane sur le mont Gibel pour composer le livre vu et entendu de l’avenir. Peut-on forcer la poésie à se cantonner hors de ce qui l’entoure, à méconnaître la magnifique exubérance de vie que les hommes par leur activité ajoutent à la nature et qui permet de machiner le onde de la façon la plus incroyable ?

L’esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons. Un temps fertile en surprises. Les poètes veulent dompter la pr prophétie, cette ardente cavale que l’on n’a jamais maîtrisée. Ils veulent enfin, un jour, machiner la poésie comme on a machiné le monde. Ils veulent être les premiers à fournir un lyrisme tout neuf à ces nouveaux moyens d’expresslon qui ajoutent à l’art en mouvement et qui sont le phonographe et le cinéma. Ils n’en sont encore qu’à la période des incunables.

Mais attendez, les prodiges parleront d’eux-mêmes et l’esprit nouveau, ui gonfle de vie l’univers ; se manifestera formidablement dans les lettres, dans les arts et dans toutes les choses qu’on connaisse. Guillaume Apollinaire, L’Esprit nouveau et les poètes (1917), in Œuvres en prose complètes Il, Gallimard « pléiade 1991. Le cas Charlot Léon Tolstoï, extraits de La Sonate à Kreutzer, (1889), traduit du Russe par J. -W. Bienstock, Paris, Stock, 1912 Chaplin a-t-il lu Tolstoï ?

La critique sociale des courts-métrages de Chaplin, la relation que Chaplin souligne entre courtisanes et femmes du grand monde, par exemple dans Caught in a Cabaret, ‘est pas sans rappeler vivement fauteur de La Sonate à Kreutzer, dont voici quelques extraits : Extrait 1 : Quant aux mères, aux mères surtout, instruites par leurs maris, elles savent tout fort bien. Elles feignent de croire à la pureté du jeune homme et agissent en réalité tout autrement : elles savent de quelle façon il faut amorcer les jeunes gens pour elles-mêmes et pour leurs filles.

Extrait 2 si l’on envisage la vie de nos classes supérieures telle quelle est, avec toute son impudeur, e vaste maison de toléra PAGF 9 classes supérieures telle quelle est, avec toute son impudeur, ce n’est qu’une vaste maison de tolérance… Ce n’est pas votre avis ? Permettez, je vais vous le prouver, – dit-il, prévenant toute dénégation de ma part. – Vous dites que les femmes de notre société ont un autre intérêt que les femmes des maisons de tolérance, et moi je prétends le contraire et je le prouve.

Si des êtres diffèrent entre eux par le but de leur existence, par leur vie passée, cela devra se refléter aussi dans leur extérieur, et leur extérieur sera tout différent. Eh bien ! comparez donc les misérables, les méprisées, avec les femmes de la plus haute société : les mêmes robes, les mêmes façons, les mêmes arfums, les mêmes dénudations des bras, des épaules, de la gorge, la même bosse sur le derrière, la même passlon pour les pierreries, pour les objets brillants et très chers, les mêmes amusements, danses, musiques, chants.

Les premières attirent par tous les moyens, les secondes aussi. Aucune différence. Logiquement parlant, il faut dire que les prostituées à court terme sont généralement méprisées, et les prostituées à long terme estimées. Extrait 3 C’est comme un piège. Je ne plaisante pas. es mariages se préparent maintenant comme des pièges. Que devrait-il y avoir de plus naturel ? La jeune fille est nubile, il faut la marier. Quoi de plus simple, si la jeune personne n’est pas un monstre et s’il se trouve des hommes qui désirent se marier. Cela se passait ainsi dans le vieux temps.

Quand la jeune fille arrivait à l’âge de se marier, les parents 9 ainsi dans le vieux temps. Quand la jeune fille arrivait à l’âge de se marier, les parents arrangeaient le mariage. Cela se faisait, cela se fait encore dans toute l’humanité . chez les Chinois, les Hindous, les Musulmans, et chez notre simple peuple aussi. Cela se passe ainsi dans l’espèce humaine au moins dans les quatre- vingt-dix-neuf pour cent des cas. Il n’y a guère que un pour cent, peut-être moins, nous, les noceurs, qui avons imaginé que cette made était mauvaise et avons inventé autre chose. Et cette autre chose qu’est-ce ?

C’est que les jeunes filles sont assises et que les messieurs se promenent comme dans un bazar, et font leur choix. Les vierges attendent et pensent, sans vous le dire : « Prends-moi, jeune homme ! Non, moi ! Pas elle, mais moi regarde ces épaules et le reste. » Et nous, les hommes, nous nous promenons, estimons du regard la marchandise et nous sommes très satisfaits. Louis Aragon, « Charlot sentimental poème publié dans la revue Le Film n0105, 1918 Icare épris du ciel et de la Cimmérie, monte dans l’ascenseur en tenant un ravier , musicienne sur la machine à écrire, une fille de Saint Paul (Minnesota) caresse le clavier.

Soupire, ô cœur gonflé d’affronts accumulés ! Après tout – cernant par la gauche n’est-elle pas la déité que – passant à sa droite – embauche ta mâle et bien tienne beauté ? et ces moustache que tortille une galante main, ô fille fant-elles pas que vous rêviez du earçon d’hôtel au ravi 2 au ravier ? Qu’en tombent les radis, les pickles, les concombres dans la corbeille à papiers, ù, dédaignés de l’oublieux lyrisme, ils sombrent ! Hélas ! il est d’autres hommes sur terre, mais que leur âme est amère ! et qu’est-ce en toi qui leur déplait ? ar – toujours – par la cheminée, au meilleur moment du désir, il faudra quitter l’amour et eenfuir, poursuivi, sur les toits emplumés de fumée ! Vous, policemen, prenez garde de glisser contre la façade au poids du criminel éperdu qu’innocente avoir donné son cœur à quelque indifférente. Louis Aragon, réflexions sur Chaplin Doter d’une valeur poétique ce qui n’en possédait pas encore, restreindre à volonté le champ objectif pour intensifier ‘expression, voilà deux propriétés qui contribuent à faire du décor cinématographique le cadre adéquat de la beauté moderne.

Seul, [Charlie Chaplin ] a cherché le sens intime du cinéma et, toujours persévérant dans ses tentatives, il a poussé le comique jusqu’à l’absurde et jusqu’au tragique, avec une veine égale. Le décor dont Charlot groupe les éléments autour de son personnage participe intimement à l’action ; rien n’y demeure inutile, et rien n’est indispensable. e décor, c’est la vision du mande par Charlot, avec la découverte de la mécanique et de ses lois, qui hantent le hé ue, par une inversion PAGF s 9 la manivelle.

Louis Aragon, dans la revue SIC Chaplin et Apollinaire « nous libèrent du théâtre des boulevards » et nous donnent « une autre gaieté Louis Aragon, compte-rendu sur la pièce d’Apollinaire Les Mamelles de Tirésias, dans la revue SIC Aragon, dans son roman Anicet ou le panorama, décrit Charlot ? travers le personnage du « Troisième Masque » : Tout dans sa démarche était mécanique. Il y paraissait plusieurs volontés qui mouvaient séparément les parties de son corps de façon à les faire valoir chacune, et l’on devinait qu’il ne s’en rouvait point que n’animât le souci de plaire à la belle hôtesse.

Le sens aigu du ridicule et l’impossibilité d’y échapper rendaient en lui le moindre mouvement dramatique et si, au premier coup d’œil, Anicet avait éprouvé l’envie de se moquer de cette marionnette, il dut très vite s’avouer qu’un émoi singulier l’étreignait à la vue de ce personnage toujours angoissé, qui se battait à tel point contre le monde matériel qu’il lui fallait inventer jusqu’au plus petit geste alors même qu’il le répétait. Le loup laissait apercevoir sur la lèvre une courte moustache en brosse, brune et drue.

Louis Aragon, Anicet ou le panorama, Paris : Gallimard, 1920 RICCIOrro CANUDO Ricciotto Canudo est un poète et critique d’origine italienne, installé à Paris. Le texte « Skating-Ring A Tabarin : Ballet-aux- patins pour la musique de » est inspiré par Chaplin, notamment par le film The Rink (Charlot patine) et donnera naissance ? un spectacle en 1922 : un ballet des Ballets suédois, sur une chorégraphie de J 6 9 donnera naissance à un spectacle en 1922 : un ballet des Ballets suédois, sur une chorégraphie de Jean Bbrlin, une musique de Arthur Honegger, avec des costumes et un décor de Fernand Léger.

En attendant, le texte est publié dans la revue Le Mercure de France. Quel est le genre de cet étrange texte ? poème ? synopsis pour un ballet ? scénario ? Ricciotto Canudo, Skating-Ring A Tabarin : Ballet-aux-patins pour la musique de poème paru dans la revue Le Mercure de France, 15 mai 1920 1. Ils tournent. Ils tournent. ILS TOURNENT. Dans de vagues senteurs de folie, ils tournent le sens éperdu de toute la vie. 2. Skating-Ring. Un petit TOURBILLON DE CHAIR, quelque part, dans la métropole. Point de gestes. Surtout point de paroles. L’ample et rond grincement des patins sous la voûte sans air.

Etouffement d’odeurs charnelles dans la grinçante clameur de l’acier. 3. Skating-Ring. Elégance des masses corporelles ondoyant sur le ciment sans rides. Tous les corps ne sont plus qu’un mouvement fluide. Une élégance de LEGERETE. On perd le sens du poids, comme devant les volutes de la mer. Paris tord l? un minuscule tourbillon de son immense chair. 4. Les PATINEURS tournent et tournent et tournent dans de vagues senteurs de folie l’élégance de leur danse ZI PAGF 7 9 chair en mouvement. Ils n’ont pas de visage. Une forme double de chair qui glisse. l_Jne image. ELEGANCE DE LEGERETE. Exaspérante image de SEXUALITÉ.

Deux corps ne font qu’un. L’ondoiement commun des hanches et des reins est celui de l’étreinte. 6. Au milieu d’eux. tout à coup, un homme. Haut, droit, sec. Inéluctable comme la volonté du rythme Dans les mains du chef d’orchestre, Un homme seul sur ses PATINS. Ainsi que sur leurs cothurnes les antiques comédiens. Le bout du foulard rouge à son cou bouge, pareil à la flamme d’un cierge qu’on secoue. On le devine pâle, émacié, comme un anachorète. Il est le maître de la DANSE-DES-PATINS. Il résume dans un tourment L’éclat métallique de l’orgue de foire, et tout le mouvement. Ses os vibrent comme un instrument.

Visibles, sensibles, cordes tendues sous les muscles souples. Sur ses deux bras ouverts, il a le rythme de ces couples Qui tournent et tournent le sens éperdu de toute la vie. Corybante de cette frénésie. poète. Fou. 7. Vingt couples, puis cinquante, puis cent. Toute une masse fluide d’ondoiement. La clameur des aciers roulant frottant contre le ciment se mêle aux stridences hautes de l’orgue mécanique. Des âmes, ivres de mouvement, exhalant une VAPEUR METALLI UE. Et les lumières pâlissent PAGF 8 9 Ils tournent. Ils tournent sous le commandement de l’orgue dans Pivresse de leur souplesse. Autour du FOU. 9.

Une femme, ivre de son tournoiement, sort de la danse en rond. Le Fou la rattrape d’un bond. Son foulard l’a fascinée. Il l’enlève dans une apothéose de bonds et de voiles. Il « lance avec elle dans une plus flexueuse fureur au centre des patineurs. ARAIGNEE au centre de sa toile. 10. Il la balance sur les courbes de la piste. Leurs têtes penchées dans un seul sens ondoient. Sur la vague circulaire des têtes des autres. Ils tournent tous, ILS TOURNENT leur signification frénétique de la vie. Visages courroucés. Grimaçants. Extatiques. Comme dans un spasme. Membres fondus dans une traînée de chair rythmique.

Mollement, comme dans un spasme lent. Dans la clameur de l’orgue métallique. 11. Un homme enflammé d’une colère de jalousie mâle s’élance vers le couple de la Femme et du Fou. Il tend tout son corps fin vers une CHIMERE. Il tend ses mains contre l’insaisissable couple de la Femme et du Fau. Il tourne, il tourne, dans des cercles toujours plus étroits, vers le couple de la Femme et du Fou. Rien. Il ne saisit pas l’insaisissable. Le couple s’échappe, et joue, et se rapproche et s’éloigne. Et IHomme le poursuit tre g 9 ur angoissée. avoir traîné leurs PATINS comme dans un cri métallique étrange et prolongé.

L’HOMME poursuit sa FEMME, éperdue au bras du Fou. Le foulard rouge bouge comme une toujours plus vibrante flamme. L’Homme vient rattraper la sexuelle chimère qui s’échappe et se rapproche, et s’échappe dans la plus exaspérante élégance de la souplesse. Le foulard rouge marque en tournoyant un petit sillon sanglant, aérien, devant les yeux. Les assistants voient un signe de feu PROMESSE DE SANG. 13. Nulle voix. Nul geste qui précise la volonté. L’ondoiement de trois corps, d’un corps et d’un autre double, dans le même cercle de LEGERETE bondissant, s’effaçant tour à tour. L’un, avec sa volonté e MORT.

L’autre, avec sa volonté d’AMOUR. 14. Nulle voix humaine. L’essentiel de la chair qui veut. Le grincement long et rond des PATINS, dans le brouillard sonore de l’orgue, dans la fixité froide des lampes électriques, dans le frémissement félin des assistants. Et dans l’interminable tournoiement déjà plus saccadé, plus proche, plus aigu, des trois corps qui se cherchent et se dérobent dans la danse. La DANSE glissante se referme sur elle-même comme les cinq doigts de la main dans le poing. Les trois se cherchent, sera rochent, s’échappent. L’énorme bruit métallique e un silence. 10