Tracés. Revue de Sciences humaines 1 (2006) L’engagement Christophe Premat ‘engagement des int des Universités Popu Avertissement ct res Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l’éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu’elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale.
La reproduction devra obligatoirement mentionner l’éditeur, le nom de la revue, ‘auteur et la référence du document. Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de Référence électronlqUe Christophe Premat, « L’engagement des intellectuels au sein des Universités Populaires Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 11 | 2006, mis en ligne le 11 février 2008, consulté le 12 octobre 2012. URL : http:// traces. revues. org/238 ; DOI : 10. 4000/traces. 238 Éditeur : ENS Éditions http://traces. revues. org http://www. revues. org Document accessible en ligne sur : http://traces. evues. org/238 Ce document est le fac-similé de l’édition papier. @ ENS Éditions L’engagement des intellectuels au sein des Universités Populaires Il serait hardi d’esquisser une définition homogène de l’intellectuel, tant cette notion semble dépendante du contexte historique dans lequel elle est utilisée. L’intellectuel a souvent été dénigré et caricaturé, ce qui l’a poussé à prendre conscience de son statut paradoxal. À la fin du xixe siècle, l’intellectuel est stigmatisé comme émule du « parti de Fintelligence » 1, c’est-à-dire comme donneur de leçons.
Au moment de l’affaire Dreyfus, les intellectuels prennent position et engagent leur parole sur la scène publique. Le terme intellectuel devient un substantif, il ne caractérise plus seulement le fait de s’intéresser aux choses de l’esprit, mais plutôt celui de donner un avis politique. Alors qu’au xviiie siècle, les écrivains et philosophes participaient de façon individuelle dans les salon ne opinion publique PAGF 7 3 publique critique des pouvoirs en place 2, l’Affaire Dreyfus constitue le moment où l’engagement des intellectuels est collectif.
De facto, ils investissent une scène publique en s’exprimant à travers la presse et en créant des structures de rencontre voire des associations politiques telles ue les Ligues. C’est le scandale d’une discrimination au sein de l’appareil d’état qui motive les intellectuels à s’engager collectivement pour la réparation de l’injustice faite au capitaine Dreyfus. Nous souhaiterlons analyser un type spécfique dintervention des intellectuels ? cette époque, à savoir leur participation à la création d’universités Populaires comme relais d’opinions au sein de la population.
Les Universités Populaires ont-elles renforcé le prestige et le rôle des intellectuels ou n’ant-elles été que des épiphénomènes accompagnant leur gain d’autorité ? Nous nous appuierons sur la genèse des Universités Populaires 3 à la fin du xixe siècle afin d’étudier les modalités d’action des intellectuels dans ces enceintes pour ensuite envisager les difficultés auxquelles ils ont été rapidement confrontés. Les UP ont-elles servi à propager de nouvelles valeurs républicaines (justice, laïcité) face au mensonge d’Etat ou ont-elles été captées par un souci révolutionnaire d’éducation populaire ?
L’ambigulté de ces expériences tient à ce qu’elles se situent à la croisée de . L’expression a été utilisée par Georges Clémenceau. Michel Onfray, La communauté philosophique, Manifeste pour l’Université o ulaire Paris, éditions Galilée, 2004, p. 121-122. PAGF 3 la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, traduit de l’allemand par Marc B. de Launay, 1993, p. 14. Dans la suite du texte, nous utiliserons l’abréviatlon up pour Université Populaire. Revue racés no 11 – 2006/1 -p. 7-84 Revue Tracés no 11 – 2006/1 velléités philanthropiques et d’une volonté de former les ouvriers au sens des luttes sociales et politiques 4. L’UP comme laboratoire civique Genèse croisée : les intellectuels et les UP Les UP en tant que mouvement d’éducation des adultes, sont ées de l’affaire Dreyfus, dans un climat politique et idéologique polarisé. La Société des UP fut constituée le 12 mars 1898, au moment où l’affaire atteignait son intensité maxlmale. Le principe était de faire rencontrer les intellectuels et les militants ouvriers et de développer un esprit critique.
Georges Deherme est considéré comme le père fondateur des UP 5. En effet, étant ouvrier typographe et militant anarchiste, il souhaitait créer des lieux de libre pensée, en dehors de l’influence de l’État et de l’Église. En février 1896, il avait lancé la revue de sociologie positive, La Coopération des Idées. Dans un numéro de cette revue, voici les questions qu’il posait : 1) Un idéal nouveau est-il en voie d’élaboration ? 2) Cet idéal aura-t-il la puissance directrice de l’idéal religieux ? 3) Quelle sera sa formule ?
Sera-t-elle mystique ou positive ? 4) Modifiera-t-il l’ordre soc uel sens ? 3 nouvelle ? 6 Pour Georges Deherme, l’OP correspond à un besoin d’échanges collectifs autour de questions importantes pour Phumanité. Cet appel à réflexions qu’il publia obtint beaucoup de réponses anticipant la fondation universitaire de Belleville. Au-delà de ‘affaire Dreyfus, l’IJP nait dans un contexte de lutte pour la laitité : elle attire des gens qui s’interrogent sur les problèmes sociaux dans une époque troublée par les crises successives de la République.
Il devint urgent pour les intellectuels de créer des lieux de réflexion collective, car il leur fallait sortir de farène universitaire pour aller au peuple et affronter les enjeux sociaux. Deherme a alors ouvert, en avril 1898, . Cette double tendance est relevée par Charles Guieysse. Charles Guieysse, « Les Universités Populaires » dans Cahiers de la Quinzaine, 120e Cahier de la 3e série, 1900-1901, p. . . Jean Maitron, Claude Pennetier, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, tome XXIV, 1985, p. 212. Lucien Mercier, Les Universités Populaires : 1899-1914, éducation populaire et mouvement ouvrier au début du siècle, Paris, éditions ouvrières, 1986, p. 19. 68 L’engagement des intellectuels au sein des Universités Populaires un local rue Paul Bert dans le xie arrondissement où il installa la première UP 7. La PAGF s 3 suivante : une association laïque qui se propose de développer l’enseignement populaire supérieur, qui pou sult l’éducation mutuelle des citoyens de toutes conditions, qui rganise les lieux de réunion, où le travailleur puisse venir, sa tâche accomplie, se reposer, s’instruire, se distraire. 0 L’intérêt de cette Société est qu’elle fixe à cette époque Pobjectif et en quelque sorte le label d’OP. Cette Société comprenait une commission composée de Charles Gide, Paul Desjardins, Charles Wagner, Anatole France et de deux personnalités importantes de la Ligue française de « Enseignement, Ferdinand Buisson et Edmond Petit 11. Il ne semble pas que cette Société se soit structurée de manière hiérarchique avec un Bureau central fédérant les représentants des UP locales.
Cette Société était chargée au contraire de coordonner, de répertorier et également de soutenir financièrement les UP émergentes sur le territoire national. En effet, étant donné que les up se sont construites sur un refus d’imiter les structures classiques de l’enseignement, cette Société n’avait pas pour objectif de donner des directives sur la façon dont les UP devaient fonctionner. Tout au plus les UP locales faisaient un rapport d’activités et entretenaient une correspondance avec la Société. rt le nom du journal qu’avait fondé en 1894 Georges L’UP Deherme (1 8671937), La Coopération des Idées. L’influence des idées libertaires est nette dans l’IJP 12, puisque le public visé est celui de travailleurs libres, non affiliés ? un parti politique PAGF 6 3 Maitron, Claude Pennetier, op. cit. , tome XXIV, 1985, p. 212. Il nous faut signaler un problème de sources, puisque selon le Dictionnaire de Jean Maitron, la première université fut fondée avant la Société des IJniversités Populaires alors que pour Geneviève poujol, la première up fut inaugurée en octobre 1898.
Lucien Mercier, dans le Dictionnaire des Intellectuels français, situe la première inauguration en octobre 1899. Lucien Mercier, « Universités Populaires dans Dictionnaire des Intellectuels français, Paris, éditions du Seuil, 2002, p. 1376. . Il faut bien distinguer ici l’Université Populaire de la Société des universités populaires. . La Société des Universités Populaires avait été transférée au Faubourg Saint-Antoine. O.
Geneviève Poujol, L’éducation populaire, Histoires et pouvoirs, Paris, éditions ouvrières, 1981, p. 96. 1 . Benigno Cacérès, Histoire de l’éducation populaire, Paris, éditions du Seuil, 1964, p. 54. 2. De nombreux autodidactes sont passés par cette UP du Faubourg Saint-Antoine tels Boris Souvarine. Voir « D’autres mondes, Souvarine l’hérétique b, dans Le Monde, 17 septembre 1993, p. 26. 3. 1_a méfiance envers les partis politiques est également alimentée par les scandales qui touchent la République.
Le 30 mars 1898, la commission d’enquête parlementaire sur le scandale de panama présente son rapport en dénonçant en particulier les agissements de l’ancien procureur genéral 69 7 3 professeur Renard de l’Académie de Lausanne, décrivit une expérience d’éducation populaire très proche des idéaux de l’Up 14: « Dans la ville dont je vous parle vivent plusieurs ouvriers intelligents et studieux ui ont eu la chance d’être jetés en prison, comme révolutionnaires, et d’y avoir passé plusieurs années.
En rentrant dans la vie civile, après avoir consacré leur temps de captivité à l’étude et à la discussion sérieuse, ces ouvriers ont eu une autre chance, celle de trouver un travail suffisamment rémunéré qui leur assurait à la fois le pain et le loisir nécessaire pour le travail intellectuel. Ainsi, toutes les conditions heureuses sont réunies pour donner une valeur très haute à ce groupe d’amis : intelligence, étude, alternance régulière du travail et du loisir, liberté personnelle. Les résultats ont été merveilleux.
Impossible de voir et d’entendre ces apôtres sans comprendre qu’un nouveau monde se prépare, conforme à un nouvel idéal ! » 15 L’objectif est bien de former une opinion publique autonome et responsable, non aliénée par l’obscurantisme religieux et prédisposée à une forme de laïcité. Au lieu de chercher à dater l’origine des UP, il est préférable de cerner les conditions d’apparition du phénomène ; or, dans le cas des UP, d’autres expériences similalres sont repérées avant 1898, comme celle de Bourges en 1897, née grâce à la Bourse du Travail de Bourges.
Le prolongement de certaines coopératives ou de certaines associations en up est symptomatique de cette époque. Les expériences PAGF B3 municipalités de Narbonne 1 6, Saint-Étienne et Saint-Ouen ont été conquises par les socialistes 17 ; or, autour de Saint-Étienne par exemple, de nombreuses I. JP ont émergé, les projets d’éducation populaire figurant dans les programmes socialistes municipaux 18. Quesnay de Beaurepaire, accusé d’avoir étouffé l’affaire.
Journal de la France et des Français, chrono logie politique culturelle et religieuse de Clovis à 2000, Paris, éditions Quarto Gallimard, p. 1789. 4. Le lieu n’est pas précisé, mais Paul Reclus pense qu’il s’agit de Vienne. 5. Paul Reclus, Les Frères Élie et Élisée Reclus, ou du Protestantisme à l’Anarchisme, Paris, Société des Amis d’Élisée Reclus, 1964, p. 121 6. Le cas de Narbonne est plus compliqué : si un socialiste a gagné les élections partielles de 1888, la conquête de la municpalité date plutôt de 1891.
Pierre Guidoni, La cité rouge, le socialisme ? Narbonne 1871-1921, Toulouse, éditions Privat, 1979, p. 59. 7 Journal de la France et des Français, chronologie politique culturelle et religieuse de Clovis à 2000, Paris, éditions Quarto Gallimard, p. 750. Certes, la municipalité a par la suite été perdue par les socia listes en 1892, mais la diffusion des idées socialistes a contribué ? l’essor des UP. Le 11 septembre 1892 s’est ouvert à Saint-Ouen un congrès des municipalités socialistes où 32 villes ont été représentées (p. 1766). 8.
C’est aussi à cette époque ue l’institution du référendum communal est réclamée p Si l’up de Bourges est créée au début des années 1900, on peut considérer que la Bourse du Travail a déjà intégré les prémisses de l’organisation de IUP 19. par ailleurs, il est important de relever la distinction entre éducation populaire t UP. L’UP est un type d’éducation populaire tourné vers un public d’adultes désirant avoir un contact avec le savoir, mais elle n’est pas équivalente à l’éducation populaire qui regroupe toutes les formes d’éducation en dehors du temps scolaire.
On peut néanmoins repérer des embryons d’IJP bien avant que celles-ci ne se systématisent à la fin du xixe siècle 20. En effet, il existait par exemple à Bordeaux des lieux où une bibliothèque était à disposition des gens dans le cadre d’une formation libre 21 . La Société des Conférences populaires, dont le président-fondateur était Guérin- Catelain en 1891, vait des relais importants en Gironde, son but étant de « briser les chaînes intellectuelles du paysan [et d’] organiser un large enseignement gratuit pour les adolescents et les adultes des deux sexes dans toutes les communes françaises » 22.
Il est important de comprendre que les personnes à l’origine de ces structures d’éducation populaire sont soit des catholiques soit des membres de la Ligue de l’Enseignement 23 souhaitant prolonger les idées de Condorcet sur l’instruction publique 24. Les UP se sont surtout développées de 1898 à 1902 à Paris et en province 25. L’Affaire Dreyfus a révélé re fois reneagement des