fils du pauvre

Albert CAMUS philosophe et écrivain français [1913-1960] (1947) LA PESTE Récit Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: jean-marie_ Site web pédagogiqu orR51 Dans le cadre de: « Le las, Sni* to Une bibliothèque nu Tremblay, t-sociologue/ s sociales’ e par Jean-Marie professeur de sociologie au C gep de Chicoutimi Site web: http://classiques. uqac. ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l’Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque. uqac. a/ Albert camus, LA PESTE (1947) 2 Politique d’utilisation de la bibliothèque des Classiques Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclusivement de bénévoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute ediffusion est également strictement interdite.

L’accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs. C’est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES. REMARQUE Ce livre est du domaine public au Canada parce qu’une œuvre passe au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e). Cette œuvre n’est pas dans le domaine public dans les pays où il faut attendre 70 ans après la mort de l’auteur(e). Respectez la loi des droits d’auteur de votre pays. OEUVRES D’ALBERT CAMUS Récits L’ÉTRANGER.

LA PESTE. Théâtre professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi et fondateur des Classiques des sciences sociales, à partir de . Albert CAMUS [1913-1960] LA PESTE. Récit. paris : Les Éditions Gallimard, 347e édition, 1947, 332 pp. Impression : 1955. Collection NRF. Polices de caractères utilisée : Pour le texte: Comic Sans, 12 points. Pour les citations : Comic Sans, 12 points. pour les notes de bas de page : Comic Sans, 12 points. Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LEITRE (IJS letter), 8.  » x 1 1″) Édition numérique réalisée le 30 mars 2010 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Québec, Canada. Albert Camus, LA PESTE (1947) 6 La peste Paris : Les Éditions Gallimard, 347e édltion, 1947, 332 pp. Table des matières à Oran. De l’avis général, ils n’y étaient pas ? leur place, sortant un peu de l’ordinaire. À première vue, Oran est, effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne. La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide.

D’aspect tranquille, faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend différente de ant villes commerçantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins, où l’on ne rencontre ni battements d’ailes ni froissements de feuilles, un lieu neutre pour tout dire ? Le changement des saisons ne s’y lit que dans le ciel. Le printemps s’annonce seulement par la qualité de l’air ou par les corbeilles de fleurs que de petits vendeurs ramènent des banlieues ; c’est un printemps qu’on vend sur les marchés.

Pendant l’été, le soleil incendie les maisons trop sèches et couvre urs d’une cendre grise ; on ne peut plus vivre alors que dans l’ombre des volets clos. En automne, c’est, au contraire, un déluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en hiver. Une manière commode de faire la connaissance d’une [14] ville de chercher comment on y travaille, comment on y aime et comment on y meurt. Dans notre petite ville, est-ce l’effet du climat, tout cela fait ensemble, du même a t absent. C’est-à-dire travaillent beaucoup, mais toujours pour s’enrichir.

Ils s’intéressent surtout au commerce et ils s’occupent d’abord, selon leur expression, de faire des affaires. Naturellement, ils ont du goût aussi pour les joies simples, ils aiment les femmes, le cinéma et les bains de mer. Mais, très raisonnablement, ils réservent ces plaisirs pour le samedi soir et le dimanche, essayant, les autres jours de la semaine, de gagner beaucoup d’argent. Le soir, lorsqu’ils quittent leurs bureaux, ils se réunissent à heure fixe dans les cafés, ils se promènent sur le même boulevard ou bien ils se mettent à leurs balcons.

Les désirs plus jeunes sont violents et brefs, tandis que les vices des plus âgés ne dépassent pas les associations de boulomanes, les banquets des micales et les cercles où l’on joue gros jeu sur le hasard des cartes. On dira sans doute que cela n’est pas particulier à notre ville et qu’en somme tous nos contemporains sont ainsi. Sans doute, rien n’est plus naturel, aujourd’hui, que de voir des gens travailler du matin soir et choisir ensuite de perdre aux cartes, au café, et en bavardages, le temps qui leur reste pour vivre. Mais il est des villes et des pays où les gens ont, de temps en temps, le soupçon d’autre chose.

En général, cela ne change pas leur vie. Seulement il y a eu le soupçon et ville tout à fait moderne. Il n’est as nécessaire, en conséquence, de préciser la façon dont on s’aime chez [1 5] nous. Les hommes et les femmes, ou bien se dévorent rapidement dans ce qu’on appelle l’acte d’amour, ou bien s’engagent dans une longue habitude à deux. Entre ces extrêmes, il n’y a pas souvent de milieu. Cela non plus n’est pas original. À Oran comme ailleurs, faute de temps et de réflexion, on est bien obligé de s’aimer sans le savoir. Ce qui est plus original dans notre ville est la difficulté qu’on peut Y trouver à mourir.

Difficulté, d’ailleurs, n’est pas le bon mot et il serait plus juste de parler d’inconfort. Ce n’est jamais agréable d’être malade, mais il y a des villes et des pays qui vous soutiennent dans la maladie, où l’on peut, en quelque sorte, se laisser aller. Un malade a besoin de douceur, il aime à s’appuyer sur quelque chose, c’est bien naturel. Mais à Oran, les excès du climat, l’importance des affaires qu’on y traite, l’insignifiance du décor, la rapidité du crépuscule et la des plaisirs, tout demande la bonne santé. un malade s’y trouve bien seul.

Qu’on pense alors à celui qui va mourir, pris au piège derrière des centaines de murs crépitants de chaleur, pendant qu’à la même minute, 12 ême moderne, lorsqu’elle survient ainsi dans un lieu sec. Ces quelques indications donnent peut-être une idée suffisante notre cité. Au demeurant, on ne doit rien exagérer. Ce qu’il fallait souligner, c’est l’aspect banal de la ville et de la vie. Mais on passe ses journées sans difficultés aussitôt qu’on a des habitudes. Du moment que notre ville favorise justement les habitudes, on peut dire que tout est pour le mieux.

Sous cet angle, sans doute, la vie n’est pas très passionnante. Du moins, on [16] ne connait pas chez nous le désordre. Et notre population franche, sympathique et active, a toujours provoqué hez le voyageur une estime raisonnable. Cette cité sans pittoresque, sans végétation et sans âme finit Par sembler reposante et on s’y endort enfin. Mais il est juste d’ajouter qu’elle s’est greffée sur un paysage sans égal, au milieu d’un plateau nu, entouré de collines lumineuses, devant une baie au dessin parfalt.

On peut seulement regretter qu’elle se soit construite en tournant le dos ? cette baie et que, partant, il soit impossible d’apercevoir la mer qu’il faut toujours aller chercher. Arrivé là, on admettra sans peine que rien ne pouvait faire espérer à nos concitoyens les incidents qui se produisirent au printemps ette année-là et qui furent, nous le comprîmes ensuite, comme premiers signes de la série des graves événements dont on s’est proposé de faire ici la chroni ue. Ces faits paraîtront bien naturels à certains et, à d’autres, in s au contraire. Mais, certains et, à d’autres, invraisemblables au contraire.

Mais, après tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tâche seulement de dire : « Ceci est arrivé s, lorsqu’il sait que ceci est, effet, arrivé, que ceci a intéressé la vie de tout un peuple, et qu’il y donc des milliers de témoins qui estimeront dans leur cœur la erité de ce qu’il dit. Du reste, le narrateur, qu’on connaîtra toujours à temps, n’aurait guère de titre à falre valoir dans une entreprise de ce genre si le hasard ne l’avait mis à même de recueillir un certain nombre de déposi- 13 tions et si la force des choses ne l’avait mêlé à tout ce qu’il prétend relater.

Cest ce qui l’autorise à faire œuvre d’historien. Bien entendu, un historien, même s’il est un amateur, a toujours des documents. Le narrateur de cette histoire a donc les siens : son témoignage d’abord, celui des autres ensuite, puisque, par son rôle, il fut amene a 1 7] recueillir les confidences de tous les personnages de cette chronique, et, en dernier lieu, les textes qui finirent par tomber entre Ses mains. Il se propose d’y puiser quand il le jugera bon et de les utiliser comme il lui plaira.

Il se propose encore… Mais il est peut-être temps de laisser les commentair utions de langage pour en matin du 16 avril, le docteur Bernard Rieux sortit de son cabinet et buta sur un rat mort, au milieu du palier. Sur le moment, il écarta la bête sans y prendre garde et descendit l’escalier. Mais, arrivé dans la rue, la pensée lui vint que ce rat n’était pas à sa place et il etourna sur ses pas pour avertir le concierge. Devant la réaction du vieux M. Michel, il sentit mieux ce que sa découverte avait d’insolite.

La présence de ce rat mort lui avait paru seulement bizarre tandis que, pour le concierge, elle constituait un scandale. La posltion de ce dernier était d’ailleurs catégorique : il n’y avait pas de rats dans la maison. Le docteur eut beau l’assurer qu’il y en avait un sur le palier du premier étage, et probablement mort, la conviction de M. Michel restait entière. Il n’y avait pas de rats dans la maison, il fallait donc qu’on eût apporté celui-ci du dehors. Bref, il s’agissait d’une farce.

Le soir même, Bernard Rieux, debout dans le couloir de l’immeuble, cherchait ses clefs avant de monter chez lui, lorsqu’il vit surgir, du fond obscur du corridor, un gros rat à la démarche incertaine et pelage mouillé. La bête s’arrêta, sembla chercher un équilibre, prit course vers le docteur, s’arrêta encore, tourna sur elle [1 9] même avec un Petit cri et tomba enfin en rejetant du sang par les babines entrouvertes. Le docteur la contempla un moment et remonta chez lui. Ce n’était pas au rat qu’il pensait. Ce sang rejeté le ramenait à sa préoccupation.

Sa femme, malade depuis un an, devait partir le lendemain pour une station de mo lendemain pour une station de montagne. Il la trouva couchée dans leur chambre, comme il lui avait demandé de le faire. Ainsi se preparait-elle à la fatigue du déplacement. Elle souriait. – Je me sens très bien, disait-elle. 15 Le docteur regardait le visage tourné vers lui dans la lumière de la lampe de chevet. Pour Rieux, à trente ans et malgré les marques de la maladie, ce visage était toujours celui de la jeunesse, à cause peutêtre de ce sourire qui emportait tout le reste. – Dors si tu peux, dit-il.

La garde viendra à onze heures et je vous mènerai au train de midi. Il embrassa un front légèrement moite. Le sourire l’accompagna jusqu’à la porte. Le lendemain 17 avril, à huit heures, le concierge arrêta le docteur au passage et accusa des mauvais plaisants d’avoir déposé trois rats morts au milieu du couloir. On avait dû les prendre avec de gros pieges, car ils étaient pleins de sang. Le concierge était resté quelque sur le pas de la porte, tenant les rats par les pattes, et attendant que les coupables voulussent bien se trahir par quelque sarcasme. Mais rien n’était venu. PAGF 51