Quantification

DÉFINIR ET COMPTER LES SANS-ABRI EN EUROPE . CONTROVERSES Cécile Brousse Belin I Genèses 2005/1 – no 58 pages 48 à 71 ISSN 1155-3219 Article disponible en ligne à l’adresse: ENJEUX ET ——-http• – page48. htm Pour citer cet article : orag Sni* to View geneses-2005-1 -46. 193. 175. 97 Document téléchargé depuis www. cairn. info 27/01/2015 22h42. C Belin Brousse Cécile, « Définir et compter les sans-abrl en Europe • enjeux et controverses », Genèses, 2005/1 no 58, p. 48-71. Distribution électronique Cairn. info pour Belin. @ Belin. Tous droits réservés pour tous pays. 7/07/05 1435 age 48 DOSSI ER Genèses 58, mars 2005, pp. 48-71 DÉFINIR ET COMPTER LES SANS-ABRI EN EUROPE ENJEUX ET CONTROVERSES* Document téléchargé depuis www. cairn. info – 27/01/2015 22h42. @ Belin * Je remercie particulièrement Daniel Wahl, Maryse Marpsat, Florence Weber et Nicolas Offenstadt pour leurs précieux conseils ainsi qu’Alain Desrosières, Sandrine Kott, Gaël De Peretti, Emmanuel Soutrenon pour leur relecture attentive de ce texte. 1. Pour une justification du recours à un indicateur des sans-abri (homelessness indicator), voir Tony Atkinson, Bea Cantillon, Eric Marlier, Brian Nolan, Social

Indicators. The EIJ and Social Inclusion, Oxford, Oxford University PAGF OF – 46. 193. 175. 97- contre l’exclusion sociale2. Le CPS a d’abord confié à Eurostat, l’office statistique de la Commission, le soin d’élaborer une méthode commune pour appréhender cette catégorie de population. Le service responsable des statistiques sur les conditions de vie à Eurostat a constitué un groupe de travail (« task-force ») pour mener à bien ce projet intitulé « Homelessness statistics ».

Ce groupe, animé par un chef de projet, fonctionnaire européen d’origine britannique était composé d’une tatisticienne française de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) – l’auteure de cet article – chargée de rédiger un rapport et des recommandations3, de quatre représentants d’instituts nationaux de statistique (INS) (Italie, Espagne, Finlande, Pays-Bas) et du secrétaire général de la Fédération européenne d’associations nationales travaillant avec les sans-abri (Feantsa), une organisation non-gouvernementale financée par la Commission, qui rassemble les présidents des principales organisations caritatives européennes4. La présence de la Feantsa dans le groupe de travail d’Eurostat témoigne de l’institutionnalisation des associations et des organisations non gouvernementales (ONG) par la Commission qui s’est dessinée à partir de 19965.

Page 49 Comment, partant de positions initiales relativement éloignées, statisticiens et re résentants d’ONG européennes ont- ils finalement abouti à un PAGF classification internationale des maladies, de nombreux conflits peuvent apparaitre lors du choix de nomenclatures internationales car les classifications sont plus que de simples représentations ; elles servent ? oordonner les activités d’institutions multiples6. Le groupe de travail s’est réuni à quatre reprises sous l’égide d’Eurostat entre décembre 2001 et mars 2003. La présence des associations caritatives représentées par la Feantsa a été le théâtre de débats animés, bien différents des discussions habituelles entre pays qui confrontent leurs systèmes statistiques. Les tensions opposant, au sein du groupe de travail, les ONG à Eurostat ont été portées à leur pont le plus haut lorsque la Feantsa a utillsé son pouvoir médiatique pour peser sur un débat jusque-l? onfiné à Penceinte de l’office statistique.

Au moment où l’experte de l’Insee engageait une consultation par questionnaire auprès de nombreux acteurs (voir encadré), on pouvait lire dans un article du Time (1 0 février 2003) comparant la situation des sans-abri en Europe et aux États-Unis la critique suivante d’entre eux a pris une grande importance, celui de la comparaison, du « palmarès du « benchmarking » (étalonnage) aussi bien entre les individus, les institutions, les entreprises et leurs marchandises, qu’entre les nations elles-mêmes. Ceci est bien sûr lié à la montée es argumentations en termes de concurrence et de comparaison des performances, soit dans le temps, soit entre acteurs différents. » 3. Cécile Brousse, « The Production of Data on Homelessness and Bousin Deprivation in the Europe Publications of the European Communities, Eurostat, 2004. 4. La France y est représentée par Emmaus-France et par la Fnars qui fédère environ 80 % des associations françaises de réinsertion sociale, l’Allemagne par la BAG W (Bundesarbeitsgemeinschaft Wohnungslosenhilfe e. V. ), l’Italie par la FIO-psd (Federazione italiana organismi per le persone senza dimora).

Les pays où le secteur caritatif est peu unifié, comme le Royaume-Un ou la Grèce, sont représentés à la Feantsa par plusieurs associations. « La plupart des pays européens ne savent tout simplement pas où regarder ou comment compter les sans-abri [homeless]. Les donnees des gouvernements sont confuses et aussi peu fiables que les informations fournies par Big Sid [un sans-abri alcoolique dont l’histoire est racontée dans l’article, photos ? l’appul, NDT]. L’Autriche et l’Espagne n’ont pas de données officielles. L’Allemagne, la France, l’Italie, et le Royaume-lJni nt tout au plus ce que fon pourrait appeler des estimations, considérées avec scepticisme par les organisations volontaires qui travaillent avec les sans-abri. » 5. ? C’est surtout en 1996 à travers la mise en place par la Direction emploi affaires sociales (DG V) d’un Comité de sages chargé de réfléchir aux droits civils et sociaux au niveau européen que se dessine Hamorce d’une institutionnalisation des associations et ONG par la Commission » Oulie PAGF S plus qualifiée sur le sujet Cette intervention de la presse puis le refus de la Feantsa de participer à la consultation rganisée par l’Insee (refus sur lequel elle est revenue par la suite après rintervention de deux représentants d’une sous-direction de la Direction chargée de l’emploi et des affaires sociales – DG V) furent les premiers symptômes d’un conflit autour de la légitimité de chaque institution ? participer au dénombrement des sans-abri. Mais quels sont les enjeux derrière la quantification pour que de tels conflits puissent s’exprimer ? 6. Geoffrey Bowker, Susan Leigh Star, « problèmes de classification et de codage dans la gestion internationale de l’information in Bernard Conein et Laurent Thévenot éd. , Cognition et information en société, pans, EHESS, coll. « Raisons pratiques 8 1997, pp 283-310. 49 071 14:35 Page 50 6 OF 46. 193. 175. 97 représentées dans le groupe de travail d’Eurostat, la méthode de Flnsee présentait en effet plusieurs limites : dispositif d’enquête ponctuel et coûteux, recours à un tirage d’échantillon7 alors qu’un dénombrement exhaustif et régulier était souhaité8. En outre, la définition française ne comprenait ni les personnes qui logent dans des hôtels bon marché ou chez des parents ou des amis faute d’avoir un logement, ni celles qui sont « ? isque de devenir sans-abri » comme, par exemple, les futurs sortants de prison privés de logement9.

La Feantsa préconisait pour sa part un dispositif statistique à deux étages : les gouvernements devraient avoir la responsabilité du dénombrement des sans-domicile ? l’échelle communale, sur la base d’une définition large, ? la manière du décompte finlandais et les ONG, quant ? elles, devraient publier des données sur les publics dont elles s’occupent, livrant par exemple des informations sur l’évolution dans leur clientèle de la part des femmes, des étrangers, etc. ? cet égard, s’appuyant sur l’exemple néerlandais, la direction de la Feantsa suggérait qu’un système d’enregistrement continu des clients des centres d’hébergement soit généralisé à l’ensemble des pays européens et sollicitait un appui financier pour le mettre en œuvre.

Elle défendait l’idée d’un enregistrement sur une base annuelle (mesure des flux) plutôt que journalière ou hebdomadaire (mesure d’un stock). Quant aux représentants des instituts de statistique présents dans le groupe de travail, issus de pays où les pratiques quantitatives sont différentes, ils n’ont pas été en esure de proposer une méthode commune d’observation. l_Jn seul point de convergence pouvait les rassembler : le souhait partagé d’améliorer soit la couverture des enquêtes (pour les pay 7 OF les rassembler : le (pour les pays, comme la France, l’Italie ou l’Espagne dont le système statistique repose sur le décompte des loge- Quantifier Définir et compter les sans-abri en Europe : enjeux et controverses 7.

Même si une méthode alétoire peut donner des résultats plus précis qu’un dénombrement, elle est dotée dune faible crédibilité dans l’opinion publique. Voir A. Desrosières, La politique des grands nombres • histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, coll. « Poche-Sciences humaines et sociales 1993, chapitre VI et Theodore M. Porter, « Making Things Quantitative in Michael power (éd. ), Accounting and Science, Cambridge, Cambridge University press, 1994, pp. 38-39. 8. « La FEANTSA pense que les autorités publiques devraient être responsables de la détermination du nombre de sans-abri et de la réalisation du recensement.

Dans certains états membres comme en Irlande et en Finlande, PAGF BOF – 46. 193. 175. 97 – en Finlande par le Fonds national du logement (the National Housing Bund). Selon cette définition sept catégories doivent être distinguées pour estimer le sans-abrisme » (Bill Edgar, Joe Doherty, Henk Meert, Examen des statistiques sur le sans-abrisme en Europe, Rapport Feantsa, Observatoire europeen sur le sans-abrisme, novembre 2002, p. 6). 50 page 51 ments et la connaissance des ménages qui y résident), soit la qualité des registres (pour les pays, comme les Pays-Bas, dont le système statistique repose en partie sur Fenregistrement des individus dans des fichiers administratifs).

Pour les statisticiens, en effet, les sans-abri se situent à la limite e leurs capacités de dénombrer : ils se définissent par le fait qu’ils échappent aux en uêtes traditionnelles par sondage, centrées sur les ménages oeement ou sans-abri et les enjeux que recouvrent les problèmes de terminologie, nous décrirons les deux grandes oppositions qui se sont manifestées lors de l’élaboration de ce projet d’Indicateur : d’abord, opposition entre le secteur public d’un côté et le secteur caritatif de [‘autre, opposition ensuite entre les pays de l’Union européenne. Des deux oppositions, la plus visible est la première car elle s’incarne dans des institutions et s’exprime publiquement. La deuxième, qui concerne les États, est plus difficile à percevoir notamment dans cette première phase du travail statistique où les gouvernements nationaux ne sont pas représentés en tant que tels. En effet, non seulement les administrations chargées des sans-abri ne participent pas à ce travail préparatoire mais les statisticiens nationaux sont conviés au groupe de travail au titre de leur expertise plus que de leur appartenance nationale.

Ainsi, le travail d’harmonisation (arbitrage, consensus) est organisé dans un champ supposé « dénationalisé » par des cteurs acquis à ce principe10. IO. Plusieurs observateurs ont analysé le renforcement des sous-espaces professionnels en même temps que la mise en concurrence des dispositifs de régulations. « Avec la parcellisation croissante de l’espace international de régulation, ce rôle clé des détenteurs du savoir et de la légitimité professionnelle ne fait que prendre de plus en plus d’importance. D’abord parce que nombre de ces espaces ont perdu la légitimité ou la rationalité politique que leur procurait l’État-nation et qu’ils doivent en compensation s’appuyer davantage sur c