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BERNARD QUIRINY L’ANGOISSE DE LA PREMIERE PHRASE Nouvelles PHÉBUS Illustration de couverture Tom Curry Tourista (détail) C) Éditions Phébus. P www phebus-edition DE LA PREMIÈRE PHR or 166 Sni* to View Qu’une phrase soit la dernière, il enfaut une autre pour le déclarer, et elle n’est donc pas la dernière. JEAN-FRANÇOIS LYOTARD La première phrase : voilà l’ennemi. C’est ce que pensa Gould le jour où il décida d’écrire le livre auquel il songeait depuis de nombreuses annees. Devant sa feuille blanche, il passa des heures ? chercher la première phrase idéale.

Sans cesse il osa la pointe de son stylo sur le papier et tentait de libérer son poignet pour dessiner la boucle de la première lettre ; il s’interrompait à chaque fois avec la certitude horripilante qu’il y avait une meilleure retorse, avec l’impression troublante d’être engagé avec eux dans une lutte sans merci. C’est sans doute cette angoisse du commencement qui a conduit à l’invention de l’exergue. L’exergue est une façon de tricher sur la première phrase en l’empruntant à un écrivain célèbre. Gould était opposé à ce procédé, qui était pour lui une forme de lâcheté.

D’après lui, il était ? a portée de n’importe qui de tirer d’un chefd’œuvre une phrase dont le génie rejaillirait indûment sur le texte qu’elle introduirait ; cette manière de fuir sa responsabilité en se cachant derrière un grand homme lui était inadmissible. Ce n’était guère mieux que de chiper un insigne sur le capot d’une berline de luxe pour le coller sur celui de son tacot personnel. Gould, qui n’était pas du genre à céder à la facilité, rejeta donc l’option de l’exergue et continua de chercher la première phrase idéale.

Il pensa à Flaubert qui disait n’avoir trouvé celle de son Bouvard et Pécuchet qu’après ? tout un apres-midi de torture Comment les grands écrivains se sont-ils sortis de cette épreuve ? Gould décida de méditer quelques ouvertures tirées de ses romans favorls, en espérant glaner auprès des maîtres des enseignements capables de l’aider ? franchir le pas. Les deux premières phrases les plus célèbres de la littérature nationale simplicité exprime un authentique génie. Dès lors qu’on les regarde d’un peu près, on se dit qu’elles semblent avoir été conçues tout exprès pour les chefs-d’œuvre qu’elles instaurent.

Cest comme si la langue française avait été arrangée dès l’origine our permettre ces combinaisons de mots parfaites, combinaisons qu’il appartenait à des gens tels que Proust ou Camus de découvrir. Gould songea qu’il existait peut-être, dispersé dans l’air ambiant, une sorte de troupeau de premières phrases parfaites que seuls les grands écrivains pouvaient voir et capturer. Et comme un grand écrivain, par définition, écrit de grands livres, les grands livres ont toujours des premières phrases parfaites. Gould sortit de sa bibliothèque ses livres favoris pour n’en lire que les premiers mots.

Non sans surprise, il constata que plusieurs génies avaient ux-mêmes inventé des stratagèmes habiles pour ne pas avoir à se donner de peine avec le commencement. — Certains recouraient à l’exergue. Gould, on l’a vu, n’était pas favorable à ce procédé, mais il estima que l’usage qu’en faisaient les grands écrivains n’était pas condamnable. Il n’y a rien de commun entre un écrivaillon qui refuse d’affronter son angoisse de la première phrase en citant un classique et un génie qui salue un semblable en lui empruntant une formule.

Pour ce dernier, l’exergue n’est qu’une ruse pour exprlmer son appartenance ? la communauté des grands esprits, non un bouclier ans lequel il n’oserait partir à l’assaut de son propre livre. À tout prendre, à partir d’un certain niveau d’excellence, les grands écrivains deviennent une seule et même perso certain une seule et même personne, ils se transforment en autant de figures particulières d’un même qui s’appelle littérature. Gould voyait le monde des grands écrivains comme une sorte d’assemblée de la Table ronde où chaque partie est le tout et le tout chaque partie.

Peu importe donc, dans cette optique, que la première phrase du livre du grand auteur X ait en réalité été écrite par le grand auteur Y . ans les deux cas, il dagit de grande littérature. Reste l’hypothèse du grand auteur X qui, en exergue de son chef-d’œuvre, placerait une citation de l’auteur de navets Z. mais l’idée dégoûtait tellement Gould qu’il refusait d’y penser. Dans Lolita, Vladimir Nabokov avait eu l’idée habile de faire précéder le texte proprement dit d’un avant-propos rédigé par un médecin imaginaire, le docteur John Ray.

C’était astucieux : personne n’aurait eu l’idée d’exiger d’un document médical qu’il fasse preuve de qualités de style particulieres. On ne choisit pas son toubib pour sa plume. Nabokov se débarrassait ainsi de l’angoisse du commencement sur John Ray et pouvait alors écrire le cœur léger, sans torture. Cela revenait en quelque sorte à inventer soi-même son propre exergue, en l’attribuant à un personnage fictif dont le style n’était pas la préoccupation principale. — Oscar Wilde, en revanche, avait choisi la difficulté.

Son portrait de Dorian Gray débutait par une déclaration d’intention tonitruante, d’une somptuosité sans égale, qui laissait le lecteur littéralement KO. « L’artist ur de littéralement KO. « L’artiste est un créateur de eauté », disait la première phrase de cette préface. Gould comprit qu’elle faisait partie intégrante du texte et que le courageux Wilde n’avait pas faibli face à l’ennemi : elle explosait ittéralement comme un soleil, et il ne l’en admira que davantage. Montagne magique de Thomas Mann, elle aussi, commençait par un long « Dessein » à propos duquel Gould arriva à des conclusions identiques : la préface était déjà le texte, et Mann avait affronté l’appréhension de l’attaque avec toute la bravoure qu’on est en droit d’attendre d’un si grand homme. Musil, Joyce, Faulkner, Powys, Lawrence, Orvuell, Céline, Dôblin, tous avaient des premières phrases dune étonnante perfection. Au fur et à mesure de ses recherches, Gould s’interrogea sur sa méthode : n’eût-il pas été plus judicieux, plutôt que de s’éparpiller ainsi, de se contenter d’étudier la manière d’un seul génie ?

Et n’y avait-il pas quelque chose de ridiculement prétentieux à n’étudier que les plus grands ? Des premières phrases tirées de livres médlocres et de romans de gare l’auraient peut-être instruit de façon plus réaliste sur la façon dexorciser sa peur. Voulait-il donc réussir du premier coup à tourner une phrase liminaire omparable à celles d’un Walser ou d’un Sterne, lui qui n’avait jamais été fichu d’écrire un livre faute de pouvoir le commencer ? Il y réfléchit quelques instants et rejeta l’argument.

Certes, il aurait été plus modeste d’étudier les premières phrases d’œuvres moins grandioses que celles auxquelles il s’était attaqué, mais se choisir délibérément un mauvais maître est une at auxquelles il mauvais maître est une attitude profondément antipédagogique. Qui veut s’initier à la peinture gagne à contempler Matisse plutôt qu’une croûte champêtre. En bonne logique, cela vaut aussi pour la littérature. Quoi qu’il en soit, l’étude des premières phrases de ses romans favoris n’aida pas Gould comme il l’aurait souhaité.

Il retira de ses lectures une impression ambiguë. Parfois, il se sentait prêt, se disant qu’après tout la barrière n’est que psychologique, que les premiers mots ne comptent pas tellement plus que les suivants ; c’est une question de volonté et d’état d’esprit, cela n’a rien ? voir avec une prétendue insaisissabilité ontologique de la phrase en question. Mais à d’autres moments, il se disait qu’il n’y arriverait jamais, que la première phrase était une bête trop farte pour lui, ue seuls les vrais grands écrivains étaient capables de se mesurer à elle.

Il était alors gagné par l’abattement et se réfugiait dans le cynisme, songeant à utiliser la carte déloyale de la parodie (ce qui aurait donné quelque chose comme « Aujourd’hui, maman est morte, et ça ne m’a pas empêché de me coucher de bonne heure D). Effondré, il avait Fimpression que la première phrase parfaite, celle qu’il cherchait depuis si longtemps, le nargualt comme un canard vicieux. Cruelle et fielleuse, elle lui faisait ressentir à quel point il était médiocre, indigne des grands.

Et uisqu’il ne pouvait pas supporter la perspective de rédiger un début lamentable il lui semblait que la situation était sans issue. semblait que la L’idée lui vint alors, géniale. Faute de pouvoir affronter robstacle, il l’enjamberait. Échoualt-il ? trouver la première phrase idéale ? Eh bien, soit ! Il commencerait par la deuxième. Fébrile, il prit son stylo et écrivit : « C’est la raison pour laquelle j’en restais là. » Son soulagement fut immense. Le rocher qui obstruait ses canalisations mentales venait de sauter.

Gould avait commence son livre, un livre qui commençait par la deuxième phrase. Il la contempla, empli d’une profonde satisfaction. Très vite, il remarqua cependant qu’il y avait un problème. C’était en fait bien simple : le lecteur qui ouvrirait son livre commencerait directement par la deuxième phrase, sans prendre conscience qu’il ne s’agissait pas de la première. Si Gould avait réussi ? l’écrire, c’est parce qu’il savait qu’elle n’était pas la première et qu’elle n’avait donc pas à tendre vers la perfection.

S’il l’avait conçue comme une première, il aurait probablement cherché une tournure plus élégante, quitte à traquer des jours et des jours durant la forme idéale. La prévisible inattention du lecteur ruinait son idée : si le lecteur prenait la deuxième phrase pour la première, Gould n’arriverait pas à l’écrire non plus. Il songea alors ? placer en tête du volume une notice liminaire expliquant que la première phrase était la deuxième ; cela ne faisait malheureusement que déplacer le problème, puisque c’était cette notice qui contiendrait la première phrase réelle du livre, et il n’arriverait pas à l’écrire.

Gould s’énervait. Pris de tremblements, il eut une idée plus radicale encore. Puis pas à récrire. idée plus radicale encore. Puisque la mise entre parenthèses de la première phrase laissalt à croire que la deuxième était la première, il mettrait la deuxième entre parenthèses aussi. La troisième deviendrait la première : il la mettrait entre parenthèses, de même que la quatrième et la cinquième quand leur tour viendrait. Au comble de -11 l’excitation, Gould rédigea d’une traite les trois premiers paragraphes de son livre : « . ? ; il ne lui fallut finalement qu’un jour et une nuit pour achever son livre. Ivre de fierté, il le relut deux fois avant de tomber d’épuisement. Gould était devenu l’auteur d’un oman qui, faute de commencer par la première phrase, ne commençait pas du tout. Bien des années plus tard, Gould a domestiqué sa peur panique de la première phrase et a écrit de vrais livres. Il est même devenu un auteur respecté, connu dans toute l’Europe. Parvenu au soir de sa vie, il rédige ses mémoires. Ce sera son dernier livre, il l’écrit dans une langue limpide et naturelle.

Il y parle avec humour de l’angoisse absurde qui, dans sa jeunesse, avait temporairement bloqué ses ambitions littéraires. Les mots lui viennent comme par magie. Au terme de plusieurs semaines de laislr créateur, il décide de conclure. Là, il est soudain victime d’un accès d’angoisse : il doute, tourne en rond, perd sa belle assurance. Trop vieux pour espérer pouvoir écrire un autre livre, il sait que les mots qu’il va rédiger à présent seront les livre, il sait que derniers. La dernière phrase de son livre sera la dernière phrase de sa vie, son ultime geste littéraire, une sorte de testament.

Il se doit d’en faire quelque chose d’inoubliable, et cette exigence lui fait perdre le sommeil. Gould a peur de mourir avant d’avoir trouvé la dernière phrase parfaite. Cest pour lui une éritable torture. Il sent bientôt ses dernières forces l’abandonner, lâche prlse et, avec bredouillement de colère, écrit sur sa feuille : « » II observe un instant la dernière page de son dernier livre et comprend qu’occulter la dernière phrase ne suffit pas, car Favant-dernière devient la dernière. Il occulte donc l’avant-dernière, ainsi que l’antépénultième.

Et la précédente. Et celle d’avant la précédente. De proche en proche, Gould désécrit en quelques heures les cinq cents pages de ses mémoires, faute de parvenir à conclure sur la dernière phrase parfaite. Il est devenu l’auteur d’un ivre qui, parce qu’il ne se termine pas sur une impossible dernière phrase parfaite, ne commence pas du tout. La dernière phrase de son œuvre est donc celle de son livre précédent : il la vérifie avec inquiétude et se dit qu’il ne peut décidément pas dire adieu à la littérature ainsi.

Il l’occulte donc, ainsi que celles qui la précèdent. Son avant-dernier livre est lui aussi désécrit de la fin au début, par -13- en train de désécrire son deuxième roman. Il laisse une œuvre inachevée. Non pas faute de l’avoir entièrement réalisée, mais parce que le temps lui a manqué pour la détruire tout à fait. L’IN RUS L’intrus avait fait irruption dans ma vie dix-huit mois plus tôt, sans que rien n’annonçât son arrivée.

Je l’avais découvert au fond du jardin, par une belle après-midi de printemps : un jeune homme d’une vingtaine d’années au visage enfantin, le front caché par une épaisse frange de cheveux blonds. Il était occupé à tailler ma haie et, concentré sur sa tâche, ne m’avait pas entendu approcher. Qui êtes-vous ? lançai-je sans aménité. Il eut un sursaut et se tourna vers moi ; son visage exprima alors une sorte de soulagement, comme si lui et moi nous connaissions depuis longtemps. La haie avait besoin de quelques coups de sécateur, dit-il sans répondre à ma question.

J’ai jugé bon de ne pas attendre la semaine prochaine. Il me tendit distraitement la main ; décontenancé par son aplomb, je la serrai avant de me ressaisir. -15- — C’est très gentil à vous, mais vous en avez assez fait. Prenez vos affaires et filez. Il parut à la fois surpris et déçu : on eût dit que je revenais sur une consigne ou écourtais une joie qu’il avait longtemps attendue. — Vous êtes sûr ? insista-t-il en désignant la partie non taillée de la haie. e ense ouvoir finir d’ici ce soir. PAGF OF