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Facebook : La culture ne s’hérite pas elle se conquiert Alain Badiou avec Nicolas Truong Éloge de l’amour Café Voltaire @ Flammarion, 2009 « L’amour est à réinv Arthur Rimbaud, Une Facebook : La culture Présentation Sni* to View onquiert Il est important que le philosophe se rappelle les innombrables circonstances de la vie dans lesquelles il ne se distingue en rien de n’importe qui d’autre.

S’il l’oublie, du reste, la tradition théâtrale, singulièrement la comédie, le lui remettra un peu rudement en mémoire. C’est en effet, sur scène un type bien défini que celui du philosophe amoureux, où l’on voit que toute a sagesse stoïcienne, toute sa méfiance argumentée à ‘égard des passions tombent en poussière parce qu’une femme rayonnante vient d’entrer dans le salon et qu’il en est pour toujours foudroyé. J’ai de longue date pris les devants, dans la vie comme dans la pensée.

J’ai posé que le philosophe (et sous ce mot, qu’on l’entende au neutre, vient aussi, naturellement, la philosophe) répondu « oui » quand Nicolas Truong m’a convié à un dialogue public sur l’amour, dans la série « Théâtre des idées » qu’il organise avec le Festival d’Avignon. Ce mélange de théâtre, de foule, de dialogue, ‘amour et de philosophie avait quelque chose de grisant. On était en outre le 14 juillet (2008) et je me réjouissais que l’amour, cette force cosmopolite, louche, sexuée, transgressant frontières et statuts sociaux, soit célébré en lieu et place de l’Armée, de la Nation et de l’État.

Fanfaronnons un peu : Nicolas, le questionneur, et moimême, dans le rôle équivoque du philosophe amoureux, étions Facebook : La culture ne Shérite pas elle se conquiert en forme, et ce fut un succès. N’hésitons pas : un succès considérable. Les éditions Flammarion ont eu la bonne idée de faire écho, ‘abord sous forme sonore (un CD de la séance), puis sous forme écrite (un livre), à ce succès. Le texte que vous allez lire est un redéploiement de ce qui fut dit ce jour-là. II en garde le rythme improvisé, la clarté, l’élan, mais il est plus complet, plus profond.

Je crois qu’il est vralment, d’un bout à l’autre, ce que son titre dit qu’il est : un éloge de l’amour, proposé par un philosophe qui, comme Platon, que je cite, pense que « Qui ne commence pas par l’amour ne saura jamais ce que c’est que la philosophie C’est donc ici le philosophe-amant Alain Badiou ui soutient l’assaut du questionneur avisé, philosophe tout autant, et amant bien entendu, Nicolas Truong. L’AMOUR MENACÉ Dans un livre devenu célèbre, De quoi Sarkozy est-il OF elle se conquiert L’AMOUR MENACE Dans un livre devenu célèbre, De quoi Sarkozy est-il le nom ? vous soutenez que « l’amour doit être réinventé mais aussi tout simplement défendu, parce qu’il est menacé de toutes parts De quoi est-il menacé ? Et en quel sens les anciens mariages arrangés ont-ils selon vous revêtu des habits neufs aujourd’hui ? Je crois qu’une récente publicité pour un site de encontres par Internet vous a particulièrement frappé… C’est vrai, Paris a été couvert d’affiches pour le site de rencontres Meetic, dont l’intitulé m’a profondément interpellé. Je peux citer un certain nombre de slogans de cette campagne publicitaire.

Le premier dit – et il s’agit du détournement d’une citation de théâtre – « Ayez l’amour sans le hasard ! ». Et puis, il y en a un autre : « On peut être amoureux sans tomber amoureux ! » Donc, pas de chute, n’est-ce pas ? Et puis, il y a aussi : « Vous pouvez parfaitement être amoureux sans souffrir ! » Et tout ça grâce au site de rencontres Meetic… ui vous propose de surcroit – l’expresslon m’a paru tout à fait remarquable – un « coaching amoureux Vous aurez donc un entraîneur qui va vous préparer à affronter l’épreuve.

Je pense que cette propagande publicitaire relève d’une conception sécuritaire de 1’« amour C’est l’amour assurance tous risques : vous aurez l’amour, mais vous aurez si bien calculé votre affaire, vous aurez si bien sélectionné d’avance votre partenaire en pianotant sur Internet – vous aurez évidemment sa photo, ses goûts en détail, sa date de naissance, son signe astrologique, etc. – qu’au terme de cette immense co oûts en détail, de cette immense combinaison vous pourrez vous dire : « Avec celui-là, ça va marcher sans risques ! ? Et ça, c’est une propagande, c’est intéressant que la publicité se fasse sur ce registre- là. Or, évidemment, je suis convaincu que l’amour, en tant qu’il est un goût collectif, en tant qu’il est, pour quasiment tout le monde, la chose qui donne à la vie intensité et signification, je pense que l’amour ne peut pas être ce don fait à rexistence au régime de l’absence totale de risques. Ça me paraît un petit peu comme la propagande qu’avait faite à un moment donné ‘armée américaine pour la guerre « zéro mort ».

Il y aurait selon vous une correspondance entre la guerre « zéro mort » et ramour « zéro risque de la même manière qu’il existe, pour les sociologues Richard Sennett et Zygmunt Bauman, une analogie entre le « je ne t’engage pas » que dit l’agent du capitalisme financier au travailleur précarisé et le « je ne m’engage pas » que prononce à sa ou son partenaire l’a amoureux » détaché dans un monde où les liens se font et se défont au profit d’un libertinage cosy et consumériste ?

C’est un peu le même monde, tout ça. La guerre « zéro ort l’amour « zéro risque pas de hasard, pas de rencontre, je vois là, avec les moyens d’une propagande générale, une première menace sur l’amour, que j’appellerai la menace sécuritaire. Après tout, ce n’est pas loin dêtre un mariage arrangé. Il ne l’est pas au nom de l’ordre familial par des parents pas loin d’être un mariage arrangé.

Il ne Pest pas au nom de l’ordre familial par des parents despotiques, mais au nom du sécuritaire personnel, par un arrangement préalable qul évite tout hasard, toute rencontre, et finalement toute poésie existentielle, au nom de la catégorie ondamentale de l’absence de risques. Et puis, la deuxieme menace qui pèse sur l’amour, c’est de lui dénier toute importance. La contrepartie de cette menace sécuritaire consiste à dire que l’amour n’est qu’une variante de l’hédonisme généralisé, une variante des figures de la jouissance.

Il s’agit ainsi d’éviter toute épreuve immédiate, toute expérience authentique et profonde de l’altérité dont l’amour est tissé. Ajoutons tout de même que, le risque n’étant jamais éliminé pour de bon, la propagande de Meetic, comme celle des armées impériales, consiste à dire que e risque sera pour les autres ! Si vous êtes, vous, bien préparé pour Hamour, selon les canons du sécuritaire moderne, vous saurez, vous, envoyer promener l’autre, qui n’est pas conforme ? votre confort. S’il souffre, c’est son affaire, n’est-ce pas ? Il n’est pas dans la modernité.

De la même manière que « zéro mort c’est pour les militaires occidentaux. Les bombes qu’ils déversent tuent quantité de gens qui ont le tort de vivre dessous. Mais ce sont des Afghans, des Palestiniens.. Ils ne sont pas modernes non plus. L’amour sécuritaire, comme tout ce dont la norme est a sécurité, c’est l’absence de risques pour celui qui a une bonne assurance, une bonne armée, une bonne police, une bo PAGF s OF l’absence de risques pour celui qui a une bonne assurance, une bonne armée, une bonne police, une bonne psychologie de la jouissance personnelle, et tout le risque pour celui en face de qui il se trouve.

Vous avez remarqué que partout on vous explique que les choses se font « pour votre confort et votre sécurité », depuis les trous dans le trottoir jusqu’aux contrôles de police dans les couloirs du métro. Nous avons là les deux ennemis de l’amour, au fond : la sécurité du contrat ‘assurance et le confort des jouissances limitées. Il y aurait donc une sorte d’alliance entre une conception libertaire et une conception libérale de l’amour ? Je crois en effet que libéral et libertaire convergent vers l’idée que ramour est un risque inutile.

Et qu’on peut avoi d’un côté une espèce de conjugalité préparée qui se poursuivra dans la douceur de la consommation et de Fautre des arrangements sexuels plaisants et remplis de jouissance, en faisant l’économie de la passion. De ce point de vue, je pense réellement que l’amour, dans le monde tel qu’il est, est pris dans cette étreinte, ans cet encerclement, et qu’il est, à ce titre, menacé. Et je crois que c’est une tâche phllosophique, parmi d’autres, de le défendre. Ce qui suppose, probablement, comme le disait le poète Rimbaud, qu’il faille le réinventer aussi. ?a ne peut pas être une défensive par la simple conservation des choses. Le monde est en effet rempli de nouveautés et l’amour doit aussi être pris dans cette novation. Il faut réinventer le risque et l’aventure, contre se conquiert contre la sécurité et le confort. LES PHILOSOPHESE L’AMOUR C’est à Rimbaud que vous empruntez la formule « L’amour st à réinventer » et dans votre propre conception de l’amour vous vous appuyez sur de nombreux poètes ou écrivains. Mais avant d’en venir là, il faut peut-être interroger les philosophes.

Or, vous avez été frappé par le fait que peu d’entre vous se sont sérieusement intéressés à l’amour, et quand ils l’ont fait, vous êtes souvent en désaccord avec leur conception. Pour quelles raisons La question du rapport des philosophes à l’amour est en effet compliquée. Le livre écrit par Aude Lancelin et Marie Lemonnier, Les Philosophes et l’amour. Aimer, de Socrate à Simone de Beauvoir, le montre très bien. Le livre est d’autant plus intéressant qu’il combine sans aucune vulgarité ni vulgarisation l’examen des doctrines et l’enquête sur la vie des philosophes.

En ce sens, il n’a pratiquement pas de prédécesseur. Ce que ce livre met en évidence, c’est que la philosophie oscille entre deux extrémités sur l’amour, même s’il y a aussi des points de vue intermédiaires. Il y a d’un côté la philosophie « anti-amour », Arthur Schopenhauer en étant le représentant patenté. Celui-ci explique notamment qu’il ne pardonnera jamais aux femmes d’avoir eu la passion de l’amour, parce que c’est comme ça u’elles ont rendu possible la perpétuation de cette espèce humaine qui pourtant ne valait rien ! ?a, c’est une extrémité. Et puis, à l’autre extrémité, 7 OF espèce humaine qui pourtant ne valait rien ! Ça, c’est une extrémité. Et puis, à l’autre extrémité, vous avez quand même les philosophies qui font de l’amour un des stades suprêmes de l’expérience subjective. C’est le cas chez Sbren Kierkegaard, par exemple. pour Kierkegaard, il y a trois stades de l’existence. Dans le stade esthétique, l’expérience de l’amour est celle de la séduction vaine et de la répétition.

L’égoïsme de la jouissance et l’égoiSme de cet égoiÉme animent les sujets, dont l’archétype est le Don Juan de Mozart. Dans le stade éthique, l’amour est véritable, il expérimente son propre sérieux. Il s’agit d’un engagement éternel, tourné vers l’absolu, dont Kierkegaard fit l’expérience dans la longue cour faite à une jeune femme, Régine. Le stade éthique peut faire transition vers le stade suprême, le stade religieux, si la valeur absolue de l’engagement est sanctionnée par le mariage.

Le mariage est alors conçu, nan pas du tout comme une consolidation du lien social contre les érils de Perrance amoureuse, mais comme ce qui tourne l’amour véritable vers sa destination essentielle. Il y a cette possibilité de transfiguration finale de l’amour quand « le Moi plonge à travers sa propre transparence dans la puissance qui l’a posé », entendons : quand, grâce à l’expérience de l’amour, le Moi s’enracine dans sa provenance divine. L’amour est alors, au-delà de la séduction, et dans la médiation sérieuse du mariage, un moyen d’accéder au suprahumain.

La philosophie, vous le voyez, est donc disposée dans une grande t 8 OF d’accéder au suprahumain. grande tension. D’un côté, une espèce de soupçon rationnel jeté sur ramour comme extravagance naturelle du sexe. De l’autre, une apologie de [‘amour souvent proche de l’élan religieux. Avec comme arrière-plan le christianisme, qui est quand même une religion de l’amour. Notez bien que cette tension est presque insupportable. Ainsi Kierkegaard n’a pu supporter l’idée d’épouser Régine, il a rompu avec elle.

Il a finalement incarné le séducteur esthétisant du premier stade, la promesse éthique de second stade et l’échec du passage, via le sérieux existentiel du mariage, au troisième stade. Dans tous les cas, il a traversé outes les figures de la réflexion philosophique sur l’amour. L’origine de votre propre intérêt pour cette question n’estelle pas contenue dans le geste inaugural de Platon qui fait de l’amour une des modalités d’accès à l’Idée ? Ce que Platon dit sur l’amour est assez précis : il dit qu’il y a dans l’élan amoureux un germe d’universel.

L’expérience amoureuse est un élan vers quelque chose qu’il va appeler l’Idée. Ainsi, même quand je suis simplement en train d’admirer un beau corps, que je le veuille ou non, je suis en route vers l’idée du Beau. Je pense – dans des termes tout à fait différents, aturellement -, quelque chose du même ordre, c’est-à-dire que, dans l’amour, il y a l’expérience du passage possible de la pure singularité du hasard à un élément qui a une valeur universelle.

Avec comme point de départ une chose PAGF hasard à un élément qui a une valeur universelle. Avec comme point de départ une chose qui, réduite à elle-même, n’est qu’une rencontre, presque rien, on apprend qu’on peut expérimenter le monde à partir de la différence et non pas seulement de l’identité. Et on peut même accepter des épreuves, peut accepter de souffrir pour cela. Or, dans le monde ‘aujourd’hui, la conviction est largement répandue que chacun ne suit que son intérêt. Alors l’amour est une contre-épreuve.

S’il n’est pas conçu comme le seul échange d’avantages réciproques, ou s’il n’est pas calculé longuement à Pavance comme un investissement rentable, ramour est vralment cette confiance faite au hasard. Il nous amène dans les parages d’une expérience fondamentale de ce qu’est la différence et, au fond, dans l’idée qu’on peut expérimenter le monde du point de vue de la différence. Cest en cela qu’il a une portée universelle, qu’il est une expérience personnelle de l’universalité possible, et qu’il st philosophiquement essentiel, comme Platon en a eu, en effet, la première intuition. ?galement en dialogue avec Platon, le psychanalyste Jacques Lacan, qui est selon vous l’un des plus grands théoriciens de l’amour, avait soutenu qu’« il n’y a pas de rapport sexuel ». Que voulait-il dire ? C’est une thèse très intéressante, dérivée de la conception sceptique et moraliste, mais qui aboutit au résultat contraire. Jacques Lacan nous rappelle que dans la sexualité, en réalité, chacun est en grande partie dans sa propre affaire, si je puis dire. Il y a la médiation