Guerre et pulsions de vie Christophe Premat (SPIRIT, IEP Bordeaux) « Si la propension à la guerre découle de la pulsion de destruction, on est tenté d’invoquer contre elle la pulsion antagoniste, l’Eras. Tout ce qui établit des liens affectifs entre les hommes ne peut que s’opposer à la guerre »1 écrivait Freud dans sa lettre ? Einstein. Il est courant de voir la guerre associée au déploiement de la pulsion de mort, comme si cette dernière était synonyme de destruction et de chaos.
Pourtant, lorsqu’on relie l’activité guerrière à la théorie des pulsions, cette association n’est pas si régnante. Si la guerre est essentiellement envisagée comme page to page une issue au renonce on pourrait paradoxa des manifestations d toujours un surcroît de la mort. Avant qu 3 nté par la culture, guerre est l’une ation qui visent fondément la réalité ième topique pulsionnelle, Freud avait tiré les conséquences du déclenchement du premier conflit mondial. ? On se disait, il est vrai, que les guerres ne pourraient cesser tant que les peuples auront des conditions d’existence si diverses, tant que chez eux les valeurs relatives à la vie individuelle seront appréciées de façon si ivergente, et tant que les haines qui les séparent représenteront de si puissantes forces de pulsion animiques « 2.
La dynamique guerrière est appréhendée d’un point de vue social, puisque chaque société en créant des in institutions chargées de garantir le renoncement pulsionnel des individus, compense cet effort par la création d’une limite au-delà de laquelle les autres ensembles sociaux sont perçus comme menaçants et rivaux. Peut-on envisager la guerre comme expression de pulsions vitales antagonistes qu’un échafaudage institutionnel n’a pas réussi à endiguer ?
La guerre est alors ‘exutoire pulsionnel censé résoudre les difficultés des individus -pris ici en tant que fragments de société- à coexister dans un ensemble donné. Dans cette optique, on peut définir la guerre comme un choc de civilisations, c’est-à-dire comme une confrontation entre des pulsions de vie dont l’agression a été en partie canalisée par l’appartenance à une culture. Le phénomène guerrier n’est plus alors éclairé par des considérations stratégiques mais symboliques.
On pourrait ainsi dans un deuxième temps analyser ces représentations de la guerre par l’intensité du renoncement ulsionnel des belligérants et les valeurs qu’ils ont affectées à ce renoncement. En d’autres termes, relier le phénomène guerrier à une psychologie des masses aurait pour avantage d’éclairer la façon dont les pulsions sont investies au sein de la violence guerrière. L’hypothèse de la présence de mécanismes belliqueux au sein de chaque société susceptibles d’être mobilisés à tout moment dans l’agression extérieure renforcerait l’explication du déclenchement des guerres.
Y a-t-il passage à l’acte guerrier lorsque la dynamique pulsionnelle est fortement polarisée ? Ces uestions sont posées à partir des interrogations de Freud sur la description 20F 13 fortement polarisée ? Ces questions sont posées à partir des interrogations de Freud sur la description de la constitution d’une civilisation et sa conception de la guerre qu’il ébauche en la reliant à une dynamique pulsionnelle. II n’existe pas d’équilibre idéal des pulsions s’expliquant de manière simpliste par un retour à un état pacifié.
Nous pourrions enfin accentuer le trait en déclarant que la paix est impossible pour une société dont le renoncement est de moins en moins accepté par ses sujets. La guerre devient le seul exutoire possible susceptible d’investir de nouveau ces pulsions de vie sur un objectif extérieur. La paix exige un autre renoncement pulsionnel qui prend la forme d’un pacte. La façon de réinvestir des relations pacifiques ne pourrait être réalisée que par une politique de l’acceptation de la mortalité. ? Ne vaudrait- il pas mieux faire à la mort, dans la réalité effective et dans nos pensées, la place qui lui revient et faire un peu ressortir notre attitude inconsciente à l’égard de la mort, que nous avons jusqu’? présent si soigneusement réprimée ? ?3. Comment se fait-il que de grandes cultures soient capables d’une barbarie aussi primitive? Le retournement ne s’explique que par la régression subie vers la libération de ces pulsions égo-lStes. ? La société de la culture, qui exige l’action bonne sans se soucier du fondement pulsionnel de celle-ci, a ainsi obtenu d’un grand nombre d’hommes l’obéissance à la culture, sans qu’ils suivent en cela leur nature. Encouragée par ce succès, elle s’est laissée conduire à accroître le plus possible la tens 30F 13 Encouragée par ce succès, elle s’est laissée conduire à accroitre e plus possible la tension des exigences morales et ainsi elle a contraint ses participants à s’éloigner encore davantage de leur prédisposition pulsionnelle A.
Le terme de tension est évoqué dans le texte susmentionné, c’est-à-dire que le renoncement pulsionnel atteint une limite telle que la réapparition de ces pulsions primitives dépassées mais jamais éliminées provoque des réactions violentes. Chypothèse proposée par Freud est la suivante : c’est à cause d’une tension extrême provoquée par des renoncements pulsionnels différents (les grandes cultures ou es grands peuples) que le conflit meurtrier a pu être enclenché. La guerre impose non seulement un remodelage pulsionnel spécifique, mais libère en partie certains des renoncements pulsionnels.
Si destruction il y a, c’est avant tout celle des artifices ayant porté jusqu’à leur extrême cette exigence de renoncement. En d’autres termes, la guerre mondiale est bel et bien un choc de civilisations marqué non pas par des cultures au sein desquelles les individus sont soumis à diverses conditions d’existence, mais par une similitude dans le renoncement. L’élément que l’on peut etenir est le suivant : la vie pulsionnelle est mobilisée dans le conflit guerrier, dans la mesure où l’individu réduit à son Moi a l’illusion de se libérer de son propre renoncement pulsionnel en régressant à un stade primitif.
Il ne s’agit en aucun cas de justifier l’apparition de la guerre par le déchaînement d’une simple violence pulsionnelle, mais de caractériser le mécanisme 4 3 déchaînement d’une simple violence pulsionnelle, mais de caractériser le mécanisme qui est à Pœuvre en revenant à la genèse du fait social pour montrer comment la libération des ulsions égoiStes est possible. Dès lors qu’un ensemble social émerge et prend forme au sein d’une cohérence institutionnelle, la possibilité de la guerre y est intégrée à travers la constitution d’un mécanisme de défense.
Chaque ensemble social souhaite vivre le plus longtemps possible et avoir la capacité de résister aux menaces éventuelles : le renoncement pulsionnel est intériorisé par les individus qui demandent à l’Etat de garantir leur sécurité. L’obéissance devient la contrepartie de cette contrainte interne qui fait que tout individu vivant dans un ensemble social donné en accepte es règles minimales -l’Etat se chargeant de vérifier cette acceptation entre autres par l’appareil policier- sans quoi il ne pourrait pas vivre en société.
La mobilisation de mécanismes de défense interne inten,’ient lorsque l’individu a dû mal à assumer la diversité compliquée de ses rapports à l’autre. Parmi ces mécanismes de défense, la tendance à s’inventer à un ennemi mortel permet de poser les conditions d’une résolution extérieure à ses problèmes. Il sombre dans une forme dégradée de paranoïa, c’est-à-dire en créant des ennemis qui lui permettent de maintenir son unité d’être. L’identification d’un ennemi constituerait en fait le premier acte politique : l’unité d’une communauté serait d’emblée négative, constituée contre une menace extérieure commune.
Pour pouvoir comprendre la barbarie des conflits modern 3 contre une menace extérieure commune. pour pouvoir comprendre la barbarie des conflits modernes, il faut analyser la manière avec laquelle l’Etat gère l’économie pulsionnelle. Nous faisons Ihypothèse qu’il existe des mécanismes guerriers au sein de toute société, c’est-à-dire des « dispositifs susceptibles de se déclencher en cas d’agression, ue cette agression surgisse de l’intérieur ou de l’extérieur »5.
En d’autres termes, il importe moins de repérer le moment où le conflit se déclenche que de comprendre la mobilisation de ces mecanlsmes guerrlers. Freud reprend l’analogie de Hege16 en indiquant en l’occurrence que les Etats se comportent comme les individus. Cela ne signifie pas exactement que les pulsions égoÉtes sont satisfaites au sein d’un état de guerre, car ce sont en fait les pulsions sociales qui sont réorganisées et permettent d’une certaine façon de justifier la réapparition de ces pulsions égoïstes à travers la régression.
Hegel avait pour sa part affirmé une conception vitaliste de la guerre, permettant l’élévation spirituelle d’un peuple : « la guerre est l’esprit et la forme dans lesquels le moment essentiel de la substance éthique, c’est-à-dire l’absolue liberté de l’essence éthique autonome à l’égard de tout être déterminé, est présent dans l’effectivité et la confirmation de soi de la substance éthique »7. En d’autres termes, la guerre manifeste la santé éthique d’un peuple, même si l’expression peut ici dérouter.
En défendant l’intégrité et la puissance de la vie de l’Etat, les uerriers sont capables de défier la mort. Cette conception fait de 6 3 de la vie de l’Etat, les guerriers sont capables de défier la mort. Cette conception fait de la guerre un mal nécessaire qui légitime des actes interdits chez soi. Le permis de tuer inverse l’interdit qui subsiste à l’intérieur du territoire. La guerre brise une temporalité linéaire et ramène l’individu au stage généalogique de l’Etat puisque le mécanisme de défense y est activé : il s’agit de protéger ce qui a permis de garantir le lien social.
Le sujet, pour pouvoir faire société, a dû renoncer à sa toute- uissance. Il lui fut imposé de transformer ses pulsions égoïstes en pulsions sociales. « La régression a deux aspects : d’une part, elle reporte l’individu dans le passé, en ressuscitant des périodes antérieures de sa libido, de son besoin érotique ; d’autre part, elle suscite des expressions qui sont propres à ces périodes primitives »8_ Ce renoncement n’a jamais été réellement accepté, il menace toujours de céder, c’est pourquoi il ressurgit si naturellement dans le conflit guerrier.
De peur de voir le lien social pour lequel il s’est sacrifié, se fragmenter, le sujet préfère ‘engager dans un conflit contre un ennemi désigné responsable de cette désintégration. Freud a montré en quoi la destruction guerrière n’était pas un acte nihiliste, mais bel et bien celui d’une régression à un stade antérieur de la socialisation. « Ce qu’on appelle les maladies de l’esprit provoque nécessairement chez le profane l’impression que la vie d’esprit et d’âme a été la proie de la destruction. En réalité la destruction ne concerne que des acquisitions et des développements ultérieurs.
L En réalité la destruction ne concerne que des acquisitions et des éveloppements ultérieurs. L’essence de la maladie de l’esprit consiste en le retour à des états antérieurs de la vie d’affect et de la fonction »9. La destruction guerrière suppose la levée des inhibitions, dégageant l’horizon d’une libération à l’égard de la moralité. Le sujet se nie comme sujet au moment de l’affrontement guerrier, son regard sur sa patrie et son Etat d’origine se transforme, abandonnant une certaine lucidité au profit d’une idéalisation de ce dernier.
L’Etat gagne en force en raison de cette idéalisation par une partie des individus qui s’engagent dans le conflit. La propagande devient alors plus facile, car l’émoussement du sens critique devient contagieux. Johann Chapoutot, dans un article sur l’utilisation de la guerre totale par la propagande nazie juste après la capitulation du maréchal Von Paulus à Stalingrad, montre comment cette notion permet de créer une nouvelle mystique de l’Etat devenu une machine de guerre performante et techniquement au point. ? Dans cet Etat total, l’individu n’a de place et d’existence que comme rouage L’individu n’est considéré par les nazis que du seul point de vue de sa performativité, de sa Leistungsfahigkeit, c’est-à-dire de sa apacité à accomplir une Leistung, une performance pour la communauté et pour l’Etat »10. Pour éviter la mise à nu de ce mécanisme, il convient de redéfinir des institutions capables de neutraliser en partie cette régression.
Freud ne nomme pas ces Institutions susceptibles d’un remaniement pulsionnel, il prend acte de l’échec B3 Freud ne nomme pas ces Institutions susceptibles d’un remaniement pulsionnel, il prend acte de l’échec du marchél 1, en tant qu’instance censée régler les pulsions égoiÉtes des individus dans les échanges. « Nous avions, certes, espéré ue l’impressionnante communauté d’intérêts instaurée par le commerce et la production fournirait le début d’une telle contrainte, mais il semble que les peuples obéissent, pour l’instant, beaucoup plus à leurs passions qu’à leurs intérêts »12.
Ce n’est pas tant la rationalisation des passions qu’un nouveau type de montage pulsionnel que Freud appelle de ses vœux. Les échanges économiques ne suffisent pas pour établir des situations de compromis stable, il faut présupposer la création d’institutions politiques permettant de briser cette tentation de la regresslon. On peut alors envisager la guerre comme transformation d’un ordre pulsionnel susceptible de soutenir un nouvel ordre politique.
On ne peut pas en déduire que tant qu’il y aura des pulsions vitales, il y aura des affrontements et des désirs de transformation sociale. Ce fait est simplement la traduction en termes psychologiques de la conclusion de Clausewitz selon laquelle la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens13. Dans cette optique, un aménagement pulsionnel est établi en vue de la destruction des valeurs de l’ennemi pour les remplacer par un projet de transformation des institutions ondamentales de la société. La guerre précède une invention possible des institutions.
Cet aspect n’est pas traité dans le texte de Freud qui ne voit aucune visée de transform Cet aspect n’est pas traité dans le texte de Freud qui ne voit aucune visée de transformation d’un ordre international existant dans la barbarie des débuts de la première guerre mondiale. On ne peut cependant s’empêcher de penser que, dans l’exacerbation de la violence même, contiendrait une aspiration ? l’apparition d’un tel ordre. La réflexion politique intervient à un niveau originaire où les nstitutions politiques sont reliées à des dispositifs pulsionnels appelés à se transformer.
Cette transformation passe alors par une destruction d’institutions sociales et par le traitement de la question de la mort. La guerre n’est pas la simple manifestation d’une volonté destructrice en raison même de la contribution des pulsions de vie, elle est aussi, et de façon trouble, le refus de la question de la mort. « La vie s’appauvrit, écrit Freud, elle perd de son intérêt dès l’instant où dans les jeux de la vie on n’a pas le droit de risquer la mise suprême, c’est-à-dire la vie elle-même »14. Selon lui, la guerre inverse cette valeur, dans la mesure où la mort devient probable.
Non seulement la mort d’autrui devient plausible, mais la mort propre également. La première attitude vis-à-vis de la mort n’est pas tenable, il n’empêche que le conflit guerrier a ceci de particulier que la mort peut être porteuse d’une dimension héro-l@ue. Celui qui a donné sa vie à la nation acquiert une forme d’immortalité héroïque consacrée par les institutions sociales (monuments aux morts). Le fait d’avoir tué des ennemis ne fait pas réapparaître une quelconque trace de culpabilité. Celui qui a donné s 0 3