Congrès international Hommes et organisations . la santé au coeur des enjeux de l’entreprise CONTRIBUTIONS SCIENTIFIQUES, REGARDS PRATIQUES CONFÉRENCE photo : Sylvain Beucherie / Préviade-Mutouest Métier en souffrance Yves Clot, professeur Conservatoire nation Chaire de psychanaly 8 p g Équipe de Clinique de l’activité clot@cnam. fr RETOUR SOMMAIRE GÉNÉRAL Nancy, Metz, Mondorf-les-Bains > 22, 23, 24 novembre 2004 Hommes et organisations • ressasser son impuissance à des coûts subjectifs démesurés. Ce que l’on ne peut plus faire : comment l’entendre ?
Bien sûr il ‘agit du temps vidé de ce à quoi il a fallu renoncer dans l’activité personnelle. Mais il s’agit aussi de beaucoup plus. En un sens, le temps des chômeurs est devenu aussi trop personnel. Comme ils le disent, ils ne parviennent plus à « sortir de leurs pensées ». Ce que l’on ne peut plus faire, c’est justement s’inscrire dans les temporalités impersonnelles du travail. Cest sortir de soi afin de faire oeuvre utile. Le désoeuvrement est d’abord la chute dans une temporalité strictement subjective, incarcérée, privée des épreuves grâce auxquelles le temps social propose justement ne histoire à la subjectivité. ? partir d’une longue expérience acquise dans le domaine spécifique de l’analyse du travail (Clot, 2002), on est parvenu à cette conclusion : la fonction psychologique du travail réside précisément dans la séparation qu’il introduit entre les « préoccupations » personnelles du sujet et les « occupations » sociales dont il doit s’acquitter. Bien sûr, l’aliénation n’en est jamais totalement absente puisqu’on ne travaille pour soi qu’en travaillant pour d’autres. Travailler consiste à vivre dans l’univers des activités d’autrui, à se diriger dans cet univers, à agir ur ses propres activités et sur celles des autres.
Cest pourquoi on peut dire que le travail, par l’entremise de sa fonction sociale, remplit une fonction psychologique spécifique appelée à grandir. À une époque où justement les préoccupations personnelles (à la fois exaltées et déniées) envahissent le champ social, dans cette conjoncture où chacun est renvoyé à lui-même, le trav envahissent le champ social, dans cette conjoncture où chacun est renvoyé à lui-même, le travail devient encore plus l’opérateur symbolique indispensable de la séparation d’avec soi-même, de la élimitation de soi. La définition du travail à laquelle était parvenu H.
Wallon dès 1930 retient alors l’attention : « Le travail est une activité forcée. Ce n’est plus la simple réponse de l’organisme aux excitations du moment, n celle du sujet aux sollicitations de l’instinct. Son objet reste étranger à nos besoins, tout au moins immédiats, et il consiste en l’accomplissement de tâches qui ne s’accordent pas nécessairement avec le jeu spontané des fonctions physiques ou mentales » (1930, p. 11). Autrement dit, le travail est cet acte social qui porte la réalisation de soi au-del? e soi, qui suspend l’accomplissement personnel au développement du rapport avec autrui.
Cest une activité qui rattache chacun à l’activité des autres et ? quelque chose d’autre qui les tient ensemble, occasion des coopérations les plus fructueuses comme des pires subordinations. RETOUR SOMMAIRE GENERAL Hommes et organisations CONFÉRENCE > MÉTIER EN SOUFFRANCE ET CLINI économique et moral d’un groupe à une époque ». Faite en commun par les hommes, « c’est de plus une activité disciplinée, soumise à des contraintes de la matière et du milieu humain » (1987, pp. 67/68). La formule a fait ouche puisqu’on la retrouve tout récemment sous la plume d’un proche de p.
Naville : le sociologue P. Rolle définit lui aussi le travail comme « une activité forcée, orientée et réglée de l’extérieur ». Pour lui, « le travail a quelque chose d’impersonnel qui assure la constance de sa fonction sociale par-delà les individus qui l’occupent » (1 996, pp. 54/61). Fonction équivoque donc et, comme telle, foncièrement humaine : telle est la place de cet impératif symbolique impersonnel tellement vital pour la personne grâce auquel elle peut « contribuer par des services particuliers ? ‘existence de tous, afin d’assurer la sienne propre » (Wallon, 1938, p. 203).
On peut comprendre dans cette perspective la formule utilisée par J. Bruner : le travail est « l’activité la plus humaine qui soit » (1996, p. 201 Comme le remarque Meyerson (1987), le travail requiert la capacité de faire œuvre utile, de contracter des engagements, de prévoir avec d’autres et pour d’autres quelque chose qui nia pas directement de lien avec soi. C’est en quoi on peut dire qu’il offre hors de soi une éventuelle réalisation de sol grâce, précisément, à son caractère tructurellement impersonnel, non immédiatement « intéressé », tournant le dos au souci direct de soi.
Il définit des obligations pour le sujet, des responsabilités à « exercer, des missions à « remplir’. Elles seules lui permettent de s’inscrire dans un échange où les places et les fonctions sont nommées et définies indépend 4 OF s’inscrire dans un échange où les places et les fonctions sont nommées et définies indépendamment des individus qui les habitent à tel moment particulier. Les rythmes centrifuges du travail social sont aussi des solidarités impersonnelles.
Le deuil impossible À la manière de Wallon, on pourrait écrire à propos de tout travailleur que : « Les normes que lui impose son appartenance au groupe l’obligent à régler son action et à la contrôler sur autrui comme dans un miroir, bref à s’en faire une image comme extérieure à lui-même et conforme ? des exigences qui en réduisent l’absolue spontanéité et l’initiale subjectivité. II apprend à se saisir lui-même à la fois comme sujet et comme objet, comme Soi et comme Lui II prend conscience de sa personne » (Wallon, 1971, p. 95). Il prend conscience de sa ersonne précisément au moment où il entre dans des échanges impersonnels attendus auxquels il participe en les faisant vivre. Il entre, pour pouvoir travailler, dans ce que l’on appellera plus bas un genre social d’activités, qu’il cherche à faire sien. (Clot, 2002). Cest précisément la perte de cette inscription différenciatrice dans le monde, à la fois commun et divisé du travail, qui « déleste » l’activité des chômeurs.
Le sujet n’accède à ses besoins propres que par le truchement de l’activité des autres, qu’en les acceptant comme arbitres de ses exploits et e ses défaillances, en faisant, parmi eux. figure d’individu distinct dans la production conjointe d’un objet ou d’un service attendu. Ce sont aussi ces « distinctions » que l’on perd en perdant un travail. Elles sont constitutives du sujet humain et leur effacement l’expose aux formes variées de la déperson constitutives du sujet humain et leur effacement l’expose aux formes variées de la dépersonnalisation.
On ne peut en faire le deuil qu’au prix d’une éviction de la condition humaine elle-même. C’est pourquoi, d’ailleurs, le transfert du vocabulaire du deuil dans le champ du travail peut conduire à de raves confusions : le deuil d’une personne, en nous confrontant à la mort, nous inscrit dans la condition humaine. L’exclusion du travail nous en évince. 3> Hommes et organisations : CONFERENCE METIER EN SOUFFRANCE ET CLINIQUE DU TRAVAIL En passant par le sujet, les rythmes centrifuges du travail humain lui prêtent paradoxalement une indépendance à l’égard des autres comme ils le protègent contre les soustractions du réel.
Grâce à la rencontre qu’ils imposent au sujet avec un objet régi par d’autres normes que les normes subjectives, ils le rendent paradoxalement à lui-même. Le travail est démarcation d’avec soi-même, inscription dans une autre histoire. D’un certain point de vue on eut dire qu’au travail, le sujet est l’obligé d’une tra rplombe. Mais ses 6 OF IE (objets, institutions, histoires, territoires, techniques, langages) ; non sans lui faire courir le risque de prendre part aux pires aliénations mais en lui donnant aussi l’occasion — à saisir — de s’en défaire. Ces œuvres à poursuivre « lestent » le sujet.
Elles sont, pour reprendre une formulation de Ph. Malrieu, « l’homme en dehors du sujet » (Malrieu, 1 978, p. 266). On peut comprendre lors l’impact psychique pathogène de toute les situations sociales de désoeuvrement. Cest un mot qu’il faut prendre à la lettre si l’on veut expliquer pourquoi le chômage, en un sens, coupe le sujet de l’homme en lui interdisant de jouer son rôle dans le renouvellement et la transmission du patrimoine des générations, privant d’adresse et de destinataire son activité subjective, le dispensant, contre son gré, de s’acquitter des devoirs face auxquels il pourrait s’assurer qu’il n’est pas superflu.
Kulturarbeit Pour « aller au sujet », paradoxalement, on se propose donc d’abord de lui tourner le dos. Cest peut-être là l’originalité dune clinique du travail. Le travail, avonsnous dit, a quelque chose d’impersonnel qui assure la constance de sa fonction sociale par- delà les individus qui l’occupent. Du coup, il se prête assez bien, ? l’exercice de la fonction psychlque que la psychanalyse, depuis Freud, confère à la Kulturarbeit : « Être le garant d’une filiation transhistorique indépendante des avatars œdipiens de chaque histoire individuelle » (Zaltzman, 1998, p. 02). On placerait même assez spontanément le travail à la source de ce que Freud désignait par Kulturarbeit : « La somme otale des réalisations et des dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de nos ancêtres animaux et qui s réalisations et des dispositifs par lesquels notre vie s’éloigne de nos ancêtres animaux et qui servent à deux fins • la protection de l’homme contre la nature et la réglementation des hommes entre eux » (Freud, 1995, p. 54).
Le travail peut en effet être regardé ainsi : œuvre de civilisation du réel qui s’interpose entre chacun et tous mais aussi entre soi et soi, histoire ancienne qui traverse chacun et avec laquelle chaque histoire singulière doit s’expliquer. Ce devenir qui dépasse chacun lui rend aradoxalement disponible ce lien impersonnel commun dont, finalement, il doit aussi répondre, aux risques de se couper d’une source vitale d’énergie. De ce point de vue le travail, plus qu’impersonnel, est transpersonnell comme l’est, à son tour, le langage.
Pour chacun, il ne s’agit donc pas seulement d’avoir ou de ne pas avoir de travail, il s’agit surtout d’en être ou pas. Car le travail est un effort personnel non seulement orienté par un échange direct avec autrui (auquel chacun consent pour vivre) mais simultanément adressé à un destinataire absent : « l’existence de tous », et autre radical, dont on ferait volontiers, pour parler comme Bakhtine, le « surdestinataire » de l’effort consenti.
Dans cette perspective, travailler c’est donc transformer son activité propre en « fragment d’un discours commun », si l’on nous permet ce déplacement du vocabulaire de la psychanalyse qui servait à J Lacan (1978, p. 246) à dissiper les illusions du moi. Mais, parvenue à ce point, l’expérience en clinique du travail ne laisse pas plus de place aux illusions. Massivement aujourdhui, cette oeuvre commune à poursuivre fait défaut à l’activité du sujet, qu’il en soit exclu par le désœuv BOF