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Que peut-on « faire » avec du dire ? Catherine Kerbrat-orecchioni Université Lyon 2 & Institut Universitaire de France 1. Préliminaires 1. 1.

Une nouvelle doxa Quand dire, c’est faire : cette conception « agissante » (ou « praxéologique ») est aujourd’hui admise comme allant de soi par tous ceux qui traitent d’objets de discours, qu’il s’agisse des énoncés envisagés comme des « actes de langag la littérature conversati « activités discursives Que l’on 0 Svip page ne (terme préféré dans lus vastes comme les communicatifs uisse « faire des choses » avec du langage, c’est aujourd’hui une sorte de doxa, cette doxa émergeant dans les années 50 avec la constitution de la théorie des speech acts — actes de « discours » plutôt que de « langage », car ce qui est susceptible d’agir, ce n’est évidemment pas cette faculté générale qu’est le langage, ce ne sont pas non plus ces systèmes de règles intériorisées et de ressources disponibles que sont les langues, mais ce sont les discours : c’est seulement quand elle s’actualise que la langue peut agir (même si l’on peut admettre que les langues sont configurées angage/langue/discours, et plus spécifiquement au discours oral produit en contexte interactif : quand on échange en face à face, l’intuition nous dit que Fon « agit » plus que quand on écrit dans la solitude de son bureau (même si les écrits peuvent être aussi dotés d’un certain pouvoir agissant).

Pourtant, écrire est aussi une activité (cérébrale et manuelle), qui implique un certain engagement corporel, mais qui aboutit à un « texte » plus ou moins stabilisé et rélflé. A l’oral, non seulement l’activité corporelle (cette « danse » de l’interaction) st plus intense, mais le texte produit est plus difficilement dissociable du processus qui pa engendré (ce n’est qu’artificiellement qu’on peut le fixer par l’enregistrement, alors que la trace écrite est l’aboutissement et le but même de l’activité scripturale). 28 Cahiers de Linguistique Française 26 Que discourir soit une activité cognitivo-corporelle, c’est une évidence ; mais ce n’est certes pas la seule chose qu’implique cette conception praxéologique de la parole.

Quand on qual’fie d’a acte de langage » un énoncé comme « Ferme la porte ou d’« activité » une équence de récit, ce n’est as seulement parce qu’il a fallu remuer les 30 s’applique d’abord à des objets non langagiers. Mais on sent aussi que ce n’est pas tout à fait la même chose de dire « Ferme la porte » et de fermer la porte. Sil est dans certains légitime de remettre en cause « la distinction fondamentale entre mécanismes régissant le dire et ceux régissant le faire » (Sharrok Watson, cités par Mondada, ici même), cette distinction reste le plus souvent pertinente et même « fondamentale », comme l’atteste tout d’abord l’intuition des sujets parlants.

Si l’on demande en effet à des nformateurs d’énumérer les « actions » que l’on peut réaliser en France au début d’une rencontre, on obtiendra aussitôt « faire la bise », « serrer la main » « lever son chapeau mais sûrement pas « dire bonjour ». Ayant par ailleurs eu roccasion de débattre avec le personnel du Centre de Traitement d’Alerte des pompiers du Rhône, nous avons pu constater la frustration que cela représentait pour eux d’être confinés dans ce centre où sont réceptionnés et traités les appels de détresse, et où « on ne peut pas agir » (car c’est seulement sur le terrain que l’on agit, et que l’on « passe ‘acte »).

Impossible de faire admettre aux intéressés que l’on pouvait d’une certaine manière « agir » par téléphone, et cette idée a même suscité chez eux un agacement manifeste devant nos doctes assurances. Même si l’analyste (sauf à considérer les pompiers comme des « idiots culturels selon le mot fameux de Garfinkel) se justifie de ces libertés prises avec le sens commun et l’intuition des locuteurs natifs, ce qui n’est à ma connaissance jamais fait, le dogme praxéologique étant présenté comme allant de soi. Plutôt que de foncer tête baissée dans ce virage actionnel, ‘aimerais donc pour commencer revenir quelques années en arrière, ? l’époque où certains renâclaient devant le triomphe annoncé de cette nouvelle doxa. Catherine Kerbrat-Orecchioni 29 1*2.

Une position para-doxale En 1981, avec ses Éléments de pragmatique linguistique, Berrendonner met les pieds dans le plat, en osant ce paradoxe : « Quand dire, c’est ne nen faire » (titre du chapitre Ill). Il note que la notion d’acte fonctionne pragmatique comme une sorte de « terme primitif, dépourvu de définition » (p. 79), et que cette notion d’acte de langage va à l’encontre du ens commun et de l’intuition fondamentale selon laquelle « il n’y a d’acte que s’il y a pratique gestuelle c’est-à-dire quelque chose qui « s’accomplit avec les mains, les pieds, les dents, les yeux, mais en aucun cas avec des signifiés verbaux » (p. 80-81).

Les seuls actes langagiers qu’il concède sont 4 30 appel aux procédés verbaux que lorsque la réalisation non verbale de l’acte concerné serait par trop « incommode h. J’ai alors (dans L’implicite, 1986) croisé le fer avec Berrendonner, considérant que cette théorie de l’ersatz s’appliquait bien ? certains cas arginaux comme « Je t’embrasse » en fin d’échange téléphonique — mais moins bien au « Je ris de me voir si belle en ce miroir » de la Marguerite de Faust, qui d’après Berrendonner « au lieu de rire, tout naturellement et tout simplement, préfère dire qu’elle rit, pour aboutir au même résultat » (p. 90), alors qu’il s’agit là d’un simple commentaire du rire vocalisé qu précède.

En tout état de cause il me semble, aujourd’hui comme alors, difficile d’admettre une théorie entièrement « substitutive » des actes de langage. par exemple, à propos d’un énoncé tel que (1) « Je vous romets de venir demain », Berrendonner écrit : Autrement dit, il faut être philosophe, voire quelque peu juriste, en tous cas coutumier des interprétations perverses, pour admettre sans réticence que l’énonciation de (1) et l’acte de promesse sont une seule et même chose. Si, comme le « bon sens » Pindique, on admet qu’agir est de l’ordre du geste, alors, l’énonciation de (1) ne saurait être qu’un acte — locutoire — phonation, mais en aucun cas un acte — illocutoire — de promesse. Cet acte s 0 gesticulation.

La notion d’acte illocutoire, qui logerait faction ans les signifiés d’énoncé, apparaît ainsi incompatible avec la définition de l’action que je me suis donnée. (p. 84) à partir de quoi Berrendonner poursuit ainsi son raisonnement : l’énoncé (1) ne peut être en soi un acte de promesse ; mais puisqu’il est utilisé pour promettre, c’est qu’il peut dans certaines conditions servir de substitut à un 30 « véritable » acte de promesse (dont on peut toutefois se demander comment il pourrait se réaliser, même de façon incommode, par un geste). Nous voici donc renvoyés au problème de savoir quelle définition ‘action il convient de se donner.

Celle de Berrendonner repose sur deux choses : d’une part, les modalités de la réalisation de l’acte (uniquement des « gestes critère que l’on peut juger bien arbitraire ; et d’autre part les effets de l’acte : tout acte « apporte une modification à l’ordre du monde », et « implique un résultat » (p. 81). À la différence du premier, ce critère est très généralement admis, et signalé par le dictionnaire : ACTION 20 Fait de produire un effet, manière d’agir sur qqn ou qqch. 6 0 » (mais qu’est-ce que « faire » ? ), la précision de l’intentionnalité, ouvent mentionnée dans la littérature comme caractéristique de l’action, étant aussitôt disqualifiée par l’adjonction de « ou une impulsion » ainsi que par la citation de Gide choisie comme illustration. 1. 3.

Actes langagiers et actes non langagiers Si j’estime toujours que cette théorie de l’ersatz est difficilement défendable, il me semble en revanche incontestable que les lièvres soulevés à l’époque par Berrendonner continuent de narguer la réflexion pragmatique, ou plutôt « praxéologique Y. (1) La question de la définition de l’acte, ou de l’action, n’est oujours pas réglée — par exemple, Schegloff (in Prevignano & Thibault 2003 . 169) définit l’action, tautologiquement, comme « What the parties doing » ; et l’on n’a toujours pas trouvé mieux que la définition de Berrendonner selon laquelle une action est ce qui modifie « l’ordre du monde ou plus modestement « l’état de choses existant » (« le cours des événements » selon Bronckart, ici même).

Le problème est donc de savoir dans quelle mesure on peut « modifier un état de choses X en produisant un sens Y — car ainsi que le dit fort bien Berrendonner, ce qui est usceptible d’agir dans un énoncé c’est avant tout son sens, c’est- à-dire que l’acte locutoire n’agit qu’indirectement, via l’acte illocutoire. (2) C’est aussi à juste titre que Berrendonner insiste sur le fait que actes de langage il y a (dorénavant AL), ils fonctionnent de façon bien différente des actes non I navant ANL), en ce qui 0 Kerbrat-orecchlon 31 du moins la catégorie d’ANL qui nous intéressera principalement ICI, ? savoir les ANC dits « praxiques » ou « instrumentaux h, comme l’acte d’ouvrir son sac ou de fermer la porte, et à l’exclusion des ANL dits ? communicatifs » (communément appelés « gestes »)1, dont le fonctionnement est à bien des égards similaire à celui des enonces langagiers.

C’est d’ailleurs cette proximité entre la gestualité communicative et les énoncés verbaux qui explique le privilège qui lui a été accordé par les spécialistes du non verbal, proximité à tous égards puisque ces travaux s’attachent surtout à montrer la façon dont s’opère la synchronisation entre les activités verbales et non verbales. 2 En revanche, les ANL praxiques ont été longtemps délaissés par les chercheurs. Comme e remarque par exemple Streeck (1996 : 367), les études sur la maln en mouvement s’intéressent à la main vide (vide d’objet, mais supposée pleine de sens), mais ne s’occupent jamais de la main pleine (main en action, manipulant des objets).

Ce sont pourtant les actes de ce type qu servent implicitement de modèle à la théorie des speech acts, bien qu’ils fonctionnent tout à l’inverse : les AL sont des unités sémiotiques avant d’être des actions, alors q xiques) sont d’abord des les même types de transformations qu’effectuent les AL et ANI_ : les actes non langagiers peuvent opérer une ransformation matérielle du monde environnant, alors que les possibilités transformatrices des AL sont nettement plus réduites. Si ron compare en effet ces deux énoncés : (i) « Il a accompli l’acte de fermer la porte » (ii) « Il a fait le geste de fermer la porte » (qui ne peut correspondre qu’à une ébauche, ou une simulation de racte décrit en (i)), il apparaît que prototypiquement dans la langue ordinaire, les « actes » opèrent une transformation matérielle du monde environnant, alors que les « gestes » sont des unités sémiotiques, qui modifient l’état cognitif de leur destinataire. Voir entre autres la quatrième partie, intitulée « The integration of talk With nonvocal activity », in Atkinson & Heritage (1984). Notons au passage cette autre faiblesse de la réflexion sur les actes/actions/activités : l’absence d’une typologie consistante des unités praxéologiques, dont la diversité (dans les fonctions et les fonctionnements) est pourtant extrême, ainsi que le signale Bouchard (ici même). 32 sur le destinataire mais aussi sur le locuteur lui-même, qui « s’engage » par son dire (par exemple à prouver la véracité de son assertion, ou à accomplir un acte romis, à réaliser une offre, etc. ). Ainsi la production d’une question crée-telle « a new arena for subsequent action » (Duranti & Goodwin 1992 : 29). Ce que Ducrot (1973 : 125-126) formule en ces termes : l’utilisation d’une tournure interrogative ou jussive « transforme ipso facto la situation du destinataire en mettant celui-ci devant une alternative juridique inexistante auparavant » (à savoir : répondre ou ne pas répondre, obéir ou ne pas obéir).

De même, la formulation d’une promesse transforme ipso facto la situation de l’émetteur qui se trouve « lié » par sa promesse, et plus ou oins engagé à la tenir. Toute production verbale modifie en effet à quelque titre le contexte interlocutif, il est donc possible de « faire des choses » avec de la parole. Cela dit, on peut trouver bien excessif le qualificatif « juridique » qu’utilise en l’occurrence Ducrot : en contexte ordinaire, en dehors de quelques cas bien particuliers, comme celui des injures proférées à l’intention certaines figures sociales sanctifiées (magistrats, agents de police, etc. ), ce n’est que par métaphore que l’on peut parler d’obligation « juridique » créée par un ordre ou un s mots agissent, certes, 0 0