Du fantastique maupassantien: la femme surnaturelle Noëlle Benhamou armi les récits fantastiques de Maupassant, ceux qui font intervenir des célibataires en proie à des phénomènes paranormaux mettent en scène la femme surnaturelle et mêlent ainsi désirs et obsessions érotiques et inquiétante étrangeté.
A travers un corpus de dix contes qui évoquent des amours étranges, nous verrons que le motif de la femme — essentiel à l’œuvre de Maupassant – associé au fantastique permet de souligner la proximité permanente du fantastique et du r unissent les fantasmes érotiques de la mort qui opère ‘apparition, du rêve ors6 to View és dans le quotidien et l’angoisse e la passante ? du désir vers la folie, l’amour se voulant plus fort que la mort.
L’image de la femme, fortement érotisée et mortifère, est un fil conducteur de la poétique maupassantienne, brouillant la frontière entre réalisme et fantastique et entre réalisme et décadence. Du fantôme au fantasme, Maupassant transporte le lecteur dans l’inconscient de sa créature et dans une œuvre qui oscille entre fantastique et fantasmatique. RÉSUMÉ: MOTS-CLÉS: Inconnu voir dans Noëlle Benhamou – é docente em de Voise, université de Picardie. Cité par Georges Poulet dans Du Romantisme au XXe siècle.
La pensée indéterminée. Il, pans, Presses Universitaires de France, Ecriture, 1987, p. 171. 77 BENHAMOU, Noëlle le choix de certains thèmes2 , son approche du fantastique est bien spécifique. Certes, les récits maupassantiens répondent à ce que Roger Caillois appelle les «invariants du fantastique « 3 : un narrateur masculin qui se trouve la nuit, dans un lieu clos, et dans un état second — fièvre, insomnie, somnolence, démence, drogue – propice à la venue du surnaturel, est le seul témoin d’un phénomène inexplicable.
Mais l’originalité de Maupassant tient à son écriture et à la définition même du fantastique qu’il donne dans deux chroniques journalistiques de 1881 et 18834 . « Adieu mystères n, au titre significatif, évoque la disparition du merveilleux en raison de la transformation des mentalités, conséquence du progrès scientifique. L’auteur, qui s’est peu exprimé sur la théorie de la littérature, poursuit sa réflexion dans « Le Fantastique », où il écrit que « le surnaturel est sorti de nos âmes».
En effet, les lecteurs étant moins superstitieux et plus rationnels, l’auteur de récits fantastiques se oit désormais de créer « des effets terribles en demeurant sur la limite du possible » et de jeter son lecteur « dans l’hésitation et l’effarement Il ajoute que « l’art est devenu plus subtil »5 . Jean-Baptiste Baronian désigne ainsi le fantastique maupa me un fantastique PAGF 7 OF fantastique intérieur »6 , issu moins d’un phénomène extérieur que de l’angoisse, de la peur et du doute chevillés au corps dun personnage banal. Le Horla» est le texte le plus représentatif du fantastique maupassantien puisque le sujet lui-même décrit minutieusement de l’intérieur la ontée de la peur qui le mènera à la folie meurtrière. Il a également donné lieu à un nombre important d’études et attiré des critiques d’approches différentes thématiques, psychanalytiques, poétiques… C’est pourquoi nous avons trouvé plus judicieux de nous tourner vers d’autres contes fantastiques, moins connus du public, qui font intervenir des amours surnaturelles.
Il nous a semblé intéressant d’analyser, dans dix récits courts7 , le motif de la femme – essenPlusieurs travaux comparatistes ou poéticiens ont révélé les sources de certains contes : « Le Tic », inspiré de Poe ; « La Main rappelant « La Main enchantée » de Nerval. On lira sur ce motif intertextuel l’article de Sabine Madeleine Hillen, « La Main coupée… ou la forme dun récit bref chez Newal, Maupassant et Schwob », Revue romane, XXIX, 1, 1994, p-71-81. 3Roger Caillois, Images, images… , Paris, Corti, 1966. Chroniques publiées dans Le Gaulois : « Adieu Mystères D, le 8 novembre 1881 et « Le Fantastique », le 7 octobre 1883, Guy de Maupassant, Chroniques, Paris, IJGE, 10/18, 1993, t. p. 311-315 et t. Il, p-256-260. Nous les avons reproduites ntégralement en annexe. 5« Le Fantastique éd. citée, p. 256 et 257. 6Jean-3aptiste Baronian, Un nouveau fantastique. Esquisse sur les métamorphoses d’un genre littéraire, Lausanne, L’Age 7, p. 25. PAGF sur les métamorphoses d’un genre littéraire, Lausanne, L’Age d’homme, 1977, p. 25. Le corpus est composé de « Magnétisme (Gil Blas, 5 avril 1882), « Apparition » (Le Gaulois, 4 avril 1883), ? » (Gil Blas, 3 juillet 1883), « La Chevelure » (Gil Blas, 13 mai 1884), « La Tombe » (Gil Blas, 12 août 1884), « A vendre » (Le Figaro, 5 janvier 1885), « L’Inconnue » (Gil Blas. 7 janvier 1885), « sur les chats » (Gil Blas, 9 février 1886), « La Morte » (Gil glas, 31 2 78 Du fantastique maupassantien: la femme surnaturelle tiel à l’œuvre de Maupassant – associé au fantastique pour montrer la proximité permanente avec le réalisme.
Ces écrits ancrés dans le quotidien unissent les fantasmes érotiques masculins d’une époque et l’angoisse de la mort. Nous verrons ainsi ce glissement de la passante à Papparition, du réalité, et du désir vers la folie, l’amour se voulant plus fort que la mort. « Ce fut comme une apparition»: de la passante à la revenante La plupart des contes fantastiques de Maupassant, à de rares exceptions près8 , mettent en scène un célibataire, souvent homme ? femmes, momentanément sans partenaire.
L’absence de compagne fragilise le personnage en proie à un désir si fort qu’il finit pas susciter les rencontres étranges, ou plutôt à considérer toute passante comme un être surnaturel. Le conte « L’Inconnue » débute ainsi de façon banale : des hommes du monde racontent PAGF OF fait courir un frisson dans le dos. Et comme on la désire jusqu’au soir celle qu’on a rencontrée ainsi ! celles qu’on chérirait éperdument, on ne les connait jamais9 Le mot « frisson » qui désigne a priori le frisson érotique prend un autre sens, lié à la peur.
Très vite le vocabulaire se fait excessif et le personnage devient comme fou à ridée de ne pas rencontrer l’âme sœur, qui devra être aussi séduisante et attirante que les belles inconnues entraperçues sur le boulevard et jamais revues. Moi, quand je pense à tous les êtres adorables que j’ai coudoyés dans les rues de Paris, j’ai des crises de rage à me pendre. Où sontelles ? Qui sont-elles ? Où pourrait-on les retrouver ? les revoir ? mai 1887), « Les Tombales » (Gil Blas, 9 janvier 1891 L’édition de éférence est la suivante : Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, éd.
Louis Forestier, paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2 volumes, 1974 et 1979. 8Nous pensons aux récits tels que « Conte de Noël » (1882) où une paysanne est possédée après avoir gobé un œuf qu’elle a ramassé dans la rue. 9« L’Inconnue », t. II, p. 443. Cf. « L’Inconnue » de Villiers de L’Isle Adam, Contes cruels (1883). Sur le motif de la passante, lire Claude Leroy, Le Mythe de la passante de Baudelaire à Mandiargues, Paris, Presses l_Jniversitaires de France, perspectives llttéraires, 1999, p. 108-1 IO 23-124. 79 PAGF s OF m’aurait pris comme un linot avec Happât de sa chair fraîche.
IO L’intervention d’un ami de Gontran semble replacer le lecteur dans le contexte rassurant d’un conte parisien. Roger des Annettes raconte en effet comment il a croisé quatre fois une jeune femme brune, dont il ignore l’identité. L’Inconnue prend rapidement l’aspect d’une créature étrange, démoniaque, maléfique, puisque son contact est brûlant comme les feux de l’enfer. Quand elle passa près de moi, à me toucher, il me sembla que j’étais devant la bouche d’un four. puis, lorsqu’elle se fut éloignée, j’eus la ensation d’un vent frais qui me courrait sur le visage Elle hanta souvent mes rêves.
Tu connais ces obsessions-là. 11 Cette « sensation de chaleur ardente »12 décrite par le narrateur personnage, qu’il éprouve à chaque apparition de la jeune femme, peut être interprétée rationnellement : il s’agit de la puissance du désir à proximité de l’objet sur lequel Roger fantasme. Maupassant va ainsi jouer avec le lecteur qui bascule tantôt vers la réalité prosaïque — l’inconnue est une prostituée -r tantôt vers l’étrange. Un accident boulevard Malesherbes – mais est-ce une coïncidence ou ne manipulation de la femme maléfique ? permet au héros d’aborder la belle inconnue, qui Pintrigue tant, qu’il a suivie longtemps sans oser lui adresser la parole et qui le hante déjà. L’homme semble face à un fantôme . « Je voulus m’excuser. C’était elle ! »13 Cette dernière expression Sème le PAGF 6 OF inconnue ? Bien qu’elle paraisse une simple marchande d’amour, une partie du corps – Pœil – inquiète et attire le passant : « Elle me regardait fixement, de son œil étrange et mort »14 L’œil noir de la belle Inconnue rencontrée dans la rue peut être assimilé à un gouffre dans lequel ‘homme se perd et se retrouve en même temps.
Il est tout de suite associé au regard brûlant des héroïnes bibliques. L’œil était pareil à une tache d’encre sur de fémail blanc. Ce n’était 10 12 13 14 Ibid. Ibid. , p. 444. Ibid. , p. 445. 80 pas un œil, mais un trou noir, un trou profond ouvert dans sa tête, dans cette femme, par où on voyait en elle, on entrait en elle. Oh ! l’étrange regard opaque et vide, sans pensée et si beau ! 15 Chez Maupassant, l’hermétisme et l’opacité des héroïnes vénales glissent vite vers le fantastique, le surnaturel et Y» Unheimlich tels qu’ils apparaissent dans les réci tidienne.
Une simple fille PAGF70F qu’une pieuvre qui injecte à ses compagnons une sécrétion venimeuse : la passion. Maupassant ménage la double interprétation – prostituée et sorcière – en utilisant un vocabulaire volontairement polysémique : on appelait pieuvres certaines filles du trottoirl 7 Roger des Annettes éprouve un sentiment équivoque et s’interroge sur l’identité de l’étrange magicienne s’imaginant que l’anonyme captivante est une descendante de Lilith. En effet, l’aristocrate en manque d’émotions fortes est bientôt persuadé qu’il a affaire à une sorcière, en voyant une marque ombre sur le corps de la belle inconnue.
Mais voilà que, tout à coup, j’aperçus une chose surprenante, une tache noire, entre les épaules ; une grande tache en relief, très noire. J’avais promis d’ailleurs de ne pas regarder. Qu’était-ce ? Je n’en pouvais douter pourtant, et le souvenir de la moustache visible, des sourcils unissant les yeux, de cette toison de cheveux qui la coiffait comme un casque, aurait dû me préparer ? cette surprise. 15 16 17 Ibid. , p. 443-na,l. Ibid. , p. 445 Lire Mireille Dottin-Orsini, Cette femme qu’ils disent fatale, Paris, Grasset, 1993, 373 p. t Noëlle Benhamou, Filles, prostituées et courtisanes dans l’œuvre de Guy de Maupassant.
Représentation de l’amour vénal, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, Thèse ? la carte, 1997, p. 342 et suivantes. PAGF BOF des Mille et Une Nuits, un de ces êtres dangereux et perfides qui ont pour mission d’entrainer les hommes en des abîmes inconnus. Je pensai à Salomon faisant passer sur une glace la reine de Saba pour s’assurer qu’elle n’avait point le pied fourchu. 18 La rôdeuse des boulevards porte-t-elle le signe du démon ou un simple grain de beauté ? La goule, dont l’œil noir est celui du Malin, a jeté un sort à son partenaire qui a bravé l’interdiction, et l’a frappé d’impuissance provisoire.
Elle est perçue par le narrateur comme une sorcière aux pouvoirs maléfiques. Le nevus qui se trouve sur son dos symbolise la marque du diable dans l’imagination du narrateur, qui avait pourtant promis de ne pas regarder comme Raymondin dans la légende de Mélusine. Momentanément impuissant, le narrateur Roger des Annettes se demande si sa compagne ne l’a pas ensorcelé. Le conte tomberait dans le merveilleux si nous avions la certitude que l’inconnue est une réature douée de pouvoirs. Christopher Lloyd démontre que la femme du conte peut être considérée différemment selon le lecteur. ? Rien ne nous oblige ? croire par exemple que cette femme est réellement la magicienne castratrice des rêveries obsessionnelles qui terminent le récit. »19 Cette indétermination permet le fantastique. La fille se fait obsédante dans [‘esprit du narrateur et ne le quitte plus comme l’indique l’emploi du présent de l’indicatif. Elle assiste à tous mes rendez-vous, à toutes mes caresses qu’elle me gâte, qu’elle me rend odieuses. Elle est toujours là, habillée ou là, tout près de l’autre, nue, comme ma vraie ma nue, comme ma vraie maîtresse ; elle est là, tout près de l’autre, debout ou couchée, visible mais insaisissable.
Et je crois maintenant que c’était bien une femme ensorcelée, qui portait entre Ses épaules un talisman mystérieux. 20 Par un curieux phénomène de rémanence, l’Inconnue, une fois disparue, continue d’intriguer. Qui est-elle ? Je ne le sais pas encore. Je Hai rencontrée de nouveau « ‘Inconnue t. Il, p. 446-447. Christopher Lloyd, « Maupassant et les questions féminines dans Maupassant et l’écriture, ir- Louis Forestier, actes du colloque de Fécamp 21-22-23 mai 1993, paris, Nathan, 1993, p. 03. 20« L’inconnue t. II, p. 447. 19 82 deux fois. Je l’ai saluée. Elle ne m’a point rendu mon salut, elle a feint de ne me point connaitre. 21 L’obsession de la non-possession est moins forte que le questionnement sur la véritable origine de Plnconnue, qui paraissait incarnée. A la suite de nombreuses questions, les derniers mots du récit « Je ne sais pas ! »22 , assortis d’une exclamation, soulignent l’ignorance nécessaire au maintien du doute. une fois achevé conte, l’énigme doit