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Bioprospection et biopiraterie : le visage de Janus d’une activité méconnue Valérie Boisvert Institut de Recherche pour le Développement Unité de Recherche 168 123 Cahier du GEMDEV n030 – Quel développement durable pour les pays en développement ? INTRODUCTION La Convention sur la Rio, a consacré la valorisation économi développement de Sni* to View ), signée en 1992 ? ravers le orientation privilégiée des politiques de conservation.

Elle scelle en cela un changement de perspective radical, puisque l’approche qui avait longtemps prévalu en matière de protection e la nature faisait de l’exploitation marchande des espèces ou des espaces la cause majeure de leur dégradation. La préservatlon, mise en défens ou prohibition de l’utilisation et du commerce à travers des mesures de classement, était alors favorisée.

Diverses évolutions concourent à un changement de cap : l’essor du génie génétique, tout d’abord, qui fait de la diversité génétique une source de matières premières potentielles, et surtout les pratiques industrielles qui accompagnent cette avancée technique. internationales, la biodiversité apparaît comme nouveau « bien public global sur lequel il convient de éfinir des droits de propriété afin de permettre le développement d’échanges marchands.

Dans cette perspective, une activité est rapidement mise en avant dans les négociations : la bioprospection. Elle consiste en la recherche de nouveaux principes actifs présentant des potentialités commerciales pour les différents secteurs de l’industrie du vivant dans des écosystèmes jusqu’alors peu explorés. Cette activité concilierait, aux dires de ses promoteurs, tous les attributs susceptibles de concourir à une exploitation durable de la biodiversité.

Assurant le financement de la conservation dans le cadre de artenariats public-privé, elle permettrait aux industriels du Nord un accès facilité à la diversité génétique convoitée des pays du Sud, tout en favorisant la rétribution des populations locales et l’accession de ces dernières à des droits politiques et économiques. Elle encouragerait en outre le transfert de technologie, et offrirait de nouvelles voies de spécialisation et des sources d’avantages comparatifs à des pays peu favorisés par le commerce international.

Augmentant la valeur d’option d’espaces menacés par d’autres activités plus destructrices, telles l’exploitation orestière ou la conversion en terres agricoles, elle constituerait en outre une forte incitation ? la conservation de ces habitats (Sedjo, 1992). Promouvoir la bioprospection revient par conséquent à la fois à entériner des stratégies industrielles en vigueur, et à satisfaire les exigences de la théorie économi ue standard, à travers la constitution d’un marché PAGF 31 dans l’exploitation des ressources.

Le mythe de « l’or vert », que constituerait la biodiversité et en particulier les forêts tropicales, véritables mines pour les prospecteurs en pulssance, se trouve renforcé par les énonciations de « biopiraterie » dans certaines régions du monde (RAFI, 1994 ; Shiva, 1997). Certaines organisations non gouvernementales (ONG) internationales et des représentants de peuples autochtones ou de communautés paysannes se sont alarmés dès le milieu des années 1980 de la montée en puissance des brevets sur le vivant, dans des domaines jusqu’alors à l’abri de telles pratiques.

Des ressources qualifiées de « traditionnelles » voire d’ « indigènes » seraient pillées, appropriées indûment, le plus souvent par des firmes multinationales, au mépris des usages et onditions d’appropriation matérielle et culturelle locales. Elles auraient, dans certains cas, été à l’origine de revenus 124 Cahier du GEMDEV na30 – Quel développement durable pour les colossaux, sans aucune retombée pour les populations ayant fourni les substances naturelles et les informations sur leurs utilisations.

Ces populations pourraient même se voir pr,vées de leurs droits d’usage traditionnels en raison du caractère exclusif de la propriété conférée par les brevets. L’adhésion des uns et le rejet indi né des autres ont contribué ? faire de la bioprospection PAGF 3 1 oncilier les intérêts industriels, source de valorisation marchande d’efficacité économique, et des impératifs d’équité et de justice sociale. our ce faire, les pays ayant ratifié la CDB sont invités à mettre en place un cadre institutionnel permettant à la bioprospection de se déployer dans le respect des droits et en fonction des intérêts de l’ensemble des parties potentiellement concernées. Une fois les règles adéquates édictées, on espère le développement d’un marché efficace et équitable, conformément aux préceptes de la théorie économique. La bioprospection joue ainsl un rôle central ans le dispositif politique préconisé par la CDB.

Pourtant, on peine à trouver une définition précise des pratiques qui peuvent être qualifiées de biopiraterie ou de bioprospection. ndépendamment même du jugement de valeur porté sur ces activités, règne le plus grand flou. Des illustrations de la complexité de la question ont été données lors du séminaire du groupe développement durable (C3ED/GEMDEV) consacré aux relations entre bioprospection et développement durable.

Comme l’ont montré les présentations de David Dumoulin et Jean Foyer et de Vahinala Raharinirina, c’est une gamme ?tendue de pratiques, dans des contextes très variés qui se trouvent qualifiées a posteriori de bioprospection ou de biopiraterie. Comment s’opère ce processus de qualification, quels en sont les déterminants et les acteurs clés ? Au-delà de constructions rhétoriques et politiques, quelle est l’étendue de l’exploitation des ressources génétiques ? des fins commerciales et quelles formes prend-elle s questions qui seront PAGF 1 présentées et les débats auxquels elles ont donné lieu. . « L’OR VERT » : NAISSANCE D’UN MYTHE La place de la bioprospection dans les politiques de conservation de la biodiversité mises en vant par la CED tient largement, comme nous l’avons évoqué, ? la fois aux espoirs suscités par les premiers accords, considérés comme avant-coureurs d’un marché potentiel, et aux accusations de « bioimpérialisme » auxquelles ils ont donné lieu. Un compromis paradoxal a été trouvé entre des intérêts en apparence radicalement opposés pour affirmer la valeur considérable des plantes et des savoirs indlgènes afférents pour les industries du vivant.

Spéculations et craintes de pillages massifs se sont mutuellement renforcées. Comment a-t-on pu parvenir à cette représentation partagée, en l’absence ‘éléments véritablement probants susceptibles de la corroborer ? Outre le contrat entre Merck et INBio, le début des années 1990 voit le lancement de grands programmes de recherche — largement financés sur fonds publics bien qu’impliquant des partenariats avec le privé – qui ont pour objet l’exploration du potentiel pharmaceutique ou médical des ressources génétiques (voir par exemple PAHO, 1996).

La création du programme intitulé International Cooperative Biodiversity Groups, qui alimente l’essentiel des analyses sur la bioprospection, a ainsi été décidée en 1991 aux Etats-Unis par le National 25 PAGF s 1 objet l’étude des plantes médicinales, la conservation de la biodiversité et le développement de partenariats avec des pays du Sudl. Ces projets ont exercé une influence sur les orientations prises par la CDB, mais celle-ci constitue aussi pour eux une vitrine et une tribune inespérées.

Les chercheurs travaillant de longue date sur les substances naturelles saisissent l’opportunité de valoriser leurs recherches qui jouissent d’une notoriété et d’un retentissement particuliers à la lumière de la nouvelle politique internationale en matière de biodiversité (Reid, 1993 ; Reid et al. , 1993). Au moment où ce type de recherche accède à la scène médiatique, rien ne permet de garantir qu’il soit l’avenir pour les industries du vivant2.

Le discours sur la bioprospection se construit finalement autour d’un nombre étonnamment faible de projets que l’on retrouve sans cesse cités, comme s’ils revêtaient un quelconque caractère de généralité. La CDB contribue à faire vivre le mythe de « l’or vert » en même temps qu’elle s’en alimente. Ensuite, l’espoir d’assurer de façon décentralisée une gestion efficace de la biodiversité avec une intervention limitée de la puissance publique fait écho au odèle économique dominant, qui voit dans le marché le mode de régulation par excellence et une garantie d’efficience.

Le progrès technique que constitue le génie génétique aurait permis la transformatlon des gènes en ressources, leur conférant une valeur économique en tant qu’inputs industriels, ce qul justifierait un redéploiement des droits de propriété afférents afin de permettre le développement sinon d’u oins d’arrangements 1995 ; 1999).

Le repérage des quelques faits stylisés qui, en théorie, sont le prélude ? une régulation marchande a suffi aux observateurs acquis aux ertus du libéralisme pour conclure à [‘émergence d’une nouvelle marchandise, d’un « or vert et au caractere inéluctable d’un développement futur des échanges (Boisvert, 2002). Il apparaissait alors inutile de pousser plus avant les investigations, la fiction économique d’un marché autorégulé et gage d’optimalité n’appelant pas de confrontation avec les faits.

L’affirmation de la valeur des ressources biologiques du Sud et plus encore des savolrs associés est aussi le fait d’ONG et experts militants, qui supposent que tous les moyens peuvent être mobilisés pour permettre aux populations indigènes t autres communautés marginalisées d’accéder à des droits, même au prix d’amalgames dont ils mesurent parfaitement les limites.

C’est ainsi qu’ont été mises en avant les figures de la « communauté locale » et du « bon sauvage écologique »3, parangons de vertu environnementale, vivant en continuité avec leur milieu, et détenteurs de savoirs traditionnels précieux – et revêtant une valeur marchande potentielle – sur celui-ci. Ces représentations, entérinées par la CDB, qui insiste sur le respect des « droits des populations locales et indigènes incarnant des modes de vie traditionnels » (art. ), relèvent largement d’une nouvelle orientation stratégique de la politique identitaire de certains groupes amérindiens à la fin des années 19804. Peinant à faire valoir leurs revendications sur la scène politique nationale, ils auraient perçu les arènes environnementales global nouveaux lieux PAGF 7 1 et auraient ainsi Bien que d’un autre ordre, le projet de recherche international sur le génome humain, dans le cadre duquel des prélèvements ont été effectués auprès de populations indigènes, a également contribué à donner forme aux spéculations sur la privatisation du vivant. La notoriété de la bioprospection intervient probablement après la période où elle a été le plus développée, les années 1980 ayant vu la constitution de nombreuses collections dans les laboratoires de biotechnologie travaillant sur les substances naturelles. Selon la terminologie proposée par Redford (1990). 4 Les Kayapô du Brésil se sont particulièrement illustrés dans cette voie à partir du milieu des années 1980, conseillés notamment par Darrell Posey, un des fondateurs de la Société Internationale d’Ethnobiologie. 6 réussi à reformuler la question de leur suwie culturelle comme un roblème environnemental pour gagner de nouveaux appuis (voir par exemple Escobar, 1998 ; Brown, 1993 ; Varese, 1996). Il était donc cruclal pour ces groupes et leurs alliés – essentiellement des chercheurs militants – d’insister sur la valeur de leurs savoirs environnementaux, désignés en anglais par l’acronyme TEK (Traditional ecolo ical knowledge), et qui, à l’instar des plantes utilisées possible de revaloriser certaines connaissances aux yeux mêmes de leurs détenteurs, d’en tirer des revenus et de renforcer statuts politiques et droits fonciers.

Cest notamment l’approche de l’International Society of Ethnobiology qui plaide pour l’adoption généralisée de codes d’éthique et de mesures de partage des avantages de façon à ce que s’instaurent des échanges équitables. La représentation de indigène reflet de clichés primitivistes, transcendant les particularités culturelles et la diversité des trajectoires historiques, est ainsi le produit de luttes et de choix polltiques et très localisés.

Dans les pays où la référence à Pindigénisme n’est pas de mise, ce sont le « local » et le « traditionnel incarnés par les représentations et pratiques de « communautés » qui sont mis n avant. Autant de mythes forgés par les catégories de la modernité occidentale et répondant au discours environnementaliste dominant. Face à ces groupes plutôt favorables à la bioprospection, ? condition qu’elle soit pratlquée dans le respect de certaines règles, s’est constitué un front de l’opposition à ce qui a été qualifié de « biopiraterie ».

Les organisations constituant ce dernier – mouvements indigènes, défenseurs des droits des paysans, syndicats… 5- s’unissent autour de leur rejet de la réification et de la marchandisation du vivant et des savoirs traditionnels. Ils considèrent avec éfiance fintégration des agriculteurs marginaux et de populations indigènes au marché mondial, qu’ils jugent susceptible daccroître la vulnérabilité de communautés déj? fragilisées.

Ils manifestent à toute occasion leur scepticisme sinon leur suspicion quant aux d’exploitation équitable des ressources traditionnelles. On leur doit ainsi l’organisation des principales campagnes contre la « biopiraterie » (voir RAFI, 1999 ; RAFI, 2000 ; GRAIN, 2002)6. La démonstration des spoliations subies par les pays du Sud et leurs communautés locales s’appuie sur des évaluations monétaires des préjudices ubis — souvent mises en regard des dettes des pays en question pour démontrer l’inégalité des échanges Nord-Sud.

Loin de minimiser le potentiel commercial des ressources et savoirs traditionnels qu’ils entendent préserver des forces délétères du marché, les opposants à la biopiraterie insistent au contraire sur la richesse considérable qu’ils constituent. Quelques exemples emblématiques sont brandis – pervenche de Madagascar, neem… — et comparés aux chiffres d’affaires des firmes incriminées dans les dépôts de brevets sur les produits dérivés. Cette méthode, peu onforme à l’orthodoxie en matière d’évaluation, sert en outre de point de départ à des extrapolations.

La réalité des pillages dénoncés est liée à la valeur des ressources et savoirs du Sud d’où la nécessité d’insister sur l’existence d’un véritable « or vert La bioprospection s’est ainsi imposée comme un thème majeur des négociations sur la biodiversité, au prix d’une forte instrumentalisation. On peut citer le Third World Netv„’ork, basé à Penang, en Malaisie, RAFI/ETC Group au canada, Genetit resources Action International GRAIN à Barcelone, la Research Foundation for Science,