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VICTOR HUGO EN 1848 : LA LÉGITIMITÉ DU DISCOURS En mars 1870, Hugo écrivait en regard du dossier de Choses vues pour l’année 1848 • J’ai écrit ces notes, très consciencieuses du reste, dans les premiers mois de 1848. [… ] j’observais cela dans un étrange état d’esprit, comprenant peu cette révolution et craignant qu’elle ne tuât la liberté. Plus tard, la révolution s’est faite en moi- même ; les hommes ont cessé de me masquer les principes. 1 Cette lecture rétrosp politique de Victor H même coup, l’ hésitati situation et son disco révolutionnaire.

Tout or 36 lution de la pensée en 1848, sa à revoir sévèrement comme l’indique encore la note manuscrite en marge de Choses vues ? L’engagement, certes différé, de l’écrivain dans le débat parlementaire, sa présence dans les rues lors des journées de juin, ses prises de parole ? l’AssembIée semblent tout autant marqués par les convictions que par la confusion et ne manifestent pas radicalement le refus de reconnaitre dans le nouveau régime l’avènement, certes balbutiant et contradictoire, de la liberté.

Les discours tenus par Hugo en 1 848 illustrent en tout cas la tentative et la difficulté de penser l’histoire en ermes de continuité, de voir dans la révolution une révélation. Ce sont ces incertitudes que le lecteur peut interroger, aussi bien celles qui se font jour dans les failles des discours électoraux, que celles qui sont mises en vues. La parole hugolienne en 1848 semble se poser la question de sa légitimité, tout comme elle s’interroge sur celle de l’événement lui-même.

La Seconde République ou la rhétorique plagiée La question qui travaille la révolution de 1848 et plus encore peut- être l’éloquence révolutionnaire, est celle de la continuité historique. Comment envisager 1848 en regard e 1789, comment penser un régime de discours qui ne soit pas la redite parodique de celui de la Révolution française ? La révolution de février 1848 et l’avènement de la république s’imposent à Victor Hugo. Non qu’il n’ait anticipé la chute de Louis-Philippe.

En 1847, Choses vues, par la part croissante accordée aux affaires 2, prouve la conscience aigué qu’avait l’écrivain de la fin de la Monarchie de Juillet au travers de sa corruption. Les discours de 1848 n’œuvrent donc pas pour la restauration monarchique – malgré l’inefficace et incertain épisode de la proclamation de la Régence 3 ; ils entérinent sans grand nthousiasme un état de fait. Il s’agit plutôt pour Hugo de convertir et d’intégrer l’énergie révolutionnaire et la puissance d’effraction qu’elle constitue, en élément 1 Choses vues, édition Robert Laffont,  » Bouquins volume ‘ Histoire « , p. 1002.

Les références seront désormais données, sauf précision contraire, à partir de cette édition. 2 L’affaire impliquant Teste et Cubières ainsi que celle concernant le duc de Praslin semblent avoir concentré une part importante des notes de Victor Hugo pour Choses vues en 1847, voir respectivement, Choses vues,  » Faits contemporains p. 1721-1751 et  » Le temps présent, Il  » p. 78-987. Sur l’épisode de 6  » Faits contemporains « r p. 1721-1751 et  » Le temps présent, II Sur l’épisode de la proclamation supposée de la Régence, voir les analyses de Guy Rosa,  » Hugo en 1848 : de quel côté de la barricade ? 8-14, La Revue du Musée d’Orsay, printemps 1999. de stabilité et de progrès. Idée qui transparait dans les discours postérieurs à février à travers l’usage que l’orateur fait du mot  » civillsation Ce qui se joue en effet dès les événements de février 1848, c’est l’interprétation de la révolution dans un système qui est, globalement, celui du développement historique. Dans un premier temps, incertain, Hugo s’inscrit dans ce que Jean Delabroy appelle  » l’imagerie de la continuité, sur laquelle l’imaginaire bourgeois a fait et continue de faire fonds  » 4. 848, dans cette logique, doit être évalué à l’aune de 1789. Il ne doit pas en être la redite, mais une étape dans la dynamique d’évolution historique initiée par une Révolution française désormais acceptée, mais reléguée dans la catégorie des ébranlements fondateurs, de ce mal nécessaire qui doit ouvrir la voie à une évolution nouvelle : La révolution que nos pères ont faite il y a soixante ans a été grande par la guerre ; la évolution que vous faites aujourd’hui doit être grande par la paix. La première a détruit, la seconde doit organiser.

L’œuvre d’organisation est le comp ément nécessaire de l’œuvre de destruction ; c’est là ce qui rattache intimement 1848 à 1789. 5 Les deux révolutions se trouvent ici o posées et complémentaires. La viole récupérée, devient 3 6 1789, récupérée, devient signifiante à la lumière des ambitions qui, selon Hugo, doivent être celles de la Seconde République. Dans cette perspective 6, la violence révolutionnaire a moins une cause (la révolte contre l’iniquité sociale), qu’elle n’a un but t une mission (fonder une ère nouvelle, s’atteler à la  » tâche de l’avenir « ).

Accident de l’histoire, la révolution doit, pour être reprise dans la continuité historique, être tournée vers l’avenir. De là, la nécessité, officialisée par la prise de parole, d’évider l’événement révolutionnaire de sa turbulence politique, de la violence du temps présent. Le discours sur la révolution devient dès lors un discours de la clvilisation dans la mesure où le falt révolutionnaire de février 1 848 doit se révéler fertile et productif. Hugo oppose donc  » deux républiques possibles « , celle de la Terreur, qui  » ajoutera à l’auguste devise .

Liberté, Égalité, Fraternité, l’option sinistre : ou la Mort  » et celle de la civilisation,  » sainte communion de tous les Français dès à présent, et de tous les peuples un jour, dans le principe démocratique  » qui  » combinera pacifiquement pour résoudre le glorieux problème du bien-être universel, les accroissements continus de l’industrie, de la science, de l’art et de la pensée.  » 7 Sans doute faut il replacer ces déclarations dans leur contexte. Elles émanent du poète au moment où il entend se présenter aux élections complémentaires de l’Assemblée onstituante, au mois de mai 1848.

La journée révolutionnaire avortée du 15 mai, les tensions nouvelles du climat social, aggravées par l’arrivée, le 17 mai, du Général Cavaignac au mini 6 nouvelles du climat ministère de la Guerre, sont autant de facteurs 8 qui ont pu inciter l’écrivain à sortir de la réserve dans laquelle il s’était maintenu lors des premières élections d’avril. 4 Jean Delabroy,  » « L’accent de l’histoire ». Sur 1848 et Les Misérables de Victor Hugo Lendemains, n028, Pahl- Rugenstein Verlag, Berlin, 1982, repris dans Victor Hugo, Les Misérables, Guy Rosa, Klincksieck, 1995, p. 157. lantation de l’arbre de la Liberté, 2 mars 1848, Actes et paroles, édition Robert Laffont,  » Bouquins « , volume  » politique p. 147. 6 Cette mise en parallèle passe aussi par l’occultation de la révolution de 1830. Dolf Œhler note d’ailleurs l’élision généralisée de la révolution de Juillet dans les discours de 1848,  » Quatre-vingt-neuf en Quarante-huit : du parallèle révolutionnaire à une vision de la modernité Revue d’histoire littéraire de la France, julllet-octobre 1990, no 4-5. 7 Victor Hugo à ses concitoyens, Actes et Paroles, p. 152. 8 Hugo se justifie sur sa candidature lors de la Séance des Cinq

Associations d’Art et d’Industrie, le 29 mai 1848, Actes et Paroles, p. 154. 2 Les éléments moteurs de ce que doit être la république en tant qu’œuvre de civilisation appartiennent à deux catégories distinctes et complémentaires. D’un côté, l’industrie et la science, habituels attributs d’un progressisme de droite, de l’autre, l’art et la pensée, reliquat de pensée lamartinienne. Ce qui fonde, dans cette perspective, la civilisation, ce qui constitu urable, c’est tout autant, PAGF qui constitue son assise durable, c’est tout autant, et sans doute plus encore que le progrès technique, la pensée qui l’organise.

Dans ce credo se devine la recherche d’une stabilité, fil conducteur de la continuité historique. Lors d’une réunion électorale, Hugo affirme en effet : Même quand les révolutions ont tout renversé, il y a une puissance qui reste debout, la pensee. Les révolutions brisent les couronnes, mais n’éteignent pas les auréoles. 9 Les interventions de Victor Hugo à l’Assemblée, bien au-delà des journées de juin, se feront l’écho de ce leitmotiv : protéger la liberté, promouvoir la pensée, en ce que cela fonde la civilisation ou empêche tout du moins la société de sombrer dans la barbarie 10.

Le discours olitique hugolien a donc partie liée avec son discours littéraire. Il met en valeur le rôle du poète dans la cité. La profession de foi électorale de Hugo se fonde sur la continuité de sa pensée depuis ses premiers écrits : J’ajoute ceci, et tout ce que j’al écrit, et tout ce que j’ai fait dans ma vie publique est là pour le prouver, pas une page n’est sortie de ma plume depuis que j’ai l’âge d’homme, pas un mot n’est sorti de ma bouche qui ne soit d’accord avec les paroles que je prononce en ce moment. 1 1 Et de citer à l’appui de ses dires, le Claude Gueux de 1834.

Cette représentation de l’écrivain par lui-même onstitue une véritable mise en abyme du principe de continuité historique à l’échelle de l’œuvre littéraire. Elle sert donc doublement, par le fond et par la forme, le discours sur la vocation civilisatrice de la république, discours de la permanence et du ro rès, reflété par cette déclara PAGF 6 civilisatrice de la république, discours de la permanence et du progrès, reflété par cette déclaration de Victor Hugo à la Séance des Cinq Associations : La propagande de la république est toute dans la beauté de son développement régulier. 2 L’idéal de la continuité historique se trouve ici pris en charge par e discours esthétique. Dans le développement de la république, Hugo voudrait voir à l’œuvre un principe d’autorégulation qui fonderait en stabilité les nouvelles institutions. A l’épreuve des faits pourtant, un tel modèle se révele inopérant. Les journées de juin apportent un cruel démenti au credo de la continuité historique. En regard des discours électoraux, se fait entendre une autre voix, celle de Choses vues, qui se démarque de la première en ce que s’y profile la menace d’une histoire perçue comme répétition. 848 ne devrait pas emprunter les mêmes voies que 1789. Pourtant, dans un brouillon de discours daté d’avril 1848, apparait clairement ce risque d’une histoire qui se parodie : Et puis (nécessité de l’ancienne terreur, inutilité de la terreur actuelle, plagiat hideux et gratuit) – le démontrer par les faits. 13 9 Réunion des auteurs dramatiques, Actes et Paroles, p. 150. 10 Voir par exemple le Discours sur l’encouragement aux Arts, Actes et Paroles, p. 189. 11 Séance des Cinq Associations, Actes et Paroles, p. 155. 2 Séance des Cinq Assoclations, Actes et paroles, p. 155. 13 Choses vues, p. 1032. Lorsque l’histoire se répè PAGF 7 6 s Hugo qui anticipe sur la première fois omme tragédie, la seconde comme mélodrame 14. Cette conception n’est en fait qu’un avatar du credo de la continulté historlque. Elle postule que l’événement dans l’histoire est une alliance non renouvelable d’un fait et d’une énergie. Lorsque le fait se reproduit, l’énergie qui le légitime lui fait cruellement défaut. II n’est plus, dès lors, que la redite parodique et grotesque de l’événement.

La violence de 1789 était acceptée parce que l’événement d’alors offrait la conjonction d’un fait et d’une idée, d’un acte et d’une énergie qui le portait. La représentation des grands orateurs révolutionnaires – au premier ang desquels Mirabeau 15 — est fondée sur un investissement de soi, sur une coincidence de l’être et de la parole qui est aux sources de la rhétorique et de la représentation politique : Cette apparition formidable a laissé un nom dans la mémoire des hommes ; on devrait l’appeler la Révolution, on l’appelle Mirabeau.

Du jour où cet homme mit le pied sur cette estrade, cette estrade se transfigura. La tribune française fut fondée. 16 Ce qui donne à la rhétorique révolutionnaire de 1789 son envergure, c’est la capacité des hommes à incarner l’histoire. Au rebours, la république de 1848 est pour Hugo et our nombre de ses contemporains, comme le souligne Guy Rosa, une forme vide  » sans autre contenu que négatif » 17.

Or ce régime connait la tentation du plagiat qui n’est autre chose que l’imitation de la forme sans la prise en compte de son intentionnalité : On peut tomber au-dessous de Marat, au-dessous de Couthon 18, au-dessous de Carrier 19. Comment ? en les imitant. Ils étaient hor PAGF 8 6 au-dessous de Couthon 18, au-dessous de Carrier 19. Comment ? en les imitant. Ils étaient horribles et graves. On sera horrible et ridicule. Quoi, la Terreur parodie ! quoi, la guillotine plagiaire ! Y a-t-il quelque chose de plus hideux et e plus bête ? 93 a eu ses hommes, il y a de cela cinquante- cinq ans, et maintenant il aurait ses singes. 0 Comme pour conjurer le risque d’une république vide de contenu et qui reproduirait dans sa forme les pires excès de la Terreur, Hugo se livre dans Choses vues à un véritable jeu de massacre, dénonciation de cette médlocrité nuisible 21 qui s’étale sous ses yeux de parlementalre. La galerie de portraits exposés dans Choses vues souligne la dégradation de l’éloquence parlementaire : 14 Choses vues, p. 1043 :  » En mars on crut que ce serait une tragédie, en mai on vit que ce n’était qu’un mélodrame. Shakespeare eût accepté 93 , Guilbert Pixérécourt eût dédaigné 1848. Sur la question de la position de Hugo par rapport à la répétition du fait révolutionnalre au XIXe siècle, nous renvoyons ici même à l’étude de Myriam Roman,  » Rupture et continuité : 1848 dans l’œuvre de Victor Hugo p. 13. 15 La figure de Mirabeau semble intéresser Hugo dès 1834 où l’écrivain lui consacre un essai, Sur Mirabeau. Cette évocation est reprise dans Napoléon le Petit, Livre V,  » Le parlementarisme  » 16 Napoléon le Petit, V, 2-3, p. 88. Voir aussi le portrait d’Odilon Barrot qui évoque indirectement Mirabeau, Choses ues, p. 1161. 17 Guy Rosa,  » Hugo en 1848 . e quel côté de la barricade ? « , 48-14, La Revue du Musée d’Orsay, Printemps 1999. 18 Georges couthon (1755-1794), député mont PAGF q 6 Revue du Musée d’Orsay, Printemps 1999. 18 Georges Couthon (1755-1794), député montagnard de la Convention, membre du Comité de salut public. Participa à la Terreur en réorganisant le Tribunal révolutionnalre. Fut arrêté et exécuté en même temps que Robespierre. 19 Jean-Baptiste Carrier (1756-1794), député montagnard à la Convention. Il organisa la répression en Bretagne et dirigea les massacres de Nantes.

Il fut condamné à mort pour ses crimes par le Tribunal révolutionnaire. 20 Choses vues, [mars-juin 1848], p. 1044. 21 Par un effet de balancier, dans Napoléon le Petit, l’éloquence des parlementaires de 1848 se trouve peu ou prou réhabilitée, au regard du dlscours trompeur de Louis Napoléon Bonaparte. Voir sur cette question, Myriam Roman, op. cit. , p. 8. 4 Ledru-Rollin, espèce de Danton bâtard, appuyant sur la tribune son gros ventre boutonné, avait le son de voix enroué de Pétion 22 et le balancement d’épaules de Mirabeau sans son éloquence. 23 A une république vide de contenu, il faut des orateurs sans âme.

Au mirage de la continuité historique se substitue la réalité de la répétition. Goudchaux, ministre des Finances, est présenté comme un pantin s’agitant à la tribune comme dans un castelet, marionnette s’inclinant de façon mécanique pour saluer l’auditoire, qui, hilare, attend ce rituel avec jubilation 24. C’est tout ce qui sépare le geste inspiré de Mirabeau, frappant le marbre, montant l’escalier de la tribune 25, du geste mécanique du ministre. L’action oratoire n’est plus, sous la plume de Hugo, qu’une gesticulation qui parasite et contredit le sérieux des débats. L’écrivain saisit cha ue orateur avec ses