Pascale Giovannelli-Jouanna La monographie consacrée à Héraclès dans le livre IV de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile : tradition et originalité ln: Bulletin de « Association Guillaume Budé, no 1, mars 2001. pp. 83-109. Citer ce document / Cite this document : Giovannelli-Jouanna Pascale.
La monographie consacrée ? Héraclès dans le livre IV de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile : tradition et Guillaume Budé, no doi : 10. 3406/bude. 2 http://www. persee. fr _0004-5527 2001 nu e l’Association ore Sni* to View . 201 cript/article/bude La monographie consacrée à Héraclès ans le livre IV de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile: tradition et originalité.
Le livre IV occupe une position doublement inaugurale au sein des quarante livres qui constituent la Bibliothèque historique non seulement il s’inscrit dans la première grande partie de l’œuvre, consacrée aux temps mythiques antérieurs à la guerre de Troie mais, à l’intérieur même de cette entité qui traite d’exhaustivité, elle a aussi pour effet de rendre ambigu le statut du livre, qui semble dès lors naviguer entre deux appartenances : son contenu purement mythologique semble le classer a priori au rang des œuvres mythographiques, andis que son intégration dans une histoire universelle paraît l’inscrire d’emblée parmi les œuvres historiques.
Or le livre IV est incontestablement une œuvre historique, non seulement parce que Diodore prend soin de justifier l’introduction des anciens mythes sur le plan théorique et méthodologique 3, mais aussi parce que le contenu mythologique dont 1. Voir en l, 4, 6-7 la fin de la préface inaugurale de la Bibliothèque (B. H. ) qui présente le plan général de l’œuvre. La première grande partie recouvre les six premiers livres, les livres à Ill étant consacrés aux antiquités du onde barbare et les livres IV à VI à celles du monde grec. 2. A titre d’exemple particulièrement éloquent, la tradition manuscrite des six premiers livres de la B. H. epose sur quatre prototypes, ? l’exception du livre IV qui n’a été transmis que par trois d’entre eux. Le copiste du quatrième manuscrit explique en effet, dans deux notes marginales, qu’il a délibérément laissé de côté ce livre à contenu mythologique, le jugeant mensonger et, par là-même sans doute, trop paien. Voir P. Bertrac, B. H. I, C. IJ. F. , Paris, 1993, p. LXXXI. 3. par exemple, selon une conception courante à son époque, il et en avant la valeur édifiante des mythes. 84 3 porte lui-même la marque de l’historicisation. Pour Diodore, l’enseignement de l’histoire se fait avant tout ? travers le mérite des grands hommes.
Ces exempta peuvent être des personnages ayant réellement existé, comme Alexandre, ou bien des héros et demi-dieux bienfaiteurs de l’humanité. De cette seconde catégorie, Héraclès est la personnalité mythique la plus éclatante, le paradigme le plus achevé. Héraclès constitue la figure mythique centrale du livre IV. L’historien accorde, en effet, une place de choix à l’exposé des égendes du héros thébain : sur les quatre-vingt-cinq chapitres de l’ouvrage, il lui en consacre trente et un4, ce qui en fait, de loin, la monographie la plus longue de l’ouvrage5. Outre les justifications morales et philosophiques dejà évoquées, deux raisons essentielles, d’ordre différent, expliquent ce traitement privilégié La première est d’ordre historique.
En effet, le culte et les légendes dont Héraclès est l’objet montrent une très grande vitalité à l’époque hellénistique en Grande- Grèce et en Sicile, et plus largement en Italie où le héros et dieu jouit d’une opularité si forte qu’il est difficile de trouver un endroit, tant dans les Cltés que le long des routes, où Héraclès ne sot pas honoré La personnalité d’Héraclès est emblématique de cette époque : dans un monde qui s’ouvre sur des contrées toujours plus lointaines, ses aventures le font voyager, lui aussi, de plus en plus loin 7 et, en tant que symbole de la civilisation, il lutte contre la barbarie 8. On l’assimile en outre à de grands conquérants historiques comme Alexandre et César. Enfin, des cour 43 l’assimile en outre à de grands conquérants historiques comme Alexandre et César. Enfin, des courants philosophiques bien installés, les écoles cynique et stoitienne en particulier, vouent la même admiration à Héraclès et voient en lui un modèle de perfection morale.
Par conséquent, la prédilection que montre Diodore pour le héros reflète l’engouement dont ce dernier a fait l’objet à l’époque hellénistique. La seconde raison est d’ordre littéraire. Les sources qu’utilise principalement Diadore consacrent elles-mêmes une large part à Héraclès. L’historien mentionne nommément deux sources : il 4. Chapitres 9 à 39. 5. Vient en deuxième position l’étude consacrée aux Argonautes ui compte dix-sept chapitres (40-56), les autres parties ne comportant que quelques chapitres à chaque fois. 6. Cf. Denys d’HALiCARNASSE, Antiquités romanes, I, 40, 6. 7. Voir infra l, C. 8. Voir infra l’analyse du héros civilisateur (II, C, 2).
LA MONOGRAPHIE CONSACREE A HERACLES 85 s’agit de Timée, dont le nom apparaît à deux reprises (21, 7 et 22, 6), et de Matris de Thèbes9. Mais il est fort probable, vu les différences de tonalité discernables à l’intérieur de la monographie, que l’historien s’inspire aussi, comme dans le livre du mythograph’e Denys Skytobrachion IO et peut-être même, omme l’ont pensé certains, à un compendium mythographique n. Ayant donc à sa disposition une documentation importante avec laquelle, s’agissant de Timée notamment, il ressent en outre une certaine connivence 12, l’historien n’hésite pas PAGF OF à l’encontre d’un de ses principes d’écriture, le respect des proportions 13.
Du reste, lorsque Diodore accorde un tiers du livre IV à Héraclès, il s’inscrit dans une tradition déj? ancienne d’oeuvres mythographiques consacrées à part entière héros. Outre Matris de hèbes, dont on sait par Athénée qu’il fut l’auteur au Ille siècle d’un Éloge d’Héraclès u, des mythographes u Ve siècle avaient auparavant composé des ouvrages sur Héraclès, parmi lesquels Panyassis d’Halicarnasse 15, dont YHéracleia couvrait quatorze livres de neuf mille vers en tout, Hérodore d’Héraclée 16, auteur d’une somme de dix-sept volumes, et Phérécyde 17 qui, dans ses Généalogies, consacrait au héros deux tomes entiers.
Malheureusement, de ces auteurs anciens, il ne nous reste que des fragments 18. Finalement, parmi les monographies consacrées à Héraclès dans l’Antiquité, seules deux d’entre elles nous ont été trans9. Cette seconde source se déduit indirectement du livre I : en IV, 0, 1, s’agissant du nom du héros, Diodore raconte qu’après l’épisode des serpents envoyés par Héra, les Argiens avaient appelé le jeune enfant Héraclès parce qu’il devait sa gloire à la déesse, alors qu’auparavant il s’appelait Alcée. Or, Diodore reprend cet élément de l, 24, 4, où il nous apprend que ce changement de nom et l’explication de ce changement se trouvaient dans l’œuvre de Matris. 0. C’est-à-dire Denys Bras-de-cuir: auteur, originaire de Mytilène, qui vécut à Alexandrie au Ile siècle avant J. -C. et composa une encyclopédie de la myth alogie. 11. C’est la thèse notamm PAGF s 3 e (Quaestiones Diodoreae 1 1 . C’est la thèse notamment de E. Bethe (Quaestiones Diodoreae Mythographiae, Gôttingen, 1887) et E. Schwartz (R. E. , V 9, s. u. Diodoros col. 674 et suiv. )• 12. Timée était sicilien comme lui et accordait une large place ? tout ce qui touchait à IOccident en général, à l’Italie et à la Sicile en particulier. 13. Voir 5, 4 etc. 14. ‘Eykcoulov ‘HpaKÀéo-uç. Voir Athénée, X. 4125. 15. Voir R. E. XVIII, 3, col. 871-922. 16. voir R. E. , VIII, 1, col. 980-987. 17. voir R. E. , 2, COI. 1991-2025. 18. Ils sont répertoriés dans les F. Gr. Hist. de F. Jacoby. 86 PASCALE GIOVANNELLI-JOUAN NA mises dans leur intégralité : celle du livre IV de Diodore et celle, plus tardive mais aussi plus ample, de la Bibliothèque d’Apollodore i9. Les deux exposés comportent de grandes ressemblances de structure, mais sont d’une orientation différente. La Bibliothèque, de tendance archaïsante, s’attache à présenter les versions les plus anciennes des épisodes légendaires du cycle d’Héraclès et, en ce sens, s’apparente à la tradition mythologique. ‘opposé se situe le récit de Diodore dont l’originalité, pourtant inscrite dans une structure globale tradltionnelle, en fait un émoignage mythographique précieux. Outre ses traits proprement hellénistiques, en effet, sa monographie présente deux caractéristiques originales : sur le Ian de la structure, d’une part, l’excroissance du périple d ccident, qui entraine 6 3 d’autre part, l’orientation édifiante voire hagiographique de son portrait. l. – Structure de la monographie : tradition et originalité Le sommaire du livre IV annonce le contenu de la partie consacrée à Héraclès de la façon suivante : « Sur Héraclès, ses douze Travaux et ses autres exploits jusqu’à son apothéose b.
Or, si cette brève présentation décrit convenablement ‘organisation globale du récit, elle ne rend absolument pas compte du foisonnement, de la densité et même de la complexité qui émanent de la lecture in extenso des trente et un chapitres de l’exposé. Il s’avère, par conséquent, indispensable, en un premier temps, de mettre en évidence les étapes du récit afin d’en distinguer, en un second temps, les éléments traditionnels puis éléments originaux. A. Description de la structure L’organisation du récit est globalement bipartite : Première partie: Les douze travaux (chapitres 8-28). Préliminaires: précautions oratoires (8). 19. D’après les conclusions deJ. -C.
Carrière et B. Massonie dans la dernière édition en date {La Bibliothèque d’Apollodore, Besançon- pa is, 1991, comportant traduction française avec notes critiques et littéraires), la Bibliothèque remonterait au IIe siècle après J. -C. L’exposé consacré à Héraclès y couvre une centaine de paragraphes (Il (54-160), 4,6 – 7,7) 87 Naissance, enfance et adolescence d’Héraclès (9- 10) : 1. Son ascendance : il des u côté paternel et PAGF 7 promesse faite à Héra de se soumettre à Eurysthée. 3. L’exposition du nourrisson : Héra lui offre le sein, puis le repousse. 4. Les deux serpents : l’enfant les tue, ruinant le plan d’Héra. 5.
L’éducation de Péphèbe et son premier exploit : la libération du joug des Minyens qui lui vaut son mariage avec Mégara, mais aussi le rappel à l’ordre d’Eurysthée. Les douze Travaux en eux-mêmes (11-28). Deuxieme partie: Les autres expéditions ou parerga (chapitres 29-39). Digression : deux fondations de colonie. A la demande d’Héraclès, mais sans lui, Iolaos part fonder une colonie en Sardaigne avec les Thespiades, les fils qu’Héraclès a eus des cinquante filles de Thespios. Sur le chemin du retour, à la faveur d’une escale en Sicile, ertains compagnons d’Iolaos décident de s’installer dans l’île. Avec le temps, ils deviennent d’irréductibles troglodytes (2930). 1.
La vengeance sur Iphitas, fils d’Eurytos, à Oechalie et l’asservissement à Omphale en Lydie (31). Héraclès donne Mégara à Iolaos et demande à Eurytos la main de sa fille Iole. Devant son refus, il chasse les juments de ce dernier et tue Iphitos. Pour le purifier du meurtre, l’oracle d’Apollon lui ordonne de se vendre comme esclave à Omphale. En Lydie, il châtie les Cercopes, Sylée et les Itônes. 2. Vengeance contre Laomédon à Troie (32). 3. Vengeance contre Augias dans le Péloponnèse (33). A la suite d’un premier échec, Héracles se rend chez Dexaménos à Olénos où il tue le Centaure Eurytion. De retour à Tirynthe, il est exilé par Eurysthée à Phénéos en Arcadie pendant Cinq ans.
La lutte contre Augias reprend : il tue son fils Eurytos à Cléônes, p Arcadie pendant cinq ans. La lutte contre Augias reprend : il tue son fils Eurytos à Cléônes, puis Augias lui-même, et confie le royaume à Phylée, autre fils d’Augias. A Sparte, il engage contre Hippocoon et ses 88 fils un combat au cours duquel il perd deux êtres chers, Oionos t Iphiclès, puis redonne la ville à Tyndare. De retour en Arcadie, il se rend chez Aleos et s’unit à sa fille Auge. Chassée par son père, celle-ci met au monde un fils, Télèphe, avant d’être vendue au roi de Mysie, Teuthras, qui, bien des années après, met Télèphe sur le trône. 4. Aventures en Etoile à Calydon (34-36).
Les cinq années d’exil à Phénéos achevées et toujours inconsolable de ses deuils, Héraclès quitte le Péloponnèse pour s’installer en Etolie. Il épouse Déjanire, fille d’Oinée. Digression sur Méléagre, fils d’Oïnée, et la chasse de Calydon. Héraclès détourne le fleuve Achéioos, geste qui sera symbolisé plus tard par la corne d’Amalthée. Il participe ? l’expédition des Calydoniens contre les Thesprotes. Trois ans après son mariage, il tue accidentellement l’échanson Eurynomos et s’exile volontairement avec sa famille à Trachis chez Céyx. En chemin, ils rencontrent le Centaure Nessos qui remet son philtre ? Déjanire lors de la traversée de l’Evénos. 5. Aventures à Trachis (37).
Héraclès aide les Maliens à combattre les Dryopes, puis les Doriens à lutter contre les Lapithes dans la région de l’Olympe. De retour à Trachis, il défait Cycnos et lance des représailles pour deux mariages refusés : le premier en Pélasgiotide pour la main d’Astydamie, le second à Oechalie contre les fils PAGF 3 refusés : le premier en Pélasgiotide pour la main d’Astydamie, le second à Oechalie contre les fils d’Eurytos pour celle d’Iole. Avec cette dernière qu’il a faite prisonnière, il se rend en Eubée au cap Cenaion. 6. a mort et l’apothéose (38-39). Héraclès revêt la tunique enduite du philtre donné par Nessos à Déjanire.
Très malade, il se fait ramener à Trachis et envoie Iolaos consulter l’oracle d’Apollon. Celui-ci ordonne de l’amener sur l’Oeta où il connait l’apothéose. Entre-temps, Déjanire s’est donné la mort. La Grece entiere sacrifie au dieu Héraclès. Héra l’adopte comme un fils et lui donne Hébé en mariage. Zeus voudrait l’accueillir dans le panthéon des douze Olympiens, mais Héraclès refuse par loyauté, conscient que son admission nécessiterait l’éviction d’un autre dieu. La présentation de cette succession d’épisodes, en dépit de sa longueur, est une étape indispensable pour appréhender la mo- LA MONOGRAPHIE CONSACRÉE À HÉRACLÈS 89 nographie dans son ensemble.
Elle permet, en effet, de dépasser a luxuriance du récit afin d’en faire émerger les aspects connus et attendus ainsi que les traits originaux. B. Les aspects du récit relevant de la tradition mythographique Outre les Travaux, dont la liste et l’ordre se sont constitués petit à petit20, la geste d’Héraclès s’est, depuis l’époque archaïque, constamment agrémentée d’épisodes nouveaux qui, s’ils l’ont enrichie, l’ont aussi transformée en une nébuleuse sans fln. Le travail de ratlonalisation effectué par les savants alexandrins dans la polymythia du héros a mis en ordre et doté d’une charpente le cycle de ses aventures. En ce se