Christian MORIN, « Un amour de Swann, un amour comique? dans La comédie de l’amour. Actes du colloque du CORHLIM organisé en 2005 par Lucie Joubert, @nalyses, printemps-été 2006 Christian MORIN Un amour de Swann, un amour comique?
Déjà dans le théâtre antique et jusque dans les comédies sentimentales hollywoodiennes d’a ur or 23 financières ou encore la jalousie Sni* to View s sociales et tre comiques en soi prend ici comique dans son sens le plus large, regroupant toutes formes du risible), ces contraintes peuvent donner lieu à des situations omiques, mille fois reprises au théâtre et au cinéma, où différents procédés concourent à leur efficacité. ar ailleurs, l’expression « La comédie de ramour »1 ne renvoie pas seulement à ces situations, mais introduit un propos relatif à la teneur de l’amour. Autrement dit, semble poser la question : « L’amour peut-il (toujours) être pris au sérieux? » Dans cette perspective, le traitement ludique de ce propos lié à l’amour est exploité dans une œuvre dont, traditionnellement, on interroge peu ou pas le caractère comique : un amour de Swann de Marcel Proust.
Il convient de noter qu’il s’agit d’une partie d’A la recherche du temps perdu3 qu’il est possible d’isoler relativement aisément, ce qui n’est peut être pas étranger Tel était le thème du colloque de l’Association pour le développement des recherches sur le comique, le rire et l’humour (CORHUM) qui s’est tenu ? l’Université d’Ottawa les 5, 6 et 7 mai 2005. 2 J’ai exposé (voir 2002 et 2006) comment le comique et notamment l’humour peuvent s’introduire dans les différents niveaux du discours. Cette caractéristlque du texte est toutefois conjuguée aux ratiques éditoriales.
Dès 1930, Gallimard en publie une édition séparée. 49 l’amour. Actes du colloque du CORHIJM organisé en 2005 par fait que ce texte puisse da 93 émereer le comique que l’insensibilité doit être de la partie », rappelle Denise Jardon (p. 11). Dès lors qu’un « je » se raconte et exprime sa souffrance, la sltuation narratologique se présente autrement, comme c’est le dans la majeure partie de la Recherche, et produit ainsi un effet qui peut rendre le lecteur plus sensible à cette souffrance, bien que le traitement discursif demeure déterminant.
L’amour de Charles Swann pour Odette de Crécy pourrait être un double — donc, par là, déjà potentiellement risible, un peu à la manière de l’amour des valets chez Marivaux — de l’amour du Narrateur pour Albertine4, en ce sens que les deux sont torturés tout en demeurant différents. Nous serions ainsi face à une mise en abyme, du théâtre dans le théâtre qui dit le vrai propos sur l’amour.
Si Un amour de Swann pose la question du sérieux de l’amour, voire de valeur, il met de plus en place différents procédés comiques, tels qu’on les trouve dans n’importe quelle œuvre comique. De façon énérale, ces procédés confirment la remise en question de l’amour, tant il vrai que le comique attaque : « Même si [le comique] n’entend pas démolir, et que la plaisanterie soit sans méchanceté, il est forcément contre » (Sareil, 1984, p. 31).
En outre, Swann est à ce point empêtré dans son amour et dans sa jalousie que sa vision des choses en altérée : le récit, bien que parfois ambi u, le montre généralement PAGF 93 Cette vision entraîne Swann à échafauder toutes sortes d’hypothèses au sujet d’Odette et, ainsi, à agir de façon souvent étrange; l’organisatlon de l’action ourra donc également avoir un rôle à jouer dans l’instauration du comique. 4 Selon Thierry Caget (p. 1 1), un amour de Swann prépare tout et explique tout, ? condition d’avoir tout lu la Recherche. 50 Christian MORIN, « un amour de Swann, un amour comique?
Auparavant, deux autres aspects retiendront notre attention : la mise en place du récit dans lequel on découvre la vision du grand-père du Narrateur d’un Swann amoureux de même que la galerie des personnages, plus particulièrement ceux du salon Verdurin. Ces deux aspects ne sont pas sans rapport avec le double champ comque lié ? ‘amour et qui tissent des liens avec la fin du récit. La mise en place du récit : la vision du grand-père La mise en place du récit dans un amour de Swann correspond notamment à la présentat- nage de Swann et de son 3 Recherche n’est pas sans équivoque).
Ainsi, le recours au grand-père est nécessaire au déploiement du récit. Les rapports entre lui et Swann sont placés sous le signe de ramltié. Non seulement peut-on en déduire que le grand-père connaît bien Swann, mais on peut aussi observer que cette connaissance se traduit par des prédictions souvent, sinon toujours confirmées. Selon le grand- ere, Swann serait opportuniste et fréquenterait des gens dans la mesure ou ces derniers peuvent le rapprocher d’une femme qui l’attire.
Lorsque Swann a obtenu ce — ou plutôt celle — qu’il désire, il cesse de voir les gens en question : Il [Swann] avait été ainsi pendant quelques mois le familier de cousins de ma grand-mère [du Narrateur] Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu. On le crut malade, et la cousine de ma grand-mère allait envoyer demander de ses nouvelles, quand à l’office elle trouva une lettre de lui qui traînait par mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cette femme qu’il allait quitter Paris, qu’il ne pourrait plus 51 Christian MORIN, « IJn amour de Swann, un amour comique? ? PAGF s OF quelque sorte de mise en garde : on ne doit pas prendre Swann au sérieux. Les intermédiaires na•lfs entre Swann et une femme convoitée ont pu s’en rendre compte avec dépit tandis que le grand-père continue de se moquer de ces situations. Dans ces conditions, peut-on prendre au premier degré son histoire d’amour et de jalousie avec Odette? La mise en place du récit installe le non-sérieux de Swann en amour et est traitée sous un ode léger. Lorsque le grand-père reçoit une lettre de Swann et reconnaît son écriture, il plaisante : Voilà Swann qui va demander quelque chose : à la garde! ? (p. 1 6); on comprend par là que Swann n’en pas à sa première requête où une femme est en jeu. Un peu plus loin, lorsque le grand-père constate que, dans une lettre, Swann demande ? être présenté aux Verdurin, il s’exclame en se méfiant : « Et puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas de ces affaires-là. Ah bien! Nous allons avoir de l’agrément si Swann s’affuble des petits Verdurin. » (p. 4) Il est intéressant de noter rusage du substantif agrément : le lecteur peut-il être englobé dans ce « nous »?
Il n’est impossible qu’il ait lui aussi de l’agrément en poursuivant sa lecture. C’est donc dans cette atmosphère peu sérieuse dans le qu’on apprend que Swann st pas à prendre au PAGF 6 3 point de vue thématique que de celui des procédés de l’expression du discours. Le contexte spatial et les personnages : le salon Verdurin La description de fun des principaux espaces, à la fos physique et social, constitue une autre introduction à Un amour de Swann : il s’agit ien sûr de la description du salon Verdurin. Cette introduction Marcel Proust, Un amour de Swann, Paris, Gallimard, coll. ? Folio 1954, p. 17. Les citations dorénavant suivies entre parenthèses d’un numéro de page renvoient à cette édition. 52 s’ouvre sur la présentation d’une galerie de personnages hauts en couleurs. Plusieurs personnages d’À la recherche du temps perdu sont comiques ou suscitent de différentes façons le rire ou le sourire. D’ailleurs, on peut lire sur le site de la Société des amis de Marcel Proust le commentaire suivant : Dans À la Recherche du temps perdu, une part considérable st faite aux portraits humoristiques, aux masques burlesques, parfois aux personnages monstres.
Ces figures nous indiquent l’entrée des artistes, une extraordinaire porte d’ent ans le roman. PAGF 7 3 personnages, fantaisistes, excentriques, farceurs en tout genre, issus du cirque, puis du caféconcert et des débuts du music-hall. Peut-on vraiment croire à une coïncidence lorsque Proust, si attentif aux noms, baptise son extravagant baron du même patronyme qu’un chanteur de café-concert, petite gloire de l’époque… « CharlusM? 6 Cette introduction au comique de Proust ne manque pas de faire éférence aux Verdurin, personnages centraux d’Un amour de Swann.
La narration se moque d’emblée de la coterie Verdurin en la désignant par trois expressions équivalentes, placées entre guillemets : « le petit noyau « le petit groupe « le petit clan ces expressions sont suivies un peu plus loin par « la petite église » (p. 9). Les guillemets et la répétition du qualificatif petit, ici dévalorisant, peuvent être un signal du caractère risible des personnages qui composent le groupe en question. Quant aux substantifs liés à cette idée de groupe, ils en placent les membres dans une catégorie à part.
Le texte le precisera : pour en faire partie, il faut respecter certaines conditions, dictées pa les Verdurin. Cette ouverture constitue une autre façon de donner un ton peu sérieux à l’ensemble du récit (sans nier que ces personnages 6 Site de la Société des amis de Marcel Proust, sous la rubrique « Marcel Proust, auteur comique », perso. wanadoo. fr/marcelproust/, janvier 2005. 53 Christian MORIN, « un a PAGF B3 , un amour comique? ont un rô e à jouer dans l’histoire d’amour relativement complexe de Swann).
L’ignorance de ces personnages, notamment celle de Cotta rd, ui est systématique et qui fait place à l’ironie étant donné que le docteur passe pour un savant, leurs croyances, leurs habitudes et leurs excès les rendent comiques : « Cet excès a pour conséquence de tuer les éléments dramatiques du récit, puisque, si nous admettons leur existence, nous refusons de nous laisser prendre par le sujet. » (Sareil, 1984, p. 181 ) Le texte insiste sur ces caractéristiques qui ouvrent le récit.
Ces personnages sont prévisibles, souvent ridicules, mécaniques pourrions-nous dire, selon fun des principes de base du comique établi par Bergson (1983, p. 8-29). Ces caractéristiques peuvent également être interprétées d’un point de vue sociologique et servir à situer socialement les personnages salon Verdurin dans l’univers de la Recherche. Par rapport au faubourg Saint-Germain que fréquente Swann, le petit clan est bien sûr inférieur.
La hiérarchie sociale est maintes fois exposée tout au long de la Recherche en fonction des entrées qu’ont ou non les chez telle ou telle personne. Odette ne sera jamais reçue chez la duchesse de Guermantes wann. Le patronyme PAGF 3 été remplacé par « ver » (verre), ce qui surdétermine la ualité médiocre de ce qui est ainsi désigné. On peut voir là un du faux, du toc de ces personnages, un jeu de langage traduisant autre processus de dévalorisation susceptible de faire sourire. pposition entre le salon Verdurin et le faubourg Saint-Germain signifie toutefois pas que ce dernier soit exempt de traits risibles. Ce qui est particulièrement intéressant du point de vue de la constitution comique des personnages du clan Verdurin, c’est leur rapport au langage. La plupart des paroles du docteur Cottard comiques par ce qu’elles ont de décalé, d’inapproprié par rapport ituation; on reconnaît le procédé comique de l’incongru par rapport ? un contexte donné (Jardon, 1 988, p. 7). Les manifestations de ce genre de la part du docteur Cottard sont nombreuses au début du récit tellement que monsieur Verdurin, habituellement complaisant 54 Christian MORIN, « Un amour de Swann, un amour comique? », l’amour. Actes du colloque du CORHUM organisé en 2005 par envers ses invités, en est lui-même agacé ce qui participe à la création du petit univers ridicule des Verdurin. Non seulement le docteur Cottard provoque Ons comiques, mais il est