Mouloud feraoun

Cette ainsi, en marge et en contrepoint de cette lecture idéologique, un envers, un autre ôté obscur et essentiel qui brouille « le » sens de Ihistoire, tant récit fictionnel dans son évidente première trame que grand récit, version téléologique des événements aboutissant au triomphe des valeurs consensuelles de la communauté. Elle produit des apories, des tensions, des « sens » : soit un « malgré tout » qui oblige à relativiser les lectures idéologiques, et l’univocité qu’elles supposent. ailleurs, c’est ce « malgré tout précisément, qui donne à ces textes leur sa qualité littéraire, ce qu’une lecture idéologique aura toujours tendance à oublier. Ainsi, la littérarité, éfinie largement autant comme ensemble de procédés narratifs, discursifs, poétiques, que d’emprunts à un genre (le roman réaliste par exemple) ou encore mise en scène de langages, de voix, de visions du monde travers une histoire narrée, est bien ce « malgré tout » trop souvent oublié, sans lequel l’écrivain n’existerait plus.

Non sans un retour sur la manière dont a pu (peut encore) être ligaturée la réception de Feraoun au prisme de l’écrivain algérien réputé « ethnographique » et tout en évoquant les options de lectures offertes par la théorie postcoloniale, je m’efforcerai de m’intéresser à ce qui fait porie — et sens — dans ce que je considère être le premier roman de Feraoun, La Terre et le sang : un roman que je propose de replacer dans une histoire de la littéraire maghrébine fondée, de manière caractéristique, sur l’autel du sacrifice tragique.

La description Selon la critique la plus courante, qui remonte aux lectures de Jean Déjeux, ou encore d’Abdelkebir Khatibi, dans son Roman maghrébin (1968), Feraoun serait exemplaire, avec Mouloud Mammeri, et un Mohammed Dib première manière, de ce qui fut alors appelé le « courant ethnographique » des débuts de la littérature algérienne de langue française.

Courant présenté comme fondateur, et dont la lg algérienne (plus particulièrement kabyle) traditionnelle a suscité parmi les nationalistes algériens des réactions mitigées. On se souvient de la polémique soulevée par des intellectuels nationalistes à propos de La Colline oubliée (1952) de Mouloud Mammeri, par exemple dans l’article « La Colline oubliée ou les consciences anachroniques » (1953) de Mostefa Lacheraf, ou dans celui de Mohammed Cherif Sahli : « La Colline oubliée ou la colline du reniement2 » (1953).

Et plus tard, dans les années 1980, c’est à l’Université d’Alger même que Feraoun ut traité d’a assimilé par exemple par Christiane Achour dans son Mouloud Feraoun, une voix en contrepoint (1986). Achour y soulignait alors une certaine ambiguité de la description comme modèle scolaire français, le texte s’adressant de plus à un public essentiellement français, cible privilégiée désignée par un certain nombre de marqueurs, à l’exemple des références littéraires.

D’ailleurs Feraoun lui-même ne revendiquait-il pas le modèle scolaire français de la description lorsqu’il disait de Fouroulou Menrad, instituteur kabyle : « loin de sa pensée de se comparer à des génies : il comptait seulement leur mprunter l’idée, « la sotte idée » de se peind it que s’il réussissait 30F de véritable histoire arabe de ce genre défini, par les sociologues de la littérature, comme indissociable de la révolution industrielle en Europe et en Amérique du Nord.

Et, d’autre part, des théoriciens comme Henri Mitterand3 ont bien montré la façon dont la description romanesque suppose une relation de pouvoir, entre un pôle sujet, réunissant l’auteur et son lecteur dans une communauté de valeurs à travers lesquelles l’objet de la description est mis en signification, et le pôle objet qui est l’objet décrit, paysage ou société, auquel on e demande pas sa propre interprétation, à supposer qu’il en ait Manifestement, si cette relation de pouvoir peut s’évaluer en termes littéraires pour Zola ou Stendhal, elle prend dans un contexte colonial une signification politique bien plus lourde.

En effet, dans un tel contexte, le pôle sujet devient l’univers des valeurs de la société dominante, nécessairement rejoint par l’auteur même si ce n’est pas là son but. Ce dernier est prisonnier, pour se faire entendre, des modes de production du sens de cette société dominante, et cela inclut autant le roman réaliste qu’il investit que la description qu’il développe.

De ce fait a critique (et j’en ai fait partie) a longtemps considéré que la fonction fondatrice de la littérature algérienne, et de l’identité collective qu’elle était censée faire émerger, était plutôt à chercher dans la ru ture ar la déstabilisation du genre romanesque introduite pa me Nedima de Kateb 4 lg Pourtant dans Le roman maghrébin, Abdelkéblr Khatibi mettait déjà en exergue l’importance de ces descriptions qui répondaient à la demande d’intellectuels français anticolonialistes encore très minoritaires, arguant qu’elles pouvaient aider à contrer le discours négationniste de la colonisation, en prouvant qu’il existait une ivilisation en Algérie avant l’arrivée des colons.

Quel autre moyen pour une telle démonstration que la description de cette civilisation algérienne et de ses traditions afin de les faire connaître au public français ? Cette fonction d’affirmation identitaire face à la négation par l’Autre a été développée plus récemment, comme on le sait, par la théorie postcoloniale anglo- saxonne, dont l’une des rares présentations en français est celle de Jean-Marc Moura. Dans son ouvrage Littératures francophones et théorie postcoloniale4 (1999) et à partir de cette théorie, Moura propose un certain nombre de ce qu’il omme « scénographies » tirées de fauto-représentation dans les premiers textes de colonisés et déployées au regard du colonisateur ou de son espace culturel.

La « scénographie anthropologique » serait, dans cette logique, ce qui s’appliquerait le mieux à ce « courant ethnographique » que j’évoquais et sa logique pourrait se résumer dans la formule liminaire « se décrire face à fautre, pour être reconnu par Mais même si d’autres aut théorie postcoloniale, scénographie » développée par Moura, il n’en reste pas moins que l’époque n’étant plus véritablement aux simplifications idéologiques des nnées 1970 et 1980, on peut à présent tenter de lire ces textes, et particulièrement ceux de Feraoun, dans une optique moins binaire, moins manichéenne, et essayer d’en montrer la complexité qui demeure indéniablement la dimension essentielle de leur littérarité. 2 Bonn, Charles. De Pambigu•lté tragique chez Feraoun, écrivain Nouvelle Revue synergies canada, N06 (2013) Plaidoyer pour La Terre et le sang En effet, repris à l’aune de Phistoire de sa publication, Le Fils du pauvre apparait, certes comme un descriptif (et s’en revendique, comme on Pa vu), mals aussl comme offrant un éclairage fondamental. Le plus souvent présenté comme fondateur de la littérature nationale algérienne du fait de sa date de première publication à compte d’auteur en 1 950, ce texte n’est connu qu’ travers sa réédition aux éditions du Seuil en 1954, c’est-à-dire après le premier roman de cet auteur, La Terre et le sang, publié aux mêmes éditions du Seuil en 1953. ce dernier est quant à lui le premier roman au sens plein du terme assumé comme tel par l’auteur, alors que Le Fils du uvre est en fait un témoignage bien plus modeste 6 OF lg du racisme, ou tout simplement de la réalité.

Si on considère, malgré les quelques textes d’autres uteurs parus sporadiquement avant, que l’émergence de la date des années 50, le véritable texte fondateur de Feraoun, après La Colline oubliée de Mouloud Mammeri l’année précédente, est donc bien La Terre et le sang. Or, La Terre et le sang est nettement moins descriptif que Le Fils du pauvre. Plus précisément, l’espace qui y est décrit sy dédouble, créant une ambiguité du projet descriptif, puisqu’une assez grande partie du roman situe son action dans les mines du Nord de la France où Amer a travaillé comme émigré. Enfin et surtout, contrairement à ce qui se passe dans Le Fils du pauvre, l’action y prépondérante.

II s’agit de plus d’une action scandaleuse (la liaison doublement adultérine de Amer et de sa cousine Chabha) qui, au lieu de valoriser de manière positive la société villageoise, comme le supposerait la « scénographie anthropologique » décrite plus haut, en souligne (comme le faisait également La Colline oubliée de Mouloud Mammeri) les contradictions, jusqu’ la crise. C’est en raison de sa dimension vraiment romanesque que je considère La Terre et le sang comme un roman fondateur d’une littérature nationale émergente drainant dans son sillage une identité collective naissante. Ce que n’est pas, pour dire le oins, Le Fils du pauvre. -nous loin de cette « cette littérature.

Car, de fait, cette affirmation supposerait une positivité, productrice d’un espace identitaire cohérent, ce qui est loin d’être le cas ici puisque comme dans La Colline oubliée de Mouloud Mammeri l’espace villageois est au contraire présenté en pleine crise, en pleine décomposition même. Surtout, l’action qui cristallise cette crise est très concrètement tragique. Le tragique Tragique, sans doute le roman l’est-il puisqu’il se termine par la mort du héros. Mais cette mort en elle-même ne suffirait pas pour introduire la dimension tragique qu’il ‘importe de mettre en exergue. À mon sens cette mort est tragique parce qu’elle est, comme c’est le cas également chez Mammeri, l’expression d’une contradiction entre deux modèles de civilisation inconciliables car ils ne pratiquent pas le même langage.

Le tragique, comme l’a montré notamment Jean-Pierre Vernant dans Mythe et tragédie en Grèce ancienne (1 972), bien plus que sur un événement « tragique » comme la mort du personnage, repose en effet sur l’exposition d’une soudaine inefficacité d’un langage devenu périmé. Telle l’inefficacité du langage d’Œdipe-roi qui confond savoir et pouvoir : la République thénienne est alors naissante (dans le cadre de laquelle la tragédie est représentée et dont elle accompagne le surgissement inou0, elle séparera ces deux concepts et créera un système de compréhension du monde différent, inaccessible à l’ancien BOF lg campagnard sacrifié, selon Duvignaud (1970), sur la scène urbaine de la tragédie. Ainsi la mort d’Amer dans La Terre et le Sang n’est-elle tragique que parce qu’elle est l’expression d’un malentendu, c’est-à-dire d’un dysfonctionnement du langage.

Et cette référence au tragique s’impose parce que comme le tragique grec, l’émergence du roman algérien correspond à une période elativement courte de profonde mutation dans la perception du monde qui nous entoure : celle-là même de la décolonisation que cette émergence accompagne comme la tragédie grecque accompagnait la naissance de la démocratie, c’est-à-dire l’invention d’un nouveau langage pour la compréhension du monde. Comme le monde n’a plus été perçu l’identique après l’invention de la démocratie par les Grecs, il n’est plus perçu de la même manière aujourd’hui qu’avant la décolonisation. Cette dernière a eu entre autres effets de grandement déporter vers ce qu’on appelait jusque là « Tiersmonde » factualité politique mondiale, face aquelle un débat électoral français par exemple, même s’il nous empêche tragiquement de regarder ailleurs, est tout simplement dérisoire.

Le tragique est donc rinvention d’un nouveau langage pour une société nouvelle, et le malentendu sur lequel il repose n’est que l’exposition, la scénographie (pour reprendre le terme de Moura dans une acception qui me semble plus adaptée), de cette naissance de nouvea armi lesquels celui de comme une aporie, une bizarrerie dans le roman de Feraoun : la présence du personnage de Marie, l’épouse française du personnage central Amer. On sait que Marie n’a rigoureusement aucune part dans ‘action narrée par le roman, si ce n’est qu’elle y devient plus kabyle que les Kabyles. À la dernière page du roman elle révèle à sa belle-mère qu’elle est enceinte d’Amer. Elle découvre à elle-même et au lecteur sa nouvelle identité au moment même où Chabha entre dans sa maison porter ses condoléances. Cet enfant à venir, pas plus que Marie sa mère (et ce prénom, si on se place dans la double lecture dans laquelle le roman prend son sens, n’est-il pas, de plus, la métaphore même de la maternité ? ), n’auront de rôle dans l’action de La Terre et le sang.

Mais il deviendra le personnage central du roman suivant du même uteur, Les Chemins qui montent (1957). Dans La Terre et le sang, à supposer que le roman ultérieur ait déjà été en germe chez l’auteur, il aura une fonction annonciatrice. Mais même s’il n’annonce pas spécifiquement et uniquement le roman qui suit, il peut être lu comme annonçant toute cette littérature algérienne de langue française encore inouïe en 1953, et qui va s’affirmer dans les années qui suivent comme langage nouveau de la modernité, le langage ambigu d’une compréhension du monde par l’hybridité. Hybridité d’une littérature ui dans la langue de l’Autre va s’avérer plus proche de.