Et ce fut ensuite le silence complet sur ce grand et noble écrivain qui vait acquis en France une renommée égale celle de nos meilleurs auteurs. En 1904, il était à Paris, où il séjourna plusieurs reprises et où il se lia avec les écrivains de l’Abbaye, Jules Romains en particulier, avec qui, plus tard, il devait donner la magnifique adaptation du Volpone que des dizaines de milliers de Parisiens eurent la joie de voir jouer l’Atelier et dont le succès n’est pas encore épuisé aujourd’hui.
II rendit ensuite visite, dans sa modeste demeure du Caillou-qui-Bique, en Belgique, à Émile Verheren, dont il devint le traducteur et le biographe. Il vécut à Rome, Florence, où il connut Ellen Key, la célèbre authoress suédoise, en Provence, en Espagne, en Afrique. Il visita l’Angleterre, parcourut les États-Unis, le Canada, le Mexique. Il passa un an aux Indes. Ce qui ne l’empêchait pas de 5 poursuivre ses travaux littéraires, sans effort, pourrait-on penser, puisqu’il dit quelque part . Malgré la meilleure volonté, je ne me rappelle pas avoir travaillé durant cette période. Mais cela est contredit par les faits, car j’ai écrit plusieurs livres, des pièces de théâtre qui ont été jouées sur presque toutes les scènes d’Allemagne et aussi ‘étranger… » Les multiples voyages de Zweig devaient forcément développer en lui l’amour que dès son adolescence il ressentait pour les lettres étrangères et surtout pour les lettres françaises.
Cet amour, qui se transforma par la suite en un véritable culte, il le manifesta par des traductions remarquables de Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, de son ami Verheren, dont il fit connaître en Europe centrale les vers puissants et les pièces de théâtre, de Suarès, de Ro 2 06 il fit connaitre en théâtre, de Suarès, de Romain Rolland, sur qui il fut un des premiers, sinon le premier, à attirer ‘attention des pays de langue allemande et qui eut sur lui une influence morale considérable.
Ardent pacifiste, type du véritable Européen – ce vocable qui devait servir les appétits les plus 6 monstrueux, cacher les crimes les plus effroyables – Zweig avait été profondément ulcéré par la guerre de 14-18.
En 1919, il se retirait à Salzbourg la ville-musée « dont certaines des rues, dit Hermann Bahr – connaisseur et admirateur, lui aussi, des lettres françaises – vous rappellent Padoue, cependant que d’autres vous transportent à Hildesheim C’est à Salzbourg, l’ancienne résidence des rinces archevêques, où naquit Mozart, qu’il nous envoyait ses messages appelés à faire le tour du monde, ces œuvres si vivantes, si riches d’émotions et de passion et qui ont nom, entre autres, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, – dont Gorki a pu dire qu’il lui semblait n’avoir rien lu d’aussi profond, – Amok, La Confusion des Sentiments, La Peur..
En moins de dix ans, Zweig, qui naguère n’avait considéré le travail « que comme un simple rayon de la vie, comme quelque chose de secondaire publiait une dizaine de nouvelles – la nouvelle allemande a souvent Fimportance ‘un de nos romans – autant d’essais écrits en une langue puissante sur Dostoïewski, Tolstoï, 7 3 06 était Pintime, Stendhal, Marceline Desbordes-Valmore, témoignent de la plus vaste des cultures et permettent d’affirmer que tous ont trouvé en lui un biographe à leur mesure. Puis, suivit la série de ses écrits historiques, où il acquit d’emblée avec son Fouché l’autorité que l’on confère aux maîtres. Hélas ! Hitler et ses nazis s’étaient emparés du pouvoir en Allemagne, les violences contre les réfractaires s’y multipliaient. Bientôt l’Autriche, déjà à demi nazifiée, serait envahie. Zweig part pour l’Angleterre et s’installe à Bath, dans le Somerset. Mais depuis rabandon de la souriante demeure salzbourgeoise, son âme inquiète ne lui laissait pas de repos.
II parcourt de nouveau l’Amérique du Nord, se rend au Brésil, revient en Angleterre, fait de courts séjours en Autriche, où les nazis tourmentent sa mère qui se meurt, en France… Et la guerre éclate. Je l’entends encore au début de 40, à fhôtel Louvois, quand nous préparions la conférence sur sa Vienne tant aimée 8 qu’il donna à Marigny, me dire avec angoisse – lui qui ne voulait pas ignorer les plans d’Hitler, es préparatifs de toute l’Allemagne : « Vous serez battus. » Et quand les événements semblent lui donner raison, Cen est fait totalement de sa tranquillité. Il voit répandues sur l’Europe les ténèbres épaisses qu’il appréhendait tant.
Il quitte définitivement sa maison ne les 4 06 toute stabilité. Le 15 août 1941, il s’embarque pour le Brésil et s’établit à Pétropolis où il espérait encore trouver la paix de l’esprit. En vain. L’auteur d’Érasme, qui ressemblait par tant de côtés à rhumaniste hollandais, n’est du reste pas un lutteur. Le 22 février 1942, il rédige le essage d’adieu ci-dessous : « Avant de quitter la vie de ma propre volonté et avec ma lucidité, j’éprouve le besoin de remplir un dernier devoir : adresser de profonds remerciements au Brésil, ce merveilleux pays qui m’a procuré, ainsi qu’à mon travail, un repos si 9 amical et si hospitalier.
De jour en jour, j’ai appris à raimer davantage et nulle part ailleurs je n’aurais préféré édifier une nouvelle existence, maintenant que le monde de mon langage a disparu pour moi et que ma patrie spirituelle, l’Europe, s’est détruite elle-même. « Mais à soixante ans passés il faudrait avoir es forces particulières pour recommencer sa vie de fond en comble. Et les miennes sont épuisées par les longues années d’errance. Aussi, je pense qu’il vaut mieux mettre fin à temps, et la tête haute, à une existence où le travail intellectuel a toujours été la joie la plus pure et la liberté individuelle le bien suprême de ce monde. « Je salue tous mes amis.
Puissent-ils voir encore l’aurore après la longue nuit ! Moi je suis trop impatient, je pars avant eux. » Pétropolis, 22-2-42 Le lendemain, Stefan Zweig n’était lus. Pour se soustraire à la vie, il av az, S 06 gaz, 10 uicide sans brutalité qui répondait parfaitement sa nature. Sa femme l’avait suivi dans la mort. 11 12 Dans la petite pension de la Riviera où je me trouvais alors (dix ans avant la guerrel avait éclaté à notre table une violente discussion qui brusquement menaça de tourner en altercation furieuse et fut même accompagnée de paroles haineuses et injurieuses. La plupart des gens n’ont qu’une imagination émoussée.
Ce qui ne les touche pas directement, en leur enfonçant comme un coin aigu en plein cerveau, n’arrive guère à les émouvoir ; mais si devant leurs yeux, à portée mmédiate de leur sensibilité, se produit quelque chose, même de peu d’importance, aussitôt bouillonne en eux une passion démesurée. Alors ils compensent, dans une certaine mesure, leur indifférence coutumière par une véhémence déplacée et exagérée. Ainsi en fut-il cette fois-là dans notre société de commensaux tout à fait bourgeois, qui Il s’agit ici, bien sûr, de la première uerre mondiale, et nous sommes donc aux e 4. pour faire des escapades à Monte-Carlo, et moi pour paresser sur une chaise du jardin ou pour travailler.
Mais cette fois-ci, nous restâmes tous ccrochés les uns aux autres dans cette discussion acharnée ; et si l’un de nous se levait brusquement, ce n’était pas comme d’habitude pour prendre poliment congé, mais dans un accès de brûlante irritation qui, comme Je l’ai déj indiqué, revêtait des formes presque furieuses. Il est vrai que l’événement qui avait excité On trouve particulièrement dans ce récit, et en accord avec le milieu cosmopolite qui y est évoqué, de nombreux termes anglais, mais aussi français, ces derniers concernant notamment le jeu ou la « galanterie Du reste, le français semble être la angue principale entre les personnages. 14 tel point notre petite société était assez singulier. La pension dans laquelle nous habitions tous les sept, se présentait bien de l’extérieur sous l’aspect d’une villa séparée (ah ! omme était merveilleuse la vue qu’on avait des fenêtres sur le littoral festonné de rochers), mais en réalité, ce n’était qu’une dépendance, moins chère, du grand Palace Hôtel et directement reliée avec lui par le jardin, de sorte que nous, les pensionnaires d’ côté, nous vivions malgré tout en relations continuelles avec les clients du Palace. Or, la veille, cet hôtel avait eu à enregistrer un parfait scandale. En effet, au train de midi, exactement de midi vingt (le dois indiquer Ihe 06 important, aussi bien pour cet épisode que pour le sujet de notre conversation si animée), un jeune Français était arrivé et avait loué une chambre donnant sur la mer : cela seul annonçait déjà une certaine aisance pécuniaire.
Il se faisait agréablement remarquer, non seulement par son élégance discrète, mais surtout par sa beauté très grande et tout à fait sympathique : au milieu d’un visage étroit de jeune fille, une 15 oustache blonde et soyeuse caressait ses lèvres, d’une chaude sensualité ; au-dessus de son front très blanc bouclaient des cheveux bruns et ondulés ; chaque regard de ses yeux doux était une caresse ; tout dans sa personne était tendre, flatteur, aimable, sans cependant rien d’artificiel ni de maniéré. De loin, à vrai dire, il rappelait d’abord un peu ces figures de cire de couleur rose et à la pose recherchée qui, une élégante canne la main, dans les vitrines des grands magasins de mode, incarnent l’idéal de la beauté masculine. Mais dès qu’on le regardait de plus près, toute mpression de fatuité disparaissait, car ici (fait si rare l’amabilité était chose naturelle et faisait corps avec l’individu. Quand il passait, il saluait tout le monde d’une façon à la fois modeste et cordiale, et c’était un vrai plaisir de voir comment à chaque occasion sa grâce toujours prête se manifestait en toute liberté.
Si une dame se rendait au vestiaire, il s’empressait d’aller lui chercher son manteau ; il avait pour chaque enfant un regard amical ou un mot de plaisanterie ; il était à la fois sociable et discret ; bref, il paraissait un de c 8 06 ou un discret ; bref, il paraissait un de ces êtres 6 privilégiés, à qui le sentiment d’être agréable aux autres par un visage souriant et un charme juvénile donne une grâce nouvelle. Sa présence était comme un bienfait pour les hôtes du Palace, la plupart âgés et de santé précaire ; et grâce une démarche triomphante de jeunesse, à une allure vive et alerte, à cette fraîcheur qu’un naturel charmant donne si superbement à certains hommes, il avait conquis sans résistance la sympathie de tous.
Deux heures après son arrivée, il jouait déjà au tennis avec les deux filles du gros et cossu industriel lyonnais, Annette, gée de douze ans, et Blanche qui en avait treize ; et leur mère, la fine, délicate et très réservée Mme Henriette, regardait en souriant doucement, avec quelle coquetterie inconsciente les deux fillettes toutes novices flirtaient avec le jeune étranger. Le soir, il nous regarda pendant une heure jouer aux échecs, en nous racontant entretemps quelques gentilles anecdotes, sans nous déranger du tout ; il se promena à plusieurs reprises, assez longtemps, sur la terrasse avec Mme Henriette, dont le mari comme toujours jouait aux dominos avec un ami d’affaires ; très 17 ard encore, je le trouvai en conversation suspecte d’intimité avec la secrétaire de l’hôtel, dans l’ombre du bureau.
Le lendemain matin, il accom a na à la pêche mon partenaire danois, m e matière 9 06 connaissances étonnantes ; ensuite, il s’entretint longuement de politique avec le fabricant de Lyon, ce en quoi également il se révéla un causeur agréable, car on entendait le large rire du gros homme couvrir le bruit de la mer. Après le déjeuner (il est absolument nécessaire pour l’intelligence de la situation que je rapporte avec exactitude toutes ces phases de son emploi du temps), il passa encore une heure vec Mme Henriette, à prendre le café tous deux seuls dans le jardin , il rejoua au tennis avec ses filles et conversa dans le hall avec les époux allemands. À six heures, en allant poster une lettre, je le trouvai à la gare. Il vint au-devant de moi avec empressement et me raconta qu’il était obligé de s’excuser, car on l’avait subitement rappelé, mais qu’il reviendrait dans deux jours.