Le mont Oriol

Guy de Maupassant (1850 – 1893) Mont-omol (1887) 5 p g PREMIERE PARTIE Les premiers baigneurs, les matineux déjà sortis de l’eau, impassible que tout le monde appelait familièrement Marie. Cette calme Auvergnate, coiffée d’un petit bonnet toujours bien blanc, et presque entièrement couverte par un large tablier toujours bien propre qui cachait sa robe de service, se levait avec lenteur dès qu’elle apercevait dans le chemin un baigneur s’en venant vers elle.

L’ayant reconnu elle choisissait son verre dans une petite armoire mobile et vitrée, puis elle l’emplissait doucement au moyen d’une écuelle de zinc emmanchée au bout d’un bâton. Le baigneur triste souriait, buvait, rendait le verre en disant : « Merci, Marie puis se retournait et s’en allait. Et Marie se rasseyait sur sa chaise de paille pour attendre le suivant. Ils n’étaient pas nombreux d’ailleurs. Depuis six ans seulement la station d’Enval était ouverte aux malades, et ne comptait guère plus de clients, après ces six années d’exercice, qu’au début de la première.

Ils venaient là une cinquantaine, attirés surtout par la beauté du pays, par le charme de ce petit village noyé sous des arbres énormes dont les troncs tortus semblaient aussi gros ue les maisons, et par la réputation des gorges, de ce bout de vallon étrange, ouvert sur la grande plaine d’Auvergne, et finissant brusquement au pied de la haute montagne, de la montagne hérissée d’anciens cratères, finissant dans une crevasse sauvage et superbe, pleine de rocs éboulés ou menaçants, ou coule un ruisseau qui cascade sur les pierres géantes et forme un petit lac devant chacune.

Cette station thermale avait commencé comme elles commencent toutes, par une brochure du docteur Bonnefllle sur sa source. Il débu 2 OF es comme elles commencent toutes, par une brochure du docteur Bonnefllle sur sa source. Il débutait en vantant les séductions alpestres du pays en style majestueux et sentimental. Il n’avait pris que des adjectifs de choix, de luxe, ceux qui font de l’effet sans rien dire. Tous les environs étaient pittoresques, remplis de sites grandioses ou de paysages d’une gracieuse intimité.

Toutes les promenades les plus proches possédaient un remarquable cachet d’originalité propre à frapper l’esprit des artistes et des touristes. Puis brusquement, sans transitions, il était tombé dans les qualités thérapeutiques de la source Bonnefille, bicarbonatée, sodique, mixte, acidulée, lithinée, ferrugineuse, etc. et capable de guérir toutes les maladies. Il les avait d’ailleurs énumérées sous ce titre : affections chroniques ou aiguës spécialement tributaires d’Enval ; et la liste était longue de ces affections tributaires d’Enval, longue, variée, consolante pour toutes les catégories de malades.

La brochure se terminait par des renseignements utiles de vie pratique, prix des logements, des denrées, des hôtels. Car trois hôtels avaient surgi en même temps que l’établissement casino-médical. Cétaient : le Splendid Hotel, tout neuf, construit sur le versant du vallon dominant les bains, l’hôtel des hermes, ncienne auberge replâtrée, et Ihôtel Vidaillet, formé tout simplement par l’achat de trois maisons voisines qu’on avait perforées afin d’en faire une seule.

Puis, du même coup, deux médecins nouveaux s’étaient trouvés installés dans le pays, un matin, sans qu’on sût bien comment ils étaient venus, car les médecins, dans le 3 OF es dans le pays, un matin, sans qu’on sût bien comment ils étaient venus, car les médecins, dans les villes d’eaux, semblent sortir des sources, à la façon des bulles de gaz. Cétaient : le docteur Honorat, un Auvergnat, et le docteur Latonne, de Paris.

Une aine farouche avait éclaté aussitôt entre le docteur Catonne et le docteur Bonnefille, tandis que le docteur Honorat, gros homme propre et bien rasé, souriant et souple, avait tendu sa main droite au premier, sa main gauche au second, et demeurait en bons termes avec les deux. Mais le docteur Bonnefille dominait la situation par son titre dllnspecteur des eaux et de l’établissement thermal d’Enval-les-Bains.

Ce titre était sa force, et l’établissement sa chose. Il y passait ses jours, on disait même ses nuits. Cent fois dans la matinée il allait de sa maison, toute proche dans le village, à son cabinet de onsultation installé à droite à l’entrée du couloir. Embusqué l? comme une araignée dans sa toile, il guettait les allées et venues des malades, surveillant les siens d’un oell sévère et ceux des autres d’un oeil furieux.

Il interpellait tout le monde presque à la façon d’un capitaine en mer, et il terrifiait les nouveaux venus, ? moins qu’il ne les fit sourire. Comme il arrivait ce jour-là d’un pas rapide qui laissait voltiger, à la façon de deux ailes, les vastes basques de sa vieille redingote, il fut arrêté net par une voix qui criait : « Docteur !  » Il se retourna.

Sa figure maigre, ridée de grands plis mauvais ont le fond semblait noir, salie par une barbe grisâtre rarement coupée, fit un effort pour sourire ; et il enleva le chapeau de s 4 OF es salie par une barbe grisâtre rarement coupée, fit un effort pour sourire ; et il enleva le chapeau de soie de forme haute, râpé, taché, graisseux dont il couvrait sa longue chevelure poivre et sel, « poivre et sale », disait son rival le docteur Catonne.

Puis il fit un pas, s’inclina et murmura : « Bonjour, monsieur le Marquis, vous allez bien, ce matin 2 » n petit homme très soigné, le marquis de Ravenel, tendit la U main au médecin, et répondit . Très bien, Docteur, très bien, ou, du moins, pas mal. Je souffre toujours des reins ; mais enfin je vais mieux, beaucoup mieux ; et je n’en suis encore qu’à mon dixième bain. L’année dernière, je n’ai obtenu d’effet qu’au seizième ; vous vous en souvenez ? – Oui, parfaitement. – Mais ce n’est pas de ça que je veux vous parler.

Ma fille est arrivée ce matin, et je désire vous entretenir à son sujet tout d’abord, parce que mon gendre, M. Andermatt, William Andermatt, le banquier.. – Oui, je sais. – Mon gendre a une lettre de recommandation pour le docteur Catonne. Moi, je n’ai confiance qu’en vous, et je vous prie de ouloir bien monter Jusqu’à l’hôtel, avant… vous comprenez… J’ai mieux aimé vous dire les choses franchement… Etes-vous libre, ? présent ? Le docteur Bonnefille s’était couvert, très ému, très inquiet. II répondit aussitôt : « Oui, je suis libre, tout de suite.

Voulez-vous que je vous accompagne ? – Mais certainement.  » Et tournant le dos à l’établissement, ils montèrent à pas rapides une allée arrondie qui conduisait à la porte du Splendid Hotel construit sur la pente de la montagne pou s OF es arrondie qui conduisait à la porte du Splendid Hotel construit sur la pente de la montagne pour offrir de la vue aux voyageurs. Au premier étage, ils pénétrèrent dans le salon attenant aux chambres des familles de Ravenel et Andermatt ; et le marquis laissa seul le médecin pour aller chercher sa fille.

Il revint avec elle presque aussitôt. Cétait une jeune femme blonde, petite, pâle, très jolie, dont les traits semblaient d’une enfant, tandis que l’oeil bleu, hardiment fixé, jetait aux gens un regard résolu qui donnait un attrait charmant de fermeté et un singulier caractère à cette mignonne et fine personne. Elle n’avait pas grand’chose, de vagues malaises, des tristesses, des crises de larmes sans cause, des colères sans raison, de l’anémie enfin. Elle désirait surtout un enfant, attendu en vain depu•s deux ans qu’elle était mariée.

Le docteur Bonnefille affirma que les eaux d’Enval seraient souveraines et écrivit aussitôt ses prescriptions. Elles avaient toujours l’aspect redoutable d’un réquisitoire. Sur une grande feuille blanche de papier à écolier, ses ordonnances s’étalaient par nombreux paragraphes de deux ou trois lignes chacun, d’une écriture rageuse, hérissée de lettres pareilles à des pointes. Et les potions, les pilules, les poudres qu’on devait prendre à jeun, le matin, à midi, ou le soir, se suivaient avec des airs féroces. On croyait lire : « Attendu que M. X… st atteint d’une maladie chronique, incurable et mortelle ; « Il prendra : 10 Du sulfate de quinine qui le rendra sourd, et lui fera perdre la mémoire « 20 Du bromure de potassiu 6 OF es quinine qui le rendra sourd, et lui fera perdre la mémoire ; « 20 Du bromure de potassium qui lui détruira l’estomac, affaiblira toutes ses facultés, le couvrira de boutons, et fera fétide son haleine ; « 30 De l’iodure de potassium aussi, qui, desséchant toutes les glandes sécrétantes de son individu, celles du cerveau comme les autres, le laissera, en peu de temps, aussi impuissant u’imbécile ; « 40 Du salicylate de soude, dont les effets curatifs ne sont pas encore prouvés, mais qui semble conduire à une mort foudroyante et prompte les malades traités par ce remède ; « Et concurremment : « Du chloral qui rend fou, de la belladone qui attaque les yeux, de toutes les solutions végétales, de toutes les compositions minérales qui corrompent le sang, rongent les organes, mangent les os, et font périr par le médicament ceux que la maladie epargne.  » Il écrivit longtemps, sur le recto et sur le verso, puis signa comme aurait fait un magistrat pour un arrêt capital. La jeune femme, assise en face de lui, le regardait, avec une envie de rire qui relevait le coin de ses lèvres. Dès qu’il fut sorti, après un grand salut, elle prit le papier noirci d’encre, en fit une boule, puis la jeta dans la cheminée, et, riant enfin de tout son coeur : « Oh ! père, où as-tu découvert ce fossile ?

Mais il a tout à fait l’air d’un chand d’habits… Oh c’est bien de toi, cela, de déterrer un médecin d’avant la Révolution Oh ! qu’il est drôle… et sale… ah oui… sale… vrai, je crois qu’il a taché mon porte-plume…  » La porte s’ouvrit, on entendit la voix de M. Andermat OF es La porte s’ouvrit, on entendit la voix de M. Andermatt qui disait : « Entrez, Docteur Et le docteur Latonne parut. Droit, mince, correct, sans âge, vêtu d’un veston élégant, et tenant à la main le haut chapeau de soie qui distingue le médecin traitant dans la plupart des stations thermales d’Auvergne, le médecin parisien, sans barbe ni moustache, ressemblait à un acteur en villégiature.

Le marquis, nterdit, ne savait que dire ni que faire, tandis que sa fille avait l’air de tousser dans son mouchoir pour ne point éclater de rire au nez du nouveau venu. Il salua avec assurance, et s’assit sur un signe de la jeune femme. M. Andermatt, qui le suivait, lui raconta, avec minutie, la situation de sa femme, ses indispositions avec leurs symptômes, l’opinion des médecins consultés à Paris, suivie de sa propre opinion appuyée sur des raisons spéciales exprimées en termes techniques. Cétait un homme encore très jeune, un juif, faiseur d’affaires. Il en faisait de toutes sortes et s’entendait à toutes choses avec une souplesse d’esprit, une rapidité de pénétration, une sûreté de jugement tout à fait merveilleuses.

Un peu trop gros déj? pour sa taille qui n’était point haute, joufflu, chauve, l’air poupard, es mains grasses, les cuisses courtes, il avait l’air trop frais et malsain, et parlait avec une facilité étourdissante. Il avait épousé, par adresse, la fille du marquis de Ravenel pour étendre ses spéculations dans un monde qui n’était point le sien. Le marquis, d’ailleurs, possédait environ trente mille francs de revenu, et deux enfants seulement ; mais M. Andermat 8 OF es d’ailleurs, possédait environ trente mille francs de revenu, et deux enfants seulement ; mais M. Andermatt, en se mariant, âgé de trente ans à peine, tenait déjà cinq ou six millions ; et il avait emé de quoi en récolter dix ou douze. M. e Ravenel, homme indécis, irrésolu, changeant et faible, repoussa dabord avec colère les ouvertures qu’on lui faisait pour cette union, s’indignant à la pensée de voir sa fille alliée à un israélite, puis, après six mois de résistance il cédait, sous la pression de l’or accumulé, à la condition que les enfants seraient élevés dans la religion catholique. Mais on attendait toujours, et aucun enfant ne s’annonçait encore. C’est alors que le marquis, enchanté depuis deux ans des eaux d’Enval, se rappela que la brochure du docteur Bonnefllle romettait aussi la guérison de la stérilité. Il fit donc venir sa fille, que son gendre accompagna pour l’installer, et pour la confier, sur l’avis de son médecin de Paris, aux soins du docteur Catonne.

Donc Andermatt l’avait été chercher dès son arrivée ; et il continuait à énumérer les symptômes constatés chez sa femme. Il termina en disant combien il souffrait dans ses espérances de paternité déçues. Le docteur Latonne le laissa aller jusqu’au bout, puis, se tournant vers la jeune femme « Avez-vous quelque chose à ajouter, Madame ?  » Elle répondit avec gravité : « Non, rien du tout, Monsieur. Il reprit « Alors, je vous prierai de vouloir bien enlever votre robe de voyage et votre corset ; et de passer un simple peignoir blanc, tout blanc.  » Elle s’étonnait ; il expliqua vivement es simple peignoir blanc, tout blanc.  » Elle s’étonnait ; il expliqua vivement son système « Mon Dieu, Madame, c’est bien simple.

On était convaincu autrefois que toutes les maladies venaient d’un vice du sang ou d’un vice organique, aujourd’hui nous supposons simplement que, dans beaucoup de cas, et surtout dans votre cas spécial, les malaises indécis dont vous souffrez, et même des troubles raves, très graves, mortels, peuvent provenir uniquement de ce qu’un organe quelconque, ayant pris, sous des influences faciles à déterminer, un développement anormal au détriment de ses voisins, détruit toute l’harmorme, tout l’équilibre du corps humain, modifie ou arrête ses fonctions, entrave le jeu de tous les autres organes. « Il suffit d’un gonflement de l’estomac pour faire croire à une maladie du coeur qui, gêné dans ses mouvements, devient violent, irrégulier, même intermittent parfois.

Les dilatations du foie ou de certaines glandes peuvent causer des ravages que les édecins peu observateurs attribuent à mille causes étrangères. « Aussi, la première chose que nous devons faire est de constater si tous les organes d’un malade ont bien leur volume et leur place normale ; car il suffit de bien peu de chose pour bouleverser la santé d’un homme. Je vais donc, si vous le permettez, Madame, vous examiner avec grand soin, et tracer sur votre peignoir les limites, les dimensions et les positions de vos Il avait mis son chapeau sur une chaise et il parlait avec aisance. Sa bouche large, en s’ouvrant et se fermant, creusait dans ses joues rasées deux rides profondes qui lui donnaient aussi 0 5