Mathieu Valette, Linguistiques énonciatives et cognitives françaises. Gustave Guillaume, Bernard Pottier, Maurice Toussaint, Antoine Culioli. Bibliothèque de grammaire et de linguistique, no 24. paris, Champion, 2006 [ISBN 978-2-7453-1549-6], 1 vol. , 320 pages, relié, 55 €. Étonnante destinée que celle de Gustave Guillaume, et de cette « psychomécanique » du langage, si longtemps récusée, décriée même — notamment pour ce fameux « psycho » — et pourtant périodique théories venues d’ou orq2 Atlantique, comme si to View singularité.
Toujours qu’après avoir été, d est vrai, de la grammaire récurseurs de que de réduire sa Ché, fugitivement il générative (A. Joly et alii, Grammaire générative transformationnelle et psychomécanique du langage, Lille, 1974), et rangé, ensuite, sous la bannière de l’énonciation (A. Joly & D. Roulland, « Pour une approche psychomécanique de l’énonclation in Joly & Hirtle, dirs„ Langage et psychomécanique du langage. Études dédiées ? Roch Valin, Lille-Québec, 1980, 537-580, repris en partie par A. Joly, Essais de systématique énonciative, Lille, 1987, chap. ), voici son fondateur, depuis quelque temps, vigoureusement tiré du côté sinon des hèses du moins de la démarche cognitiviste, au point qu’on a pu voir en lui « l’aïeul tutélaire qu’annonçaient, déjà, divers travaux publiés ces dernières années par ce jeune chercheur2. Autant le dire d’emblée, l’attente n’est pas déçue. De présentation soignée3, et rédigé d’une plume alerte, fluide mais ferme, attentive au lecteur, que de constantes et habiles transitions guident pour ainsi dire pas à pas, ce livre est bien autre chose qu’une énième présentation de la psychomécanique du langage, de ses concepts et méthodes.
Le propos et l’enjeu sont d’un autre ordre, xplicitement épistémologique : suivant une piste entrevue par François Rastier puis parcourue par Francls Tollis 1997 La psychomécanique du langage et le guillaumisme dans la perspective des recherches cognitives Actes du 7e Colloque International de Psychomécanique du langage, Cordoue), l’auteur entend « évaluer l’hypothèse selon laquelle la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume est, d’une certaine façon, la première linguistique cognitive Cf. Francis Tollis, « La psychomécanique du langage et le guillaumisme dans la perspective des recherches cognitives in P. e Carvalho & O. Soutet, Psychomécanique du langage. Problèmes et perspectives, Paris, Champion, 1997, 329-338 ; Walter Hirtle, « La psychomécanique du langage et le cognitivisme : Un point de vue guillaumien » in Patrick Duffley, Renée Tremblay, Walter Hirtle (textes de), Psychomécanique du langage et linguistiques cognitives. Actes du XIe Colloque international de l’AlPL, Limoges, Lambert-l_ucas, 2007 Catherine Fuchs, « La psychomécani ue est-elle une linguistique cognitive ? in J. Bres et a PAGF 9 textuelle, Limoges, Lambert-l_ucas, 2007, 37-53. Notamment : 2003, « Énonciation et cognition : deux termes in bsentia pour des notions omniprésentes dans l’œuvre de Guillaume Le français moderne, LXXI ne 1, 6-25 • 2006, « La genèse textuelle des concepts scientifiques [en particulier mécanisme]. Étude sémantique sur l’œuvre du linguiste Gustave Guillaume Cahiers de Lexicologie, 2/2006, n089, 125-142 ; 2007, « Concepts et thèmes cognitifs dans la théorie de Gustave Guillaume : frontières et recouvrements Actes du XIe colloque de l’Association Internationale de Psychomécanique du Langage, 8-10 juin 2006, Montpellier.
Que ne paNiennent pas vraiment à déparer un assez grand nombre de coquilles et autres imperfections atérielles. Cf. parmi les plus gênantes : p. 56, l. 9, voit pour voie, subj. . 18, publicité pour publication ; p. 61, il manque un que dans la citation de Guillaume (l. 2) ; p. 62, avant-dernier S, semble pour semblait ; p. 87, dernier S, commentaire de la figure 5 qui précède : interversion des expressions à droite et à gauche ; p. 108, dernier S, un « ; » parasite ; p. 119, l. 14-15 est associé pour sont associées ; p. 35 (citation de Guillaume), exclus pour exclu ; p. 188, dernier S, consacré pour consacre (ou a consacré). française » (p. 1 1), et ce dans le cadre d’une étude dont l’objectif st de dire « comment a été appréhendée au XXe siècle » ce qu’il appelle l’ « aporie fondatrice des linguistiques cognitives et énonciatives à savoir : « comment rendre compte scientifiquement, s invoquer l’argument PAGF 3 9 puissance ? l’acte, lorsque l’on a pour seul matériau le résultat final, l’evvrgon ? » (p. 32). our mener à bien son projet, Mathieu Valette va utillser — outre, naturellement, des textes publiés de Guillaume et soumis ici à une relecture critique toute la masse des inédits déposés au Fonds Gustave Guillaume de Laval : leçons dactylographiées, mémoires, ragments, « ces rudiments de pensée dans lesquels sourd un discours qui ne sera pas actualisé, mais qui participe d’un état d’esprit potentiellement définitoire, selon nous, de la linguistique cognitive française » (p. 13). Le plan, fortement charpenté, est clair.
Dans une première partie, « Problématique » (pp. 21 50), un aperçu philosophico- méthodologique balise le terrain de la réflexion, en décrivant • d’abord (chap. 1, « Autour du logos »), l’arrière-plan philosophique et ontologique du couple énonciation-cognition, ramené à la dualité, chez Aristote, du sensible et de ‘intelligible et, en fin de compte, du corps et de l’âme — dualité finalement résorbée dans l’intégration « cybernéticienne », au sens propre, de l’âme-pilote au corps-navire qu’elle gouverne et qui, en retour, la porte et transporte — • ensuite (chap. , « Coup d’œil sur la problématique de l’énonciation p), l’histoire récente, en France, de l’énonciation, qui selon l’auteur s’articule en trois moments-clé : Charles Bally et l’actualisation (1932), qui « a pour fonction de faire passer la langue dans la parole » et que Guillaume décrit, en en revendiquant d’ailleurs la paternité, omme « nécessaire à la production du discours » ; Émile Benveniste, définissant en 1970 l’énonciation comme l’act 9 l’acte par lequel le sujet s’approprie la langue ; et enfin, de nos jours, Antoine Culioli, qui, par un « renversement paradgmatique » (p. 1 ) jetant par dessus bord le sujet transcendant de ces prédécesseurs — et avec lui la dualité langue vs discours conçoit l’énonciation comme « un processus de construction du sens métalinguistiquement restitué à partir de l’énoncé » (p. 42). Ce chapitre 2 s’achève par un aperçu de ce qui est pour Valette « la nouveauté proprement cientifique de la démarche » (p. 4) propre aux sciences cognitives nées au milieu du siècle dernier — à savoir la simulation, moteur dune « activité modélisatrice » dont l’ordinateur est à la fois le support et le moteur : « De même que Léonard de Vinci ne faisait pas qu’imaginer des machines volantes mais les construisait, les sciences cognitives ne se satisfont pas de discourir et de spéculer sur la pensée à l’instar des philosophes, elles produisent des artefacts, elles modélisent. Pour le meilleur et pour le pire, l’ordinateur est au cœur et au principe de cette activité modélisatrice. ? (p. 44).
On en arrive par là ? l’opposition (qui selon MV tend ? tomber en désuétude) entre simulation, qui ne cherche qu’? reproduire l’effet du phénomène simulé, sans s’intéresser à la structure des mécanismes engendrant, dans une « boîte noire », cet effet, et modélisation, qui « repose sur l’analogie des mécanismes autant que sur les fins espérées C’est à cette dernière que s’apparenterait la psychomécanique guillaumienne: « en privilégiant la cohérence à la Io ue Guillaume propose une modélisation plutôt qu’un PAGF s 9 alternative à la boîte noire, dans la mesure où celle-ci n’est éterminée que par le but final, comme la logique. Pénétrer dans la boîte noire, tel est le projet de Gulllaume. C’est aussi celui de beaucoup de ses successeurs linguistes. » (P. 106-107). D’où la prééminence de la figuration, placée, chez Guillaume, « au cœur de la théorie » (p. 07), en tant qu’au dire du linguiste lui-même, « les figures ne sont pas des conventions mais des retraductions du dicible en visible P. La deuxième partie de l’ouvrage — « pensée et langage chez Gustave Guillaume — comprend trois chapitres • Chap. 3, Situation et périodisation . résentation de l’œuvre et de la théorie de Guillaume — logique, cohérence interne, portée épistémologique et théorique de ses propositions. Après discussion d’autres propositions de périodisation (A. Jacob, Valin, Joly & Roulland), MV opte (p. 66-67) pour un découpage plus large, que lui suggérait en partie un exposé de Guillaume lui-même, en 1952.
Il distinguera donc, pour commencer, deux périodes, la première, problématique (1 917-1938) — caractérisée par la position de certains problèmes linguistiques (article, représentation du temps) et la mise en place e l’appareil conceptuel idoine (langue vs discours, actualisation, temps opératif, chronogénèse) l’autre, systématique (1938-1952), où Guillaume expose les solutions qu’il pensait pouvoir apporter, en termes de systèmes, aux problèmes posés précédemment et où, surtout, il approfondit le concept de mécanisme [p mps et Verbe, 5, d’après 9 peut distinguer deux grandes périodes dans l’œuvre de Guillaume. Dans un premier temps, Guillaume pose des problèmes relatifs au langage. Guillaume ensuite va tenter d’approcher la substance du langage, d’en déterminer la quintessence. » (MV p. 8).
Quant à l’évolution ultérieure, de 1952 à la mort de Guillaume en 1960, MV y discerne d’abord une période (jusqu’en 1956) d’affinement de la théorie, qui va rapidement déboucher sur Fémergence de préoccupations épistémologiques, métathéoriques, et aussi sur des questlons de phllosophie du langage et à l’esquisse d’une typologie des langues, avec la théorie des aires glossogéniques, c’est-à-dire « les trois aires de construction correspondant ? trois grands états structuraux » (Boone & Joly, ibid. ) en quoi aurait consisté, selon Guillaume, l’histoire structurale du langage. On me permettra, au passage, d’exprimer tout de suite un certain malaise devant un concept gulllaumien, qui fait robjet, chez Mathieu Valette, d’un bien curieux déplacement, à la limite du contresens.
Le « problème » dont parle Guillaume à propos de la catégorie nominale de l’article n’est pas celui qui se pose au linguiste, c’est bien plutôt, ? l’évidence, celui du « problème humain de représentation » (1985, 174-175 12 avril 1946) qui s’est posé, à un certaine stade de leur développement, à un certain nombre de langues. « ‘article prend valeur relativement à un problème qui n’existe as seulement pour l’esprit d’un peuple, mais universellement pour l’esprit humain, par le fait même du langage. » (Guillaume, prob. , 21) 7 9 problème de pensée posé par la différence entre le nom en puissance et le nom en effet ; que ce problème reçoit selon les langues et selon les temps des solutions plus ou moins élégantes… » (Guillaume, prob. 5) On voit que cette lecture un peu rapide du concept de « problème » tel qu’il apparaît, très tôt, chez Guillaume — et il ne semble pas qu’il s’en soit jamais départi ne fait pas que compromettre la validité de la périodisation proposée par Valette : cette image d’un premier Guillaume confronté à des problèmes (grammaticaux) dont il lul faut encore trouver la solution n’est pas vraiment convaincante. pour le linguiste qui, en 1919, fait paraître Le problème de l’article et sa solution dans la langue française, la catégorie de l’article n’est justement plus un « problème » au sens banal du terme, dès lors le titre de l’ouvrage l’indique assez — qu’il pense en détenir la solution. Il n’y a d’ailleurs, pour s’en persuader — s’il le fallait encore — qu’à se reporter à la note manuscrite citée par Mathieu Valette lui-même (p. 01) : de quels problèmes vécus par l’homme pensant ils [ = les 4 systèmes linguistiques] sont une solution définitive Mais il y a sans doute encore plus grave : cette lecture erronée fausse la perspective, en masquant le sentiment très profond, et constant chez Guillaume, de l’historicité du langage, thématique qui, au contraire, ne semble pas préoccuper outre mesure les lin uistes cognitivistes. Il est clair en tout cas que pour PAGF 8 9 pose que par le fait même du langage. Mais revenons au texte de Valette. La dernière section de ce chapitre 3 contient une iscussion très fine et suggestive de « l’approche psychomécanique de l’énonciation » défendue, au début des années 80, par Joly et Roulland. Contre ces deux auteurs, Valette soutient, avec des arguments convaincants, que la discipline guillaumienne n’intègre pas vraiment une théorie de l’énonciation, mais seulement une problématique énonciative.
II souligne en particulier l’évolution qui va conduire Guillaume du sujet parlant transcendantal, doué d’intentionnalité, du Problème de l’article, au sujet proprement psychomécanique, un sujet devant parler (expression de Guillaume) parce qu’habité et éterminé par la puissance de la langue, « au détriment du contrôle du sujet, mais, paradoxamente, au bénéfice de ses capacités. » (p. 74). Chap. 4, De la pensée à la cognition : à propos du « psychologisme » souvent reproché ? Guillaume, l’auteur note que, si celui-ci « ne recourt jamais à la psychologie, qu’elle soit clinique, expérimentale, ni à la psychanalyse » (p. 79), de sa psychomécanique du langage émane néanmoins une théorie de l’esprit : « à mesure qu’il [Gustave Guillaume] élabore une théorie du langage, il construit une psychologie, une connaissance des faits psychiques, qui en écoule, sulvant une méthode hypothético-déductive éprouvée. ? Ainsi il y aurait, chez Guillaume, à un niveau « prélinguistique », une pensée, libre et autonome, distincte de la langue, et comme telle inaccessible mais dont les « schèmes cognitifs manifestés dan représentations, sont du ressort, non du psychologue, mais du linguiste muni d’une psychomécanique, laquelle ne serait pas moins, alors, qu’« une tentative scientifique, fondée sur la science du langage, visant ? distraire de la pensée sa dimension cognitive Sur ces prémisses sont ensuite passés en revue quelques oncepts-clé de la « vulgate psychomécanicienne », qui sont, selon MV, les moyens utilisés par Guillaume pour exprimer sa conception du langage comme « la pensée qui se saisit elle- même » (Guillaume) : la saisie « que la pensée opère d’elle-même, qui confère à la pensée sa puissance » ; la chronogénèse, avec ces trois, et uniquement trois, saisies ou interceptions que Guillaume, en vertu d’un a priori logique, déclarait nécessaires et suffisantes — et on regrette ici que l’auteur, visiblement pas très au fait de ce qui se fait en-dehors de l’orthodoxie guillaumienne, ne se oit pas intéressé à cette question4 ; le temps opératif, curieusement défini (p. 84), comme « un temps linéarisé, sur lequel la pensée pratique des interceptions ce qui est fort réducteur par rapport à la vision dynamique du temps opératif qu’exprime la formule guillaumienne rapportée par Valin, il faut du temps pour penser comme il faut du temps pour marcher ; et, enfin, le mécanisme bitensoriel, dont Mathieu Valette rappelle utilement qu’il n’a émergé qu’assez tardivement, en 1939, avec les trois articles sur le système de l’article publiés dans Il n’est tout simplement p ns la plupart des langues