paul ricoeur

PAULRICŒUR SOI-MÊME COMME UN AUTRE ÉDITIONS DIJ SEUIL 27, rue Jacob, paris VF L’ORDRE PHILOSOPHIQUE SOUS LA DIRECTION DE FRANÇOIS WAHL A FRANÇOIS WAH or 225 Sni* to View en témoignage de re ISBN 2-02-011458-5 @ Éditions du Seuil, mars 1990, ? l’exception des langues anglo-saxonnes. Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective.

Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon anctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. REMERCIEMENTS Mes premiers remerciements vont à l’université ontologiques sur lesquelles s’achève mon travail, dans le cadre de la « décade de Cerisy » qu’ils ont organisée et présidée durant l’été 1988.

Enfin, je veux dire à François Wahl, des Éditions du Seuil, ma profonde gratitude pour l’aide qu’il m’a apportée dans la composition et la rédaction de ce livre. Ce dernier, comme mes précédents travaux édités par lui, est redevable, au-delà de ce que je puis exprimer, à son sprit de rigueur et à son dévouement à l’écriture. PREFACE La questlon de l’ipsélté par le titre Soi-même comme un autre, j’ai voulu désigner le point de convergence entre les trois intentions philosophiques majeures qui ont présidé à l’élaboration des études qui composent cet ouvrage.

La première intention est de marquer le primat de la médiation réflexive sur la position immédiate du sujet, telle qu’elle s’exprime à la première personne du singulier: «je pense», «je suis». Cette premiere intention trouve un appui dans la grammaire des langues naturelles lorsque celle-ci permet d’opposer « soi » à « je ». Cet appui prend des formes différentes selon les particularités grammaticales propres chaque langue. Au-delà de la corrélation globale entre le français l’anglais self, l’allemand Selbsl, l’italien se, l’espagnol simismo, les grammaires divergent.

Mais ces divergences mêmes sont instructives, dans la mesure où chaqu rammaticale éclaire une est fait tout au long de ces études enfreint une restriction que les grammairiens soulignent, à savoir que « soi » un pronom réfléchi de la troisième personne (il, elle, eux). Cette restriction toutefois est levée, si on rapproche le terme « soi » du terme « e », lui-même rapporté à des verbes au mode infinitif- on dit : « présenter « se nommer Cet usage, pour nous exemplaire, vérifie un des enseignements du linguiste G.

Guillaume selon lequel c’est ? l’infinitif, et encore jusqu’à un certain pont au participe, que le verbe exprime la plénitude de sa signification, avant de se distribuer entre les temps verbaux et les personnes grammaticales ; le « se » désigne alors le réfléchi de tous les pronoms personnels, et même de pronoms impersonnels, tels que « chacun », « quiconque « on auxquels sera fat fréquemment allusion au cours de nos investigatlons. Ce détour 1. G. Guillaume, Temps et Verbe, paris, Champion, 1965. 1 SOI-MÊME COMME UN AUTRE par le « se » n’est pas vain, dans la mesure où le pronom réfléchi « soi » accède lui aussi à la même amplitude omnitemporelle quand il complète le «se» associé au mode infinitif. «se désigner soi-même (je laisse provisoirement de côté la si nification attachée au « même » impersonnelles citées un peu plus haut. C’est, à son tour, cette valeur de réfléchi omnipersonnel qui est préservée dans l’emploi du « soi » dans la fonction de complément de nom : « le souci de soi » – selon le titre agnifique de Michel Foucault.

Cette tournure n’a rien d’étonnant, dans la mesure où les noms qui admettent le « soi » à un cas indirect sont eux-mêmes des infinitifs nominalisés, comme l’atteste l’équivalence des deux expressions : « se soucier de soi(-même) » et «le souci de soi glissement d’une expression à l’autre se recommande de la permisson grammaticale selon laquelle n’importe quel élément du langage peut être nominalisé : ne dit-on pas « le boire », « le beau « le bel aujourd’hui » ?

C’est en vertu de la même permission grammaticale que l’on peut dire « le soi alignant ainsi cette expression sur les ormes également nominaiisées des pronoms personnels dans la position de sujet grammatical : « le je », « le tu « le nous etc. Cette nominalisation, moins tolérée en français qu’en allemand ou en anglais, ne devient abusive que si l’on oublie la filiation grammaticale à partir du cas indirect consigné dans l’expression « désignation de soi », elle- meme dérivée par première nominalisation de l’infinitif réfléchi : « désigner soi-même ».

Cest cette forme que nous tiendrons désormais pou canonique. La seconde int phique, implicitement moment le rapport avec le terme « même »), selon que l’on ntend par identique l’équivalent de Y idem ou de Vipse latin. L’équivocité du terme « identique » sera au cœur de nos réflexions sur l’identité personnelle et l’identité narrative, en rapport avec un caractère majeur du soi, à savoir sa temporalité. identité, au sens d’idem, déploie elle-même une hiérarchie de significations que nous expliciterons le moment venu (cinquième et sixième études), et dont la permanence dans le temps constitue le degré le plus élevé, ? quoi s’oppose le différent, au sens de 12 PRÉFACE changeant, variable. Notre thèse constante sera que l’identité au sens ?Upse n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de la personnalité. Et cela, quand bien même l’ipséité apporterait des modalités propres d’identité, comme l’analyse de la promesse l’attestera.

Or l’équivocité de l’identité concerne notre titre ? travers la synonymie partielle, en français du moins, entre « même » et « identique Dans ses acceptions variéesl , «même» est employé dans le cadre d’une comparaison ; il a pour contraires : autre, contraire, distinct, divers, inégal, inverse. Le poids de cet usage comparatif du terme « même » m’a paru si grand que je tiendrai ésormais la mêmeté pour synonyme de l’identité-ü/em et que je opposerai l’ipséité par référence à l’identité-/p. e. Jusqu’à quel point renforcée de « soi D, l’expression « même » servant à Indiquer qu’il s’agit exactement de l’être ou de la chose en question (c’est pourquoi il n’y a guère de différence entre « le souci de soi » et « le souci de soi-même sinon l’effet de renforcement qu’on vient de dire). Néanmoins, le fil ténu qui rattache « même placé après « soi » à l’adjectif « même au sens d’identique ou de semblable, n’est pas rompu. Renforcer, c’est encore marquer une identité.

Ce n’est pas le cas en anglais ou en allemand où same ne peut pas être confondu avec self, der die, dasselbe, ou gleich, avec Selbst, sinon dans des philosophies qui dérivent expressément la seljhood ou la Selbstheit de la mêmeté résultant d’une comparaison. Ici, l’anglais et l’allemand sont moins sources d’équivoque que le français. La troisième intention philosophique, explicitement incluse, celle- dans notre titre, s’enchaîne avec la précédente, en ce sens que Viàenlitè-ipse met en jeu une dialectique complémentaire de celle l’ipséité et de la mêmeté, à savoir la dialectique du soi et de Vautre que oi.

Tant que l’on reste dans le cercle de Pidentité-mêmeté, l’altérité de l’autre que soi ne présente rien d’original : « autre figure, comme on a pu le remarquer en passant, dans la liste des antonymes de « meme a côté de contraire « dis etc. Il en va tout une seule et même chose), la simultanéité (dans le même temps), la similitude (qui fait du même le synonyme de l’analogue, du pareil, du semblable, du similaire, du tel que), l’égalité (une même quantité de). 13 seulement – de comparaison est suggérée par notre titre, une alté-rité telle qu’elle puisse être constitutive de l’ipséité elle-même.

Soi-même comme un autre suggère d’entrée de jeu que l’ipséité du soi-même implique l’altérité à un degré si intime que l’une ne se laisse pas penser sans l’autre, que l’une passe plutôt dans l’autre, comme on dirait en langage hégélien. Au « comme », nous voudrions attacher la signification forte, non pas seulement d’une comparalson – soi-même semblable à un autre mals bien d’une implication : soi-même en tant que… autre. tion que nous formulons ici, à savoir que l’herméneutique du soi trouve à égale distance de l’apologie du Cogito et de sa destitution.

Le style spécifique de l’herméneutique du soi se comprend mieux ‘on a pris au préalable la mesure des étonnantes oscillations que semblent présenter les philosophies du sujet, comme si le Cogito dont elles sont issues était inéluctablement soumis à un rythme alterné de surestimation et de sous-estimation. Du a je» de ces philosophies, devrait-on dire comme certains le disent du père, qu’il V en a soit pas assez, que nous avons identifié les formes canoniques qui dans notre propre langue soutiennent l’analyse conceptuelle.

S’impose dès lors la tâche de procurer ? l’expression « soi-même comme un autre » les développements philosophiques qui, sans perdre de vue les contraintes et les uggestions de la simple grammaire, transcendent les idiotismes notre propre langue. Il m’est apparu qu’une rapide confrontation avec le double héritage – positif et négatif – des philosophies du sujet pourrait constituer une préface appropriée pour faire comprendre pourquoi la querelle du Cogito sera par après considérée comme dépassée.

Cest pourquoi je préfère parler ici de préface que d’introduction. Certes, d’autres débats se proposeront en cours de route, où la dialectique de l’identité-i/w et de ridentité-iifem, celle du soi et de son autre, tiendront les premiers rôles. Mais les polémiques dans esquelles nous serons alors engages se situeront au-delà du point où notre problématique se sera séparée de celle des philosophies sujet. e tiens ici pour paradigmatique des philosophies du sujet que celui-ci y soit formulé en première personne – ego cogito -r que le «je» se définisse comme moi empirique ou comme je transcen-dantal, que le «je» soit posé absolument, c’est-à-dire sans vis-à-vis autre, ou relativement, l’égologie requérant le complément intrinsèque de l’intersubjectivité. Dans tous ces cas de flgure, le sujet c’est «je C’est pourquoi l’expression philosophies du sujet st tenue ici pour équivalente à philosophies du Cogito.

C’est pourquoi aussi la querelle du Cogito, où le «je » est tour à tour en position de force et de faiblesse m’a aru le querelle du Cogito, où le «je » est tour à tour en position de force et de faiblesse, m’a paru le mieux capable de faire ressortlr d’entrée de jeu la problématique du soi, sous la réserve que nos investigations ultérieures confirment la préten14 1 . Le Cogito se pose Le Cogito n’a aucune signification philosophique forte, si sa position n’est pas habitée par une ambition de fondation dernière. ultime.

Or, cette ambition est responsable de la formidable oscillation sous l’effet de laquelle le «je» du «je pense» parait tour tour exalté hors de toute mesure au rang de première vérité, et rabaissé au rang d’illusion majeure. S’il est vrai que cette ambition de fondation dernière s’est radicalisée de Descartes à Kant. puis Kant à Fichte, enfin au Husserl des Méditations cartésiennes, il nous a paru néanmoins suffisant de la pointer à son lieu de nalssance, chez Descartes lui-même, dont la philosophie atteste la crise du Cogito est contemporaine de la position du Cogitol .

L’ambition fondationnelle attachée au Cogito cartésien se laisse reconnaître dès l’abord au caractère hyperbolique du doute qui ouvre 2 1’espace d’investigation des Méditations. La radicalité du projet est ainsi à la mesure du doute qui n’excepte du régime de opinion » ni le sens commun, ni les sciences – tant mathématiques que physiques ni la tradition philosophique. Plus précisément, cette radicalité tient à la nature d’un doute sans commune mesure avec celui qu’on peut exercer à l’intérieur des trois domaines susnommés.

L’hypothèse ie totale procède d’un procède d’un doute ue Descartes appelle « métaphysique » poui en marquer la disproportion par rapport à tout doute interne à un 1. R. Descartes. Méditations métaphysiques, paris, Garnier- Flammarion, 1979. Les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination Adam- Tannery (A 2. il me fallait entreprendre sérieusement une fois en ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusqu’alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences » (Première Méditation, AT, t.

IX, p. 15 espace particulier de certitude. C’est pour dramatiser ce doute Descartes forge, comme on sait, l’hypothèse fabuleuse d’un grand trompeur ou malin génie, image inversée d’un Dieu vérace, réduit lui-même au statut de simple opinion i. Si le Cogito peut procéder cette condition extrême de doute, c’est que quelqu’un conduit le doutez. Certes, ce sujet de doute est radicalement désancré, dès lors que corps propre est entraîné dans le désastre des corps. Mais il reste encore quelqu’un pour dire : « j’emploie tous mes soins à me tromper moi-même feignant que toutes ces ensées sont fausses et imaeinaires. PAGF ID OF