le realisme balzacien selon Pierre Barbéris

Mme Nicole Mozet Le réalisme balzacien selon Pierre Barbéris ln: Littérature, N022, 1976. pp. 98-117. Citer ce document / Cite this document : Mozet Nicole. Le réalisme balzacien selon Pierre Barbéris. In: Littérature, N022, 1976. pp. 98-117. dOi : 10. 3406/litt. 1976. 2050 http://mtw. persee. r/web/revues/home/prescript/article/litt 0047 2 2050 OF49 Nicole Mozet, Unive é p g LE RÉALISME BALZAC SELON PIERRE BARBÉ Bien qu’il soit impossible de faire ici un compte rendu détaillé dune œuvre critique considérable par son étendue et son importance nous avons voulu, en choisissant pour pivot la notion de réalisme, faire une nalyse globale. Néanmoins, sans nous interdire de prendre nos références dans l’e nsemble de l’œuvre, nous avons centré notre étude sur Mythes balzaciens.

Car cet ouvrage essentiel, mais relativement bref, a l’avantage de n’être encomb autres œuvres. Mythes balzaciens en effet, qui est daté de 1957-1958, n’a été publié qu’en 1971. On peut certes regretter ce retardement, car la critique balza cienne n’aurait eu qu’à gagner à connaître plus tôt un livre comme Mythes balzaciens. Mais il faut comprendre que ces textes auraient, eux, perdu beaucoup de leur crédibilité si- leur auteur n’avait pas ailleurs onné, en quelque sorte, des garanties universitaires.

Car il ne suffit pas de faire une critique politique, encore faut-il être lu. Qui a jamais pris au sérieux, parmi 1. Bibliographie des ouvrages et des principaux articles de Barbérls : Ouvrages : Aux sources de Balzac. Les romans de jeunesse, Les Bibliophiles de l’orgnale, 1965 — . Balzac et le mal du siècle, 2 vol. (811 p. et 1990 p. ), Gallimard, 1970, (thèse). — Mythes balzaciens, 359 p. , A. Colin, 1971. — Balzac, une mythologie réaliste, coll. ? Thèmes et textes », Larousse, 1971 père Goriot de Balzac, Ibid. , 1972. Le Monde de Balzac, 604 p. Arthaud, 1973 (Prix de la Critique 1973). — René, de Chateaubriand, coll. « Thèmes et textes », Larousse, 1973. De nombreux articles : on en trouvera une liste à la fin du 2* volume de Balzac et le mal du siècle. Certains ont été regroupés en un volume paru aux éditions sociales en 1973 : Lectures du réel (en particulier Mythes balzaciens (l).

Le Médecin de campagne et Mythes b e Curé de village, parus 2 49 (Garnier-Flammarlon), La Cousine Bette, Splendeurs et Misères des Courtisanes (Folio), La Peau de chagrin (texte original de 1831), Le Médecin de campagne. e Curé de village, César Birotteau, La Duchesse de Langeais et La Fille aux yeux d’or (Le Livre de poche). — Une collaboration importante à Histoire littéraire de la France, t. IV, de 1789 à 1848 (Editions Sociales), 2 voi. 98 les professionnels de la littérature, La Comédie inhumaine d’A. Wurmser ?

La Revue d’histoire littéraire de la France n’a pas fait de compte rendu de Balzac et le mal du siècle. Bien sûr, il n’a pas suffi à Barbéris de thèse pour être définitivement lavé de tout soupçon… Même un critique aussi amical que B. Guyon * lui reproche d’être un « militant et meme — horreur ! — un « doctrinaire n. Du moins reconnaît-il qu’il est « onnête Quand on est communiste, gare aux erreurs, même matérielles Il n’a pas fallu à Barbéris moins de deux mille pages pour faire reconnaître son « honnêteté » : sa thèse faisant le poids, il peut désormais espérer être lu.

Balzac et le mal du siècle est un monument que certains n’ont pas résisté ? la tentation de présenter comme un monstre, mais il reste toujours, pour les monuments, un fond de res ect. Ce qui importe à nos veux 49 t enfin redevenu possible définition. 1. Quel réalisme ? Jusqu’en 1960 environ, les historiens4 ont considéré La Comédie humaine comme un réservoir commode de renseignements sur es « mœurs » de la première partie du xixe siècle, renseignements qui avaient la supériorité sur les vraies archives d’être immédiatement utilisables.

La plupart des études littéraires faisant de même, des critiques comme Picon5, Hofmannsthal 6 et surtout Béguin 7 n’ont pas trouvé d’autre issue pour échapper ? l’étouffement du positivisme que de nier le réalisme de Balzac au nom du symbol ismeet du mysticisme. Mais le problème est resté entier : depuis plus de vingt ans, la critique balzacienne, qui a assimilé Béguin sans renoncer pour autant au positivisme, n’est pas sortie de ce débat irritant : qu’est- ce qui inalement l’emporte, chez Balzac, du « fantastique » ou du « réalisme » ?

Dans ce contexte paralysant, les recherches les plus rigoureuses ne pou vaient fournir que des résultats toujours partiels et décevants, et l’on comprend qu’un ouvrage comme celui de Per Nykrog ait été ressenti par Barbérls comme profondément novateur : « Cest dans l’ouvrage de per Nykrog, La Pensée de Balzac, paru en 1965, que nous avons trouvé pour la première fois, après bien des années de lecture et de réflexion, des rap2. Lettre à Pierre Barbéris sur Balzac et le mal du siècle, in Esprit, juillet-août 1971. 3. « P.

Barbéris n’a visible e fort peu d’importance 4 49 bien que ce ne soit guère commode. Mais il est inadmissible que cet index fourmille d’erreurs. » (R. Guise, L’Année balzacienne 1972). Comme quoi, quoi qu’on fasse, on donne toujours quelques « armes à ses adversaires idéologiques », pour reprendre l’expression que Barbéris avait employée à propos de La Comédie inhumaine de Wurmser, dans le compte rendu qu’il en a fait dans L’Année balzacienne 1965 : « J’en veux à Wurmser de donner des armes à ses adversaires idéologiques.

Les petits sourires ne manqueront pas : ce monsieur ne sait pas toujours très bien de quoi il parle ; il ignore, ou il implifie ! Et de triompher, sur des points de détail, pour mettre en cause l’ensemble. » 4. Où Béguin a t-il pris qu’à son époque, les historiens ne lisaient pas Balzac ? (C’est ce qu’il dit dans Balzac lu et relu, Seuil, 1965, p. 42. ) Des historiens comme G. Duby et R. Mandrou recommandent de s’en servir « avec précaution (Histoire de la civilisation française, t. Il, Colin, 1968) ainsi qu’E.

Le Roy Ladurie (préface au Médecin de campagne, dans la collection « Folio »), au contraire de Louis Chevalier (préface aux Paysans, dans « Folio ») qui ne tarit pas d’éloges sur le « document dhis toire » que constitue le roman. . G. Picon, Balzac par lui-même (1956). 6. H. von Hofmannsthal, L’IJnivers de la Comédie humaine. La traduction fran çaise (Ecrits en prose) a paru en 1927. 7. A. Béguin, Balzac visionnaire 1946 . 99 s 9 thèmes fondamentaux d’inspiration et des structures d’expres slon 8. ? Cest donc dans une grande solitude, et soutenu seulement par la passion qu’il mettait à combattre les conceptions de Béguin et l’idéalisme en général, que Barbéris a peu à peu forgé les concepts qui lui ont permis, non pas de résoudre un problème insoluble parce que mal posé, mais de poser le vrai problème : c’est au niveau de l’opposition idéalisme/ atéria lismequ’une réponse peut être apportée, parce qu’il s’agit de concepts clairs, tandis que les notions de fantastique et de réalisme restent vagues tant qu’on ne s’aperçoit pas que, loin de s’opposer l’une à l’autre, elles sont rigoureusement complémentaires.

Les textes de Barbéris nous ont conservé les traces de ce combat, en particulier dans une débauche de définitions, où se lit la hantise — d’ailleurs justifiée — de n’être pas compris : Son réalisme est inséparable de l’inquiétude et de la recherche, que l’on aurait pu croire apanage des idéalismes et des théologies. Comme tout écaniste, il ouvre sur un devenir. (Balzac et le mal du siècle, l, p. 39. Le réalisme, c’est justement cet équilibre ouvert entre description et prophétie, équilibre non pas voulu, préfabriqué, mais organique et en marche (Mythes balzaciens, p. 124). Ily a au moins un point sur le uel Barbéris rejoint Béguin, c’est dans 6 9 échappe au réalisme (IJne Mythologie réaliste, p. 216). Ce refus de l’inventaire et de tout ce qui relève de la description géogra phique ou topographique est à interpréter comme un réflexe de défense non seulement il se trouvait déjà chez Béguin, mais on le trouvera ent chez un critique comme J.

Ricardou, aussi différent de Béguin que Barbéris. Chez ce dernier, qui rappelle d’ailleurs que Balzac reprochait aux historiens de son temps de s’amuser à se demander à quel endroit Hannibal avait franchi les Alpes 9, ce refus du détail va de pair avec l’exigence d’une conception unitaire et globale de l’œuvre balzacienne.

D’où le rejet d’un « réalisme enregistreur et photographique 10 d’un « strict réalisme docu mentaire  » », bref de tout ce que Barbéris appelle « pseudo-réalisme n » ou « infra-réalisme13 Mais si pour lui comme pour Béguin le des criptif ‘oppose au poétique, il s’oppose aussi — et c’est là l’important au « scientifique » : pour lui, le réalisme de Balzac « n’est pas, n’est jamais seulement descriptif, mais scientifique Et il ajoute, ce qui pour moi est secondaire mais pour lui essentiel : « et par là même épique, dans la mesure où la science n’est pas seulement chose froide, mais connaissance, mise en poème 14 C’est me au sens positiviste du OF article à Nykrog dans la Revue d’histoire littéraire de la Trance, janvier-mars 1967, sous le titre . « La Pensée de Balzac : Histoire et structures 9. Myth, balz. , p. 223. 10. La Pensée de Balzac… n R. H. L. F. , janv. -mars 1967. 11. Myth, balz. , p. 54. 12. une myth, real, p. 221 . 13. Ibid. , p. 222. 14. Ibid. , p. 221 100 inadéquate. Il s’agit bien d’une véritable mutation, différence qualitative qui suppose un complet changement d’optique.

La différence, c’est que Barberis dispose, grâce aux outils théoriques fournis par le matérialisme historique, dune définition solide du réel, qui n’a évidemment rien à voir avec le concept positiviste de « réalité historique Est réaliste, en régime capitaliste, tout ce qui dit la vérité, ou du moins ne cherche pas à la cacher, sur les rapports d’exploitation et ‘aliénation qu’im pliquent la domination de la bourgeoisie et le mode de production capitaliste. Pour qu’une œuvre puisse être dite réaliste, il est donc nécessaire et suffisant que « la direction d’ensemble de l’analyse et la transcription du réel demeure radicalement étrangère à toute VISIOn objectivement contre- révolutionnaire, c’est-à-dire mystificatrice quant aux structures 15 La différence entre Balzac esthétiques, Barberis nous invite d’abord à nous interroger sur la fonction idéologique de l’œuvre littéraire.

Sans refaire pas à pas le trajet du critique dont la démonstration écouragée repousse l’une après l’autre toutes les objections, il convient néanmoins de souligner que pour lui, la base réaliste de l’œuvre de Balzac est double : condamnation du libéralisme et reconnaissance de l’économique. On a toujours su — ne serait-ce que parce que la droite ne s’est jamais privée de le rappeler — , que Balzac n’était pas démocrate : la lecture la plus rapide du Député d’Arcis ne peut laisser aucun doute à ce sujet. Mais Barberis montre quelle sorte de démocratie est visée dans Le Député d’Arcis et ailleurs, sans que l’aristocratie, trop faible ou trop comprom vec le pouvoir, soit Jamais épargnée.

II ne méconnaît pas qu’il y chez Balzac une certaine idéalisation de la Restauration, mais, si celui-ci est devenu monarchiste en 1832, ce n’est pas par passéisme. C’est que les positions de droite étaient « alors les plus riches en possibilités critiques 18 Y, et les seules qui permettaient une mse en cause radicale du libéralisme et de la bourgeoisie au pouvoir. Cest contre le libéralisme d’après 1830, celui qui, ayant révélé son véritable visage, ne pouvait plus prétendre qu’il était le mouvement de la liberté et de la démocratie, c’est contre ce 9 émoignage. Réalisme donc, et jusque dans les choix qui laissent l’ombre une partie de la réalité.

Car l’absence, par exemple, des grands ténors de l’opposition parlementaire de gauche n’est pas simple manque, ou caprice d’auteur, mais le signe que Balzac leur refuse le rôle historique qu’ils ont prétendu jouer, pour les rejeter du côté de la légende (c’est-à- dire de l’idéologie) : Que Balzac n’ait pas fait à Manuel ou à Foy la place qu’il a faite, par contre, à Birotteau ou à Nucingen, qu’il ait donné plus d’importance à la boutique et à la banque qu’aux effets de tribune, voilà ce qui est vrai, arce que le vrai xix* siècle, c’est Nucingen et Birotteau, non les orateuts du palais-Bourbon 17. Ne nous hâtons pas trop d’accuser Barbéris de méconnaître la place de l’ima gina. re (qui dépasse de beaucoup l’idéologie) dans la réalité, parce qu’il nous donne aussi, à propos du mythe républicain 18, ou du mythe nap015. Myth. balz. , p. 12. 16. Ibid. , p. 53. 17. Ibid. , p. 97. léonien 19, quelques pages définitives sur la nécessité historique des mythes : Ni Foy ni Manuel ne furent des mythes, tandis que Michel Chrestien est un mythe. Et à ce titre, « ce personna e unique dans La Comédie humaine 0 9