LES ORIGINES DE L’ECRITURE CIORANIENNE. LA PRATIQUE INTERTEXTUELLLE DE LA CITATION Une approche po(i)etique »Remonter aux origines, Ci l’ origine, c’est constater, c’ est analyser un vice de fabrication » Une lecture de l’interieur de l’ceuvre cioranienne, intertextuelle par excellence, suppose une analyse des mecanisrnes de construction et de fonctionnement du texte, une observation sur la maniere de laquelle l’ecrivain emploie la voix (l’une voix a travers laquelle c’est l’univer lettre d’un autre ecri or 28 ecriture ».
Cette dem he po origines de l’ecriture la pratique intertextu texte cioranien. Mallarme) ou la art pour sa propre e a une etude des s ignorer le role de fonctionnement du On se propose une etude sur l’art de la cltation dans l’ceuvre de Cioran, une etude qui commence par une explication des acceptions des deux concepts avec lesquels on opere: l’ art et la citation. L’art represente « l’expression par les eeuvres de l’homme, d’un ideal esthetique; l’ensemble des activites humaines, creatrices, visant a cette expression. (Le Petit Robert) Du point de vue de l’esthetique, l’art est « une nourriture psychique et spirituelle », en tant qu’il represente, du point de vue de l’histoire, 1 Cioran, Cahiers 1957-1972, avant-propos de Simone Boue, publies en 1997. Nous employons le concept d’ecriture dans le sens d’ceuvre litteraire, de creation, du faire du texte artistique mais aussi dans l’acception enoncee par Barthes dans l’essai « Qu’est-ce que l’ecriture? i’ (Le degre zero de l’ecriture, 1953) qui implique une maniere personnelle de penser litterature et suppose des choix.
Ainsi l’ecriture represente-t-elle « le choix de l’aire sociale au sein de laquelle l’ecrivain decide de situer la nature de son langage », un choix fait « sous la pression de l’Histoire et de la Tradition » 153 « un patrimoine socio-culturel' ». Mais l’art se refere aussi aux moyens, aux procedes qui tendent a une fin (syn. acon, maniere). Cette acception va de pair avec les theories poîetiques selon lesquelles l’ art est un travail Instaurateur.
C est a ce niveau a la fois poetique/poïetique que nous voudrions situer l’analyse des mecanismes de la citation de liceuvre cioranienne. La citation (l’intertexte in prresentia), « la repetition d’une unite du discours dans un autre discours », constitue la forme emblematlque de l’intertextualite et caracterise le texte heterogene et fragmentaire. Elle suppose la reproduction d’un enonce (le texte cite) qui se trouve extrait d’un texte-origine pour etre introduit dans un texte d’accueil. La maniere de la uelle Cioran ecrit ses livres partir de ses lectures est te.
Les « emprunts » aux PAGF 7 OF encyclopedique, la culture: le texte litteraire, philosophique, sociologique, economique, psychologique, historique, musical) qui permettent a l’ecriture visee d’y trouver son element generateur (d’une part) et, d’autre part, d’employer le masque d’un autre « acteur » pour jouer son propre role: l’impersonnalisation ». La matiere creatrice de cette impersonnalisation vient du fait que le rnateriau’ (Rene Passeron) inter/textuel » utili se, le fragm ent Rene Passeron, La Naissance d ‘lea re.
Elements de potetique Ed. t Presses Universitaires de Valenciennes, 1996, p. 136. 4 Rene Passeron (Pour une philosophie de la creation, 1989) considere l’impersonnalisation comme une compromission l’auteur, compromission qui figure parmi les autres caracteristiques de la creation (la production d’un objet singulier, un prototype, la production ayant le statut d’une pseudo-personne). 5 Le materiau est un concept fondamental pour la poietique et represente la matiere qui sert ii la fabrication de l’ceuvre artistique.
Les acceptions du terme ainsi qu’une classification detaillee des rnateriaux constituent l’objet d’un chapitre ii pari du livre de Rene Passeron, La Naissance d’Icare (Elernents de poîet ) (1996) ainsi que du tome PAGF avec d’autres materiaux dans des contextes nouveaux. « Toute ecriture est glose et entreglose, toute enonciation repete ». Cioran, en tant qu’ecrivain intertextuel pui se son identite creatrice dans un autre « objet » qui est la Litterature (« Je est un autre »).
Dans son Essai de linguistique generale, R jakobson considere que tout message poetique est une sorte de citation. Le texte est en dialogue avec d’autres textes et les ecrivains, les ceuvres et les lecteurs se trouvent dans un rapport dialogique dans l’espace litteraire. Selon Jacques Derrida « tout igne, linguistique ou non linguistique, parle ou ecrit (au sens courant de cette opposition), en petite ou en grande unite, peut etre cite, mis entre guillemets ; par la il peut rompre avec tout contexte donne, engendrer a l’infini de nouveaux contextes, de facon absolument non saturable.
Cela ne suppose pas que la marque vaut hors contexte, mais au contraire qu’il ny a que des contextes sans aucun centre d’ancrage absolu. Cette citationnalite, cette duplication ou duplicite, cette iterabilite de la marque n’est pas un accident ou une anomalie, c’est ce (normal/anormal) sans quoi marque ne pourrait meme plus avoir de fonctionnement dit normal’. Que serait une marque que l’on ne pourrait pas citer? Et dont l’origine ne saurait etre perdue en chemin ? ??8 L’ecriture de Cioran se presente cornme « une mosaïque de tations » (Kristeva), la discontinuite qui en resulte etant l’une des caracteristiques majeures du texte post/modeme : « L’emplol de la citation est un precede generalise du XXe siecle, qui fait appel a la citation cornme a une modalite de recuperer la re generalise du XXe siecle, qui fait appel a la citation cornme a une modalite de recuperer la reali te culturelle des epoques revalues a l’aide d’un langage qul integre et repete les La litterature represente le regime allographique d’existence des ceuvres d’art (G.
Genette, Figures IV, Paris, Seuil, 1999, p. 34). Genette reprend la theorie de Nelson Goodman (Manieres de faire des mondes, 1992) qui a defini le regime autographique (constitue par les ceuvres « consistant » en objets materiels, comme celles de la peinture, de la sculpture ou l’architecture artisanale) et le regime allographique (qui est celui eeuvres consistant en des objets ideaux, comme celles de la litterature, de la musique, ou de l’architecture sur plans). 8 Jacques Derrida, « Signature, evenernent, contexte », in Marges de la hilosophie, Paris, Ed. de Minuit, 1975, p. 381. 155 formules consacrees ». » La citation? apparaît en tant qu’elernent rup ture (les citations sont enlevees au contexte initial) et de cohesion (les divers discours sont mis face a face). La rupture se distingue dans le texte par les codes typographiques (le decalage de la citation, l’emploi des italiques ou des guillemets ; du point vue de la visibilite/reperabilite de l’insertion d’un texte dans un autre, la citation represen PAGF s OF ro de l’intertextualite » 1 nom de l’auteur et du livre : « ‘L’idole voudrait ne voir jamais son sculpteur, ni l’oblige son bienfaiteur. Baltasar Graciân, L ‘Homme de cour) » (C, 394), le nom d’un personnage representatif : « Si le poeme-fleuve est une aberration, le roman fleuve etant inscrit dans les lois memes du genre. Des mots, des mots, des mots Hamlet lisait sans doute un roman. » (0,908). Le lecteur sai sit la trace d’un autre texte auquel il est renvoye et qu’ est inscrit dans le texte qu’il lit. Pour M.
Riffaterre, « la trace de l’intertexte » se manifeste par l’heterogeneite, mais surtout par l »‘agram-maticalite » (« tout fait textuel qui donne au lecteur le sentiment qu’une regle est violee’ , fait percu comme une eformation de la norme ou une incompatibilite en rap port avec contexte, une alteration de n’importe lequel des systernes du langage – morphologique, syntaxique, sernantique, semiotique; ces agrammaticalites indiquent la presence latente, implicite, d’un corps etranger, qui est l’intertexte). Le lecteur ne do it pas Ioana Ern. etrescu, « Nivele configurative in construirea imaglnii. Tehnica citatului », in Configuralii, Cluj, Ed. Dacia, 1981, p. 246 (ma traduction, D. B. ) 10 La citation est un precede employe non seulement dans le domaine litteraire, Nelson Goodman propose une analyse des types suivants de itation: verbale, iconique (qui se refere au domaine des arts plastiques), musicale, d’un domalne a l’autre, la citation entre genres, la citation des gestes. « En tant que manieres de composer et de construire des symboles, elles font partie des instruments our faire le monde. Il Nathalie PAGF OF elles font partie des instruments pour faire le monde. » Piegay-Gros, Introduction l’intertextualite, paris, Dunod, 1996, p. 45. 156 seulement reperer cette trace, mais aussi doit-il l’identifier 1 ‘interpreter. Faisant appel a une grille de lecture intertextuelle on depasse le concept ancien d’influence (tant employe dans le discours critique raditionnel), l’intertexte etant plutot le texte qui traverse et est traverse par d’autres textes.
Le concept d’intertextualite implique une etude sur « l’impact transformatif’ que chaque mot a sur les autres mots car « il n’y a pas d’reuvre individuelle. L’ceuvre d’un individu est une sorte de nceud qui se produit a l’interieur d’un tissu culturel au sein duquel l’individu se trouve non pas plonge mais apparu » (Michel Butor). il est important d’observer que le discours cioranien est travaille par des fragments de discours venus d’ailleurs, mais il ne les absorbe pas sans les avoir a son tour transformes.
La citation provoque le contact de deux enonces qui se modifient mutuellement a leur rencontre, mais restent quand merne separables, surtout du point de vue formel (par l’ emploi guillemets ou des italique ranien s’enrichit de n’est pas le resultat d’une « addition confuse d’influences », ni « l’elaboration d’un sujet defini d’avance », mais « le travail d’assimilation et de transformation de plusieurs textes opere par un texte centreur garde le leadership du sens » (L Jenny, La Strategie de la forme).
La citation (en francais, en latin, en anglais, allemand, espagnol, roumain et cornmentee ou traduite en francais), inseree dans le exte, « tire son originalite de ce qu’elle n’est jamais l’allegation d’une autori te mais un tete-â-tete dernocratique, une competition ouverte. » (Antoine Compagnon) Montrer a autrui le texte d’un autre, vollà la meilleure maniere de « tisser le sien, de produire un effet poetique inalienable a l’un ou l’autre de ces poles qui pourtant le definissent en le reflechissant. » 12 12 Francois Comilliat, Gisele Mathieu-Castellani, Liiterature, no. 5, Paris, Larousse, 1984, p. 9. « Intertexte phenlx », in 157 Écrire suppose pour Cioran se situer dans un espace qui permet des choix, des combinaisons, un espace au niveau duquel on peut etruire des mots en faveur des autres, un lieu qui favorise le depassement du moi quotidien, biographique: « Ecrire, c’est produire une marque qul constituera une sorte de machine a son tour productrice, que ma disparition future n’empechera pas principiellement de fonctionner et de donner, de se donner a lire a reecrire. ??13 Avant d’etre un createur Cioran est un grand lecteur PAGF 8 OF intertextuel », dans la matiere litteraire d’ou il a preleve les materiaux de son ecriture (des mots, des expressions, des citations en original, et/ou traduites en francais). La grande majorite de ces materiaux est notee dans Cahiers qui peuvent etre lus comme un document poîetique de l’ceuvre en train de se faire (liceuvre a venir), car a part les notations a valeur documentaire, biographique, on y retrouve diverses observations sur les mecanismes de creation de l’ceuvre (le createur qui cree et se regarde creer, le faber sapiens).
Avant d’ecrire sur un sujet quelconque Cioran se propose de relire ses notes de lectures ou des livres de divers auteurs qui avaient ecrit propos du sujet en cause (ex. « Avant de rediger ces notes, je m’etais propose de relire ce que, dans des perspectives differentes, M. Eckhart et Nietzsche ont ecrit sur ‘l’homme noble’. Je n’ai pas execute mon projet, mais je n’ai pas oublie un seul instant que je l’avais concu. » (O, 1579) A distance des annees Cioran relit ses notes, ses commentaires, d’ou il extrait des passages differents, modifient en les re-creant de nouveau.
Sa formule sert bien le dessein intertextuel car l’ ecriture de Cioran est souvent traversee (un carrefour) d’ autres ecritures, d’ autres textes. Dans un meme texte, par l’ecriture de Cioran, par « la seconde main » parlent, Jacques Derrida, Op. cit. , p. 376. « Parce qu’il passe ‘d’un locuteur a un autre, d’un contexte a un autre, d’une collectivite soclale, d’une generation a une autre’, le mot ‘est jamais ‘neutre’. Aussi un locuteur ne rencontre-t-il que ‘des mots habites par des voix des autres’, des mots ‘de•a D locuteur ne rencontre-t-il que ‘des mots habites par des voix des autres’, des mots ‘deja occupes’. Marie Laure Bardeche, Le prlncipe de repetition. Litterature et mode mite, paris, L’Harmattan, 1999, 13 14 p. 12. ) 158 s’expriment des auteurs de divers champs linguistiques et de diverses epoques comme Beckett, Balzac, Blake, Baudelaire, Coleridge, Emily Dickinson, Dostoievski, Fenelon, Fitzgerald, Jaubert, Kafka, Keats, Kierkegaard, Marc-Aurele, Montaigne, Nietzsche, Pascal, Plutarque, La Rochefoucauld, Rilke, Shakespeare, Schopenhauer, Seneque, Tolstoi, Wordsworth, Simone Weil, etc « E. Dickinson: il felt a funeral in my brain’. e pourrais ajouter comme Mlle de Lespinasse ‘de tous les instants ma vie’. Funerailles perpetuelles de l’esprit. » (C, 13) Par les mecanismes de l’ ecriture Cioran opere des modifications de ces materiaux (il les traduit, les deforme, les complete, les met en dialogue avec d’autres materiaux, les fait fonctionner dans des contextes tout a fait differents). Parfois Cioran revient et change merne ses impressions de lecture (en ecrivant l’opposee de ses commentaires initiaux ; par exem le on lit a la page 65 des Cahiers