Le libéralisme contre le capitalisme

LE LffiÉRALlSME CONTRE LE CAPITALISME Valérie Charolles Le libéralisme contre le capltalisme Fayard @ Librairie Arthème Fayard, 2006. to nextÇEge A L, pour 1 Merci à tous ceux dont les conseils m’o «Quel est ton but e or221 Montrer à la mouche l’issue par ou s’échapper de la bouteille à mouches.  » Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques. Sommaire INTRODUCTION 13 L’ÉCONOMIE FACE A SES CONTRADICTIONS 1. Le travail sans valeur l’État . 15. De la richesse 16. De l’espace-temps 183 205 221 235 CONCLUSION 247 La main invisible et le contrat social — • 253 APPENDICE

APPENDICE 2 La théorie de la justice et le libéralisme 263 REFERENCES . ; 271 Introduction Nous ne pensons pas l’économie; nous la subissons. De ce simple fait découlent beaucoup de consequences. L’économie nous apparait comme un tout dont il est impossible de sortir. Et il nous est effectivement très difficile de faire la part des choses entre la pratique, la théorie et les discours en économie. Confondant tout, nous n’arrivons même pas ? nommer clairement le système dans lequel nous évoluons.

Nous sommes en effet largement persuadés de vivre dans un monde libéral, alors que e capitalisme qui nous gouverne n’a ue peu à voir avec la théorie libérale. travail. La concurrence sert alors à garantir que le fonctionnement du marché ne pourra pas déboucher sur des positions de domination mais aboutira au contralre à un équilibre de long terme dans lequel les profits seront modérés et le travail accessible à tous. Ce ne sont à l’évidence pas les fondements sur lesquels repose notre système économique.

Source de toute richesse pour le fondateur du libéralisme, le travail est a priori la référence cardinale de la société. Mais ces positions théoriques et orales n’ont pas de traduction concrète dans les règles qui font fonctionner l’économie. Dans les comptes des entreprises, le travail n’est pas une valeur. Édifiées à la Renaissance, les règles comptables sont le langage de l’économie au quotidien; ce sont elles qui fixent ce qui est une perte et ce qui est un profit pour les entreprises. Or, dans ce langage, le travail est une charge et non pas une richesse.

Notre système économique ne reconnait qu’au capital la capacité de créer de la valeur. C’est en ce sens que l’on peut dire que notre pratique de l’économie est apitaliste et non pas libérale. Elle est même profondément antilibérale. Les entreprises cherchent constamment à se soustraire à la logique de la concurrence pour occuper une position dominante. Ce processus est au cœur des mécanismes boursiers : les profits sont de plus en plus concentrés autour d’un petit nombre dé groupes mondiaux qui absorbent leurs concurrents par fusions-acquisitions successives.

Ce qui permettait aux théoriciens libéraux de proposer une vision équilibrée de la société disparaît 14 dans cette pratique capitaliste. La loi du marché se transforme en 101 du plus fort. Le consommateur mais surtout le salarié sont radicalement perdants. La liberté devient alors pouvoir pour quelques-uns et contrainte pour tous les autres. Et l’État est appelé à réparer après coup les inégalités les plus criantes causées par le fonctionnement du système.

Sortir de l’idéologie Si les contradictions qui animent l’économie ne nous apparaissent pa »s de façon flagrante, c’est fondamentalement parce que nous vivons l’économie sur un mode idéologique. L’économie s’est transformée en un discours extrêmement puissant par rapport auquel il est très difficile de prendre ses istances de façon rationnelle. L’économie est devenue, en quelque sorte, la religion de nos sociétés. Cest une idéologie qui se présente à nous sous la forme de la contrainte.

L’idée que la société est impuissante face aux forces économiques y occupe le devant de la scène. Et le libéralisme et le capitalisme y sont purement et simplement confondus, alimentant un antilibéralisme très largement partagé. Le simple fait de distinguer libéralisme et capitalisme ouvre une autre perspective. À tout confondre, à refuser de reconnaître la dimension idéologique de l’économie, nous nous interdisons en ffet de critiquer les bases du capitalisme et de considérer le libéralisme comme une alternative au système que nous pratiquons.

Cette situation est d’autant plus difficile à expliquer que nous reconnaissons par ailleurs très largement que le libéralisme LE LmÉRALlSME CONTRE LE CAPITALISME base légitime pour une société démocratique. Ily a un très profond paradoxe à ce que le modèle érigé sur le plan polltique se transforme en repoussoir lorsqu’il s’agit d’économie. Interroger l’économie sous un angle philosophique peut justement permettre de changer de regard. s’agit très simplement de constater que la théorie, la pratique et l’idéologie dessinent en économie des espaces imbriqués mais différents. Ils ne forment pas un bloc uniforme, auquel il est très difficile de se soustraire. La science économique peut alors apparaitre comme ce qu’elle est: une science humaine, qui, même si elle s’est dotée d’un appareillage mathématique sophistiqué, ne fait que modéliser le comportement des hommes. Si ces comportements venaient à changer, la science économique devrait s’adapter. ? un certain niveau, ce ne sont donc pas nos comportements qui doivent e conformer aux préceptes économiques mais au contraire les préceptes économiques qui doivent évoluer en fonction de nos comportements. Le moins que l’on puisse dire est que ce n’est pas ce qui se passe dans nos sociétés. Cest tout l’enjeu d’une réflexion sur l’économie que de prendre conscience du fait qu’elle n’est pas un extérieur qui nous échappe mais au contraire une construction dont chacun de nous est quotidiennement partie prenante.

Il n’y a dès lors aucune raison pour que les règles qui la formalisent soient imposées à tous sans discussion possible. Cette idée st explorée par la théorie de la justice de John Rawls et elle peut déboucher sur une vision concrète de ce que serait une économie ouverte au 16 débat: une économie dans laquelle les certitudes assenées par les experts feraient place à une discusslon entre différents choix possibles. Interroger les fondements de l’économie Pour que cette discussion ne conduise pas à une impasse supplémentaire, encore faut-il qu’elle fasse émerger de réelles alternatives.

D’une certaine façon, dès que l’on accepte les définitions de l’entreprise et de l’État qui nous sont données, tout est dit. L’entreprise ne vaut que par son capltal; la sphère publique ne crée pas de richesses. La situation que nous connaissons est le résultat mécanique de ces prémisses : accumulation de valeur autour des éléments financiers, perte de richesse économique du travail, qui génère une crise de financement de l’État. Le salut des salariés provient alors logiquement de leur capacité à devenir actionnaires.

Si nous voulons changer cet état de fait, c’est le disque dur du capitalisme qu’il faut mettre en question au lieu de se contenter d’y instiller des programmes périphériques pour en amodier les effets. Ce disque dur se trouve d’abord dans les principes comptables utilisés par les entreprises et qui servent de base aux statistiques économiques. TI est aujourd’hui non seulement possible mais souhaitable et nécessaire de modifier la place qu’y occupe le travail.

Le scandale suscité par le maquillage des comptes du groupe Emon a montré que derrière les pratiques comptables se cachent des enjeux qui ne sont ni anecdotiques, ni simplement techniques. La nouvelle économie, encore appelée économie de la 17 repose de plus en plus clairement sur le capital humainl• Le fait que ce capital humain soit bsent des comptes des entreprises relève d’une vision dépassée de la croissance.

Tant que nous ne nous interrogerons pas sur ce choix fondamental, les chefs d’entreprise continueront à chercher à réduire leur masse salariale à tout prix – et ils auront raison de le faire d’un point de vue économique. Mais, si le travail devenait une valeur financière, c’est tout le fonctionnement des entreprises qui serait modifié de l’intérieur et les salariés seraient naturellement appelés à participer à leur gestion. De même, nous serlons en droit de considérer l’État comme un acteur économique ertinent et non pas comme une sorte de trou noir qui absorbe la richesse créée par les seules entreprises.

La place qu’il occupe aurait dû conduire l’économie à opérer depuis longtemps ce changement de définition, si les présupposés idéologiques n’étaient aussi forts. L’économie capitaliste nous propose un face-àface entre des entreprlses créatrices de richesses mais incapables de valoriser le travail qu’elles utilisent et un État qui ne crée aucune richesse et répare les inégalités les plus criantes causées par les entreprises. Ce face-à-face peut se déplacer. Cest même a perspective à laquelle le libéralisme nous convie, dès lors qu’on dépasse l’idéologie et que l’on prend au mot ses fondements. . Terme établi par Théodore Schultz en 1958 pour signifier que le travail n’est pas une matière première qui se consume, se détruit durant le processus productif. 18 retracé ici : il part des contradictions qui existent entre notre pratique de l’économie, les théories qui la formalisent, les discours qui se sont sédimentés autour d’elle. Et il aboutit à l’idée que ‘économie peut être construite différemment, sur des bases tout aussi rationnelles ais ouvertes au débat. Ce débat ne doit pas être réservé aux spécialistes.

C’est à ce prix que lion peut retrouver un espace de liberté pour la pensée et l’action, un espace de choix par-delà l’idéologie. ‘ÉCONOMIE FACE À Le travail sans valeur Il Y a deux siècles, le travail était synonyme de prolétariat. L’oisiveté était l’apanage des classes supérieures et les classes dites laborieuses correspondaient à ces catégories socialement marginalisées qu’étaient les ouvriers, les domestiques et les agriculteurs indépendants, la bourgeoisie commerçante restant très minoritaire.

Un siècle plus tard, le panorama a déjà changé: la place prise par les agriculteurs indépendants en France, dans la République des campagnes, temoigne d’une inversion des valeurs entre activité et inactivité. Mais, dans les deux cas, le travail salarié, le travail de celui qui, en termes marxistes, vend sa force de travail à un cap•taliste dans une entreprise, reste peu développé et peu valorisé. Ce n’est qu’au cours du xxe siècle que la situation se renverse et que le salariat devient très largement 23 activités dans le champ du salariat.

Plus profondément encore que cette généralisation du salariat, il ‘est joué sur deux siècles un changement de qualification du travail salarié : dans l’ancien régime, le salarié ne pouvait être autre chose qu’un ouvrier dont était employée la force physique ou, à la rigueur, la dextérité (ce qu’ conduisait d’ailleurs parfois à choisir des enfants pour réaliser certaines tâches). La mutation, à ce titre, fut profonde, même si elle a été lente et tardive.

Elle n’a sans doute été perçue qu’après le second conflit mondial: à mesure que se développaient les entreprises et la division du travail en leur sein, des fonctions d’organisation et de gestion pparaissaient et étaient assurées par des salariés. La fonction publique, avec la figure emblématique de l’instituteur, avait déjà ouvert la voie en ce domaine avant les années 1950, mais ce n’est vraisemblablement qu’à partir de cette date que le cadre d’entreprise est devenu aussi valorisé que le travailleur indépendant. Depuis, l’équivalence entre salariat et fonctions subalternes a largement disparu des mentalités.

Cest un mouvement qui a accompagné, et en quelque sorte rendu possible, la généralisation du travail salarié. S’il avait été cantonné à des fonctions subalternes, le salariat ‘aurait pas pu rencontrer le même succès. 24 LE TRAVAIL SANS VALEUR Le capital humain, mateur de la nouvelle économie Depuis vingt-cinq ans envi RGFg OF des engendré un processus inédit, qui s’est clairement manifesté dans le vocable de la nouvelle économie ou de l’économie de la connaissance au début des années 2000 : l’entreprise et le salarlat peuvent devenir synonymes d’innovation et de création intellectuelle.

Certes, l’entreprise a toujours été un lieu d’organisation du processus de production faisant appel à de nouveaux procédés: c’est le principe même des révolutions industrielles. Mais, usqu’à une période très récente, ces révolutions n’étaient pas le fait des salariés eux-mêmes; l’inventeur restait extérieur à l’entreprise et les innova, tians étaient en quelque sorte imposees aux salariés, qui devaient les faire fonctionner.

Avec l’économie de la connaissance, le travail salarié change de nature: c’est le salarié lui-même qui produit l’innovation au cœur du développement de l’entreprise. La créativité des «ressources humaines» apparaît de plus en plus clairement comme ce qui fait la richesse et la valeur des entreprises. La protection de la propriété intellectuelle ‘affirme alors comme une préoccupation majeure de l’économie.

Qu’il s’agisse des droits d’auteur sur Internet, du copyright pour les logiciels ou encore des brevets dans les biotechnologies, la protection des innovations est devenue un enjeu économique fondamental. L’essentiel de la valeur des entreprises 25 L’ÉCONOMIE FACE À CONTRADICTIONS dans ces secteurs est lié à la propriété intellectuelle créée par leur personnel. Cette nouvelle qualification de l’emploi dans une économie de la connaissance dé asse largement l’utilisation de la force physique du tr ue la concevaient les PAGF ID OF